
P. POULAIN*, V. JOYEUX**
* Département d’Obstétrique et Gynécologie, CHU RENNES
** Service de Néphrologie, CHU RENNES
Pourquoi étudier la fonction rénale pendant la grossesse ?
Certaines pathologies de la grossesse ont une expression rénale (prééclampsie) et les maladies rénales chroniques sont parfois révélées en cours de grossesse. Dans ces derniers cas, le pronostic est dicté par 3 paramètres prédominants : le degré d’insuffisance rénale en début de grossesse, l’HTA et sa sévérité, l’importance de la protéinurie. Tous ces points augmentent la mortalité périnatale, la prématurité, les petits poids de naissance, ainsi que le risque d’altération de l’état maternel (insuffisance rénale terminale dans les mois ou années suivant l’accouchement). L’appréciation de la fonction rénale et de la tension artérielle a une importance majeure pour le dépistage, le diagnostic et la prise en charge de ces pathologies.
Particularités du bilan rénal pendant la grossesse
Il existe dès le 1er trimestre de grossesse une augmentation de
l’ordre de 50 % de la filtration glomérulaire et du débit
plasmatique rénal : l’étude de la fonction rénale s’en trouve
modifiée. La clairance de la créatinine (capacité d’épuration
plasmatique par les reins) atteint des valeurs allant de 110 à 150
ml/min ; en conséquence, le taux de créatinine plasmatique est
inférieur à 80 µmol/l. L’élimination urinaire du glucose, des
bicarbonates et de l’albumine est augmentée ; la natrémie est basse
contribuant à diminuer l’osmolalité sérique. Enfin, l’anatomie de
l’appareil réno-urinaire se modifie : les reins sont augmentés de
volume (> 30 %) et les voies urinaires sont dilatées.
Lorsque ce bilan initial est normal et que les examens deviennent
anormaux plus tard dans la grossesse, il s’agit d’une pathologie
liée à la grossesse, en particulier une prééclampsie dont le
pronostic est imprévisible (cf. encadré ). À l’inverse, des
anomalies constatées dès la fin du 1er trimestre indiquent une
pathologie antérieure à la grossesse. Ces deux situations sont très
différentes.
En cas de glomérulopathie préexistante (protéinurie ± hématurie
microscopique), le pronostic est souvent bon, à condition qu’il n’y
ait ni insuffisance rénale ni syndrome néphrotique et en l’absence
de maladie auto-immune. Ce peut être le cas d’une néphropathie à
IgA (maladie de Berger) qui constitue la plus fréquente des
néphropathies glomérulaires primitives de l’adulte jeune et se
manifeste par une hématurie parfois isolée.
La maladie reste longtemps peu symptomatique et sa découverte en
début de grossesse est possible. Elle peut rester stable et ne
donner aucune complication jusqu’à l’accouchement. Ailleurs, elle
évolue en cours de grossesse avec une accentuation de la
protéinurie, une HTA, voire une insuffisance rénale dans les formes
plus avancées. Sa découverte en fin de grossesse évoque, à tort,
une prééclampsie : l’association est possible (prééclampsie
surajoutée).
Définitions de la prééclampsie, |
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Prééclampsie
Formes sévères de prééclampsie
HELLP Syndrome
N.B. : HTA ou protéinurie manque dans 10-15 % des HELLP syndromes |
Dépister : comment ?
La surveillance d’une grossesse normale repose, lors de chaque
consultation, à chaque occasion, sur la vérification de la TA (cf.
encadré ) et d’un dépistage urinaire à la bandelette : c’est ce
dernier point que nous discutons.
Les bandelettes de dépistage urinaire (étude de la glycosurie,
albuminurie, pH, densité des urines, nitrites, hématies,
leucocytes, etc.) sont d’une grande sensibilité à condition d’une
utilisation rigoureuse. Elles doivent être conservées à température
ambiante (T° < 30°C, attention en pays chauds), jamais au
réfrigérateur. Il faut utiliser des urines fraîches (du jour),
obtenues après une toilette génitale, en ne conservant que les
urines du milieu de jet. Le flacon de recueil ne doit contenir ni
conservateur ni détergent. La lecture se fait en utilisant la bande
visuelle colorimétrique et en respectant les temps de lecture (30’’
pour le glucose, 60’’ pour l’ensemble des informations [protéine,
pH, densité…], 1 à 2 minutes pour la leucocyturie) ; l’utilisation
d’un appareil de lecture automatique (photomètre) est plus rapide
et probablement plus fiable.
L’élément central de ce dépistage est la recherche d’une protéinurie à la bandelette
Cette recherche est d’une grande sensibilité, en particulier pour l’albumine dont le seuil de détection est de 60 mg/l. Le résultat est interprété en fonction du contexte, en particulier de la densité urinaire indiquée sur les bandelettes (urines concentrées en cas de densité > 1,030, urines diluées si densité < 1,005) :
– résultat négatif ou traces si les urines sont
concentrées : la valeur négative est alors très fiable ; des
examens supplémentaires ne sont pas nécessaires ;
– présence de traces ou plus sur des urines diluées (densité
< 1,005) : il s’agit vraisemblablement d’une protéinurie
significative qui doit être étudiée au laboratoire ;
– résultat ≥ ++ : il s’agit d’une protéinurie significative à
étudier au laboratoire.
Des faux positifs surviennent en cas d’une lecture de bandelette
au-delà d’une minute, en cas de pH urinaire > 9,0 (infection
urinaire), ou lorsque le flacon de recueil contient un
détergent.
Une bandelette positive doit toujours conduire à
une confirmation au laboratoire
Il faut commencer par éliminer une infection urinaire : lorsque
la recherche de nitrites et de leucocytes est négative sur la
bandelette, une infection urinaire peut être exclue. En cas de
positivité de l’un ou l’autre, il faut faire un ECBU.
En l’absence d’infection urinaire, prescrire un dosage de
protéinurie des 24 heures, rechercher une hématurie (sur la
bandelette et sur le résultat de l’ECBU ; le compte d’Addis est
inutile), étudier la fonction rénale (ionogramme sanguin,
créatinémie, voire électrophorèse des protides…).
La protéinurie des 24 heures, au laboratoire,
doit toujours être interprétée sur un résultat exprimé en
grammes/24 h (jamais en g/litre).
Pendant la grossesse, le résultat est anormal si ≥ 0,3 g/24 h (0,15
en dehors de la grossesse). Cette positivité signifie une atteinte
glomérulaire. En cas de protéinurie importante, un syndrome
néphrotique est défini par une protéinurie > 3 g/24 h avec
hypoalbuminémie < 30 g/l. L’association à une hématurie est de
même classique d’une glomérulopathie.
Dans ces cas, il faut évaluer la fonction rénale,
c’est-à-dire la filtration glomérulaire
L’ANAES (2002) définit l’insuffisance rénale pour un débit de
filtration glomérulaire (DFG) < 60 ml/min/ 1,73 m2 de surface
corporelle, modérée jusqu’à 30, sévère de 29 à 15, terminale si
< 15 ml/min. Ces valeurs ne sont pas strictement utilisables
pendant la grossesse (du fait de l’augmentation du débit
plasmatique rénal) et il faut exiger un DFG > 80 ml/min pour
définir une fonction rénale normale. Cette évaluation se fait par
le dosage de la créatinine plasmatique (valeurs normales < 80
µmol/l pendant la grossesse). Néanmoins, c’est un marqueur peu
sensible d’une insuffisance rénale débutante.
Dans les cas douteux, demander au laboratoire une évaluation par la
formule de Cockroft (encadré ci-dessous) qui estime la clairance de
la créatinine (pour des adultes entre 50 et 75 kg) au 1er trimestre
de la grossesse, avec moins de précision au-delà.
Formule de Cockroft |
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DFG (ml/min) = 1,04 x ([140 – âge] x poids/créat [µmol/l]) (valeurs normales = 95 ± 20 ml/min) |
L’étude du ionogramme sanguin (Na, K, Cl) est dominée par le résultat du potassium
En cas de maladie rénale ou d’HTA, une hypokaliémie signifie un
hyperaldostéronisme qui peut être primaire (syndrome de Cohn) ou
secondaire (sténose de l’artère rénale, intoxication par le
réglisse) : des explorations sont éventuellement orientées vers ces
diagnostics. En cas d’insuffisance rénale, une hyperkaliémie doit
être corrigée, le pronostic vital étant engagé à partir de 6,5
mmol/l.
L’uricémie s’élève avec l’altération de la fonction rénale alors
que la baisse des bicarbonates (HCO3-) traduit une acidose
métabolique qui doit être traitée.
Quand faut-il aller plus loin ?
Lorsqu’une atteinte rénale est diagnostiquée et qu’une recherche étiologique est débutée. C’est, selon les cas, la recherche d’un lupus (facteurs antinucléaires, anticoagulant circulant, recherche d’un antiphospholipide) ou d’un diabète (HGPO), la recherche d’une sténose de l’artère rénale, de calculs urinaires, d’une hypoplasie rénale par l’imagerie rénale (échographie rénale morphologique et Doppler), la recherche d’une microangiopathie thrombotique et des autres pathologies rénales vasculaires (hémolyse, troubles de la coagulation, imagerie d’une nécrose corticale, etc.). Il faut enfin préciser que les biopsies rénales ne sont pratiquement plus réalisées en cours de grossesse, hormis les cas de découverte d’une insuffisance rénale évolutive lors de la 1re moitié de la grossesse : le plus souvent, le prélèvement est effectué dans le post-partum.
Conclusion
Le dépistage systématique, rigoureux et répété des anomalies
urinaires à l’aide des bandelettes est un outil clinique de grande
valeur.
Il doit permettre de reconnaître en début de grossesse une
néphropathie préexistante parfois méconnue et est un élément
essentiel du dépistage de la prééclampsie plus tard dans la
grossesse.
Pour en savoir plus
• Ramin S, Vidaeff A, Yeomans E, Gilstrap L. Chronic renal
diseases in pregnancy.
Obstet Gynecol 2006 ; 108 (6) : 1531-9.
• Beaufils M. Maladies rénales en cours de grossesse.
Traité d’Obstétrique (Cabrol D, Pons JC, Goffinet F).
Médecines-Sciences 2003.
• Sibai BM. Pre-eclampsia, Lancet 2005 ; 365 : 785-99.