Drogues : l’inaudible ministère de la Santé

Paris, le samedi 11 mars 2023 – Le terrible accident provoqué par l’humoriste Pierre Palmade il y a quelques semaines a été un cruel rappel du fléau que constitue l’usage problématique de drogues. Il a mis en lumière la progression de la consommation de cocaïne ces dernières années, ainsi que la diffusion de nombreux produits dits de synthèse dont les risques majeurs sont souvent méconnus.  

Mobilisation très large des services de l’état

Portée par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT) devenue la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), une politique de lutte contre les drogues se développe depuis de nombreuses années en France. Comme le décrit le très complet document de politique transversale établi sur le sujet par les services du premier ministre, cette action mobilise un très grand nombre d’acteurs de l’état : « Une vingtaine de départements ministériels et 28 programmes sont ainsi mobilisés », peut-on y lire. La santé bien sûr est largement concernée et le rapport liste de nombreux investissements dans ce domaine, y compris en ce qui concerne la recherche. « La stimulation de la recherche et la diffusion des productions scientifiques ont fait l’objet d’investissements significatifs, compte tenu de l’importance de pouvoir disposer de données objectives, dans un domaine très marqué par les représentations et les idées reçues » note par exemple ce document transversal.

Déséquilibre ?

Cependant, n’existe-t-il pas un déséquilibre assourdissant entre l’action du ministère de l’Intérieur et celui de la Santé, déséquilibre qui pourrait en partie expliquer certaines des failles de la politique gouvernementale ?  Sur la forme, d’aucuns se plairont à remarquer qu’un grand nombre de formulation de ce rapport mettent en avant la sécurité avant la santé. Ainsi, dans son préambule, on peut lire : « La lutte contre les drogues et les conduites addictives constitue une priorité de l’action publique, afin de protéger nos concitoyens, en particulier les plus jeunes. Problématique sociétale complexe, elle concerne directement la sécurité et la santé des citoyens et constitue un sujet du débat public ». Cependant, la question de la prévention est néanmoins largement abordée (et ce avant celle liée à la répression). Sur le fond, on constate que sur les 28 programmes et missions ministériels impliqués et cités par le rapport, quatre relèvent de la santé ou de l’enseignement et de la recherche et sept concernent la justice, la sécurité, la gendarmerie ou la police (les autres sont liés à la jeunesse, l’administration du territoire, l’aide au développement, les douanes…). Il apparaît surtout que sur les 1,6 milliards d’euros dédiés à la lutte contre les drogues, la majeure partie (autour de 80 %) finance les actions de répression (même si ce budget global ne tient pas compte des dépenses de l’Assurance maladie, concernant directement la prise en charge des patients souffrant d’addiction).

Ne pas se droguer, c’est comme se laver les mains

Cette distorsion se reflète également sur le terrain de la communication. Au lendemain de ce qui est aujourd’hui appelé l’affaire Palmade, nous avons en effet pu être interpellés par plusieurs déclarations du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin qui a souhaité afficher sa détermination à renforcer la lutte contre la drogue et notamment à réduire le nombre d’infractions routières liées à la consommation de substances illicites. Parallèlement, bien que sollicité de toute part, le ministre de la Santé, François Braun s’est montré discret et n’a pas toujours fait preuve de la plus grande clarté. Ainsi, au micro de Laurence Ferrari sur C8 le 1er mars, son discours ne semblait pas emprunt du même esprit de résolution que celui de Gérald Darmanin. Ainsi, alors que Laurence Ferrari lui fait remarquer : « En tant que ministre de la Santé et de la Prévention, on ne vous a pas beaucoup entendu depuis le début de l’affaire, et la triste affaire Pierre Palmade, pour demander une grande campagne de prévention contre la consommation de stupéfiants, lorsque l’on prend le volant, 700 morts chaque année sur les routes. Est-ce que ce n’est pas une grande cause ? », François Braun répond : « Ce qui est une grande cause, en tout cas, c'est de lutter contre toutes les addictions. On parle ici de drogue, mais les addictions aux jeux, les addictions à l’alcool, le tabac, sont aussi des addictions et il faut lutter contre toutes ces addictions. Et pour lutter contre toutes ces addictions, dans le cadre justement de ce ministère de la Santé et de de la Prévention, c’est bien d’aller lutter contre les racines mêmes des addictions, c’est-à-dire pourquoi, pourquoi bascule-t-on dans une addiction ? Je crois que c’est ça qui est essentiel ». Laurence Ferrari renchérit : « La drogue, c'est hyper important (…). Le dernier clip, j’ai cherché, le dernier clip de prévention du ministère, ça date de 2020. (…)  Est-ce qu’il ne faut pas aller plus loin ? Est-ce qu’il ne faut pas aller dans les écoles, dans les collèges, que les médecins expliquent les dégâts que ça provoque sur le cerveau ? (…) On a beaucoup travaillé sur l’alcool et le tabac, et c’est tant mieux, sur la prévention sur ces deux fléaux, maintenant est-ce qu’il ne faut pas mettre un grand coup sur la consommation de stupéfiants, Monsieur le Ministre de la Santé ? ». François Braun détaille alors mais sans donner à voir une véritable politique volontariste : « Je vous le disais, la lutte doit être contre toutes les addictions. (…) Un enjeu majeur, et vous avez raison, il faut aller dans les écoles. J’en discutais hier avec le ministre de l’Education nationale, il faut aménager, le terme est peut-être un peu barbare, les compétences psychosociales de nos enfants. Ça veut dire qu’il faut apprendre à nos enfants à s’apprécier eux-mêmes, à pouvoir discuter avec les autres, à avoir toute cette capacité, déjà eux-mêmes, de résister à ces tentations et ces addictions. Après, bien sûr, l’étape qui doit être parallèle, c’est bien sûr de sensibiliser plus spécifiquement, d’interdire aussi, je crois qu’il y a une partie interdiction, une partie d’application…. (…) Informer sur les dangers de la drogue est bien sûr aussi le rôle de l'école, c'est aussi le rôle des médecins traitants. Mais je vous le redis, il faut que l’on redonne, et c'est ça l'enjeu majeur de la prévention, d'une façon générale. La prévention c'est quoi ? C'est prendre soin de soi. Prendre soin de soi c'est effectivement ne pas consommer de drogues. Prendre soin de soi c'est porter un masque en période épidémique, c'est se laver les mains, c'est se faire vacciner lorsque la vaccination permet d'éviter la maladie » finira-t-il par compléter. Au-delà de la passe d’arme, qui est souvent le cadre de l’interview télévisée, on pourrait suspecter derrière cet échange une forme d’impuissance du ministère de la Santé, qui l’empêche d’aller plus loin que les simples déclarations de bon sens.

Une politique nationale « ambitieuse »

En tout état de cause, beaucoup parmi les acteurs de la lutte contre les addictions, regrettent cette forme d’effacement du ministère de la Santé. Le professeur d’addictologie et de psychiatrie, Laurent Karila qui est beaucoup intervenu ces derniers jours n’a ainsi de cesse d’insister : « Les gens qui consomment de la drogue sont des gens malades. Il faut mettre plus d’argent dans les programmes de soin » et adhérent à la constatation du journaliste Benjamin Locoge selon laquelle « la lutte est pilotée par le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé n’a pas son mot à dire ». Cette semaine, dans une tribune signée par Jean-Luc Romero président de l’association Elus locaux contre le Sida, par différents responsables associatifs, élus et quelques médecins (les docteurs Iris Bichard et Jean-Victor Blanc) l’appel à un sursaut du ministère de la santé concernant le chemsex est clair. « Combien de nos voisins, de nos proches ou de nos collègues de bureau ont-ils perdu pied avec leur consommation ? (…) Combien sont morts pour quelques gouttes de GBL en trop ? En raison de la mauvaise qualité des produits achetés ? Des secours qui n’ont pas été appelés par crainte d’être inquiété par les forces de l’ordre ? Les conséquences de ce phénomène, qui prend de l’ampleur, méritent d’être abordées par une politique nationale ambitieuse : formons nos médecins, nos infirmiers, les pharmaciens et autres travailleurs du milieu de la santé. Ils doivent pouvoir détecter des situations de détresse, accueillir, orienter et conseiller leurs patients. Donnons aux personnes les moyens de poser les questions, de s’informer sans être jugées dans leur pratique, car on ne parvient jamais à régler un problème de santé publique par la moralisation. Généralisons les analyses des produits, venant le plus souvent de Chine, d’Inde, des Pays-Bas ou de Pologne ».

Inertie politique

Ce qui interpelle dans cette tribune, c’est que les pistes envisagées sont loin d’être inédites. Ainsi, concernant l’analyse des produits, la loi de modernisation de santé publique de 2016 avait insisté sur ce point. Cependant, comme le déplorait fin janvier la Fédération addiction, « Malgré l’intérêt de cet outil et son inscription dans le code de santé publique depuis 2016, les intervenants sont toujours en attente des directives gouvernementales. Seuls certains projets font l’objet de financements régionaux, aboutissant à d’importantes inégalités entre territoires ». La Fédération addiction ne peut que déplorer d’une manière générale une forme « d’inertie politique » en ce qui concerne la réduction des risques. Cette même inertie s’observe à propos du chemsex et l’absence de réactions et de décisions adoptées après la réception par le ministère de la Santé en 2022 d’un rapport sur le sujet remis à Olivier Véran.

Controverse sur les actions à mener, pas sur la nécessité d’une direction forte

Cette constatation largement partagée d’une forme d’insuffisance voire d’impuissance des autorités sanitaires face aux problématiques de toxicomanie ne doit cependant pas être comprise comme une opposition systématique entre le judiciaire et le sanitaire. Bien sûr, pour beaucoup d’acteurs la prédominance du judiciaire est une entrave claire à l’action sanitaire et c’est par exemple ce qu’expriment les signataires de la tribune publiée dan Têtu. Néanmoins, certains remettent aujourd’hui en doute la pertinence d’une politique reposant uniquement sur la réduction des risques et plus encore sur une répression à minima. Ainsi, dans le Figaro, récemment, François Diot ancien directeur d’un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD), considérait que l’objectif devait être « la rupture de l’usage » et non pas l’accompagnement. Cependant, là où son discours rejoint ceux qui déplorent l’inefficacité des politiques actuelles c’est lorsqu’il fait le constat d’une absence de cohérence et de direction. Il écrit ainsi : « Par ailleurs, il ne peut y avoir de contradiction entre les ministères en charge de la toxicomanie et de ses effets : santé, intérieur et justice. Or, on constate une incohérence entre les objectifs de ces ministères. Celui de l'intérieur est hostile aux salles de consommation de drogue encadrée car elles sont indissociables du trafic ; celui de la santé est favorable à ces salles comme en atteste son arrêté du 22 janvier 2022 ; et celui de la justice est l'auteur de la circulaire de politique pénale adaptée autour de ces salles, du 13 juillet 2016. (…) Il est nécessaire de prendre en charge les toxicomanes de manière plus ambitieuse qu'elle ne l'est aujourd'hui, avec pour objectif affiché la sortie de l'addiction, le maintien dans l'abstinence et la réinsertion sociale ».

Ainsi, on le voit, si les débats concernant la prise en charge de la toxicomanie restent encore animées et si d’une manière générale cette dernière reste très complexe, l’absence d’une politique sanitaire précise, déterminée et incarnée est probablement un des premiers écueils à corriger pour espérer une meilleure emprise sur ce sujet.


On pourra relire :

Politique de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Projet de loi de finances pour 2022, https://www.budget.gouv.fr/documentation/file-download/14356

L’intervention de François Braun sur C8 : https://www.vie-publique.fr/discours/288471-francois-braun-01032023-acces-aux-soins-deserts-medicaux-covid

Pour enfin une politique de prévention sur le chemsex : https://tetu.com/2023/03/09/tribune-sante-mentale-addiction-sexe-drogue-pour-politique-prevention-chemsex/

Fédération addiction : https://www.federationaddiction.fr/actualites/mesures-de-reduction-des-risques-dans-la-loi-sante-de-2016-ou-on-est-on/

François Diot : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/il-ne-faut-pas-encadrer-la-consommation-de-drogue-mais-y-mettre-fin-20230201

Aurélie Haroche

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Vos réactions (3)

  • Arrêtez avec Palmade, il n'y a pas que lui

    Le 11 mars 2023

    Les médicaments psychotropes avec logo préventif sur la boîte (anxiolytiques, antidépresseurs, opioïdes faibles et forts), le cannabis, toutes les drogues illicites, les licites avec taux maximal identique pour tous (alcool).
    Basta, cela suffit. Il faut interdire la conduite.
    A quand un ministre avec des couilles pour une fois utiles au figuré ?

    Pr émérite André Muller

  • La manipulation, les interêts

    Le 12 mars 2023

    Il serait temps de faire face a la réalité, la prohibition ne marche pas (voir la prohibition de l'alcool au états unis au 20ème siècle), elle favorise les mafieux et la violence, profite à de trop nombreux corps, constitue de façon directe ou indirecte et détourne tout le monde de l'objectif.
    Il légaliser car si autant de gens les utilisent (comme d'autres plus légales), c'est qu'elles répondent à un besoin et une volonté et non a une maladie ; par contre il faut éduquer aider les volontaires et informer.
    On réduira la violence, les petits mafieux vont ouvrir boutiques, paieront des impôts et amélioreront la qualité et la traçabilité.
    Certes il restera toujours une marge irréductible incontrôlable, mais on aura réduit considérablement le problème et l'on pourra avoir une démarche intelligente sur le long terme d'éducation et de traitement de ceux qui le souhaitent.
    Il est temps de sortir de l'infantilisation à tout crin, les trop bien-pensants et autres moralisateurs qui veulent faire le bonheur de leurs idées et souvent de leurs intérêts, ainsi que ceux qui s'octroient le droit de décider et de faire le bonheur des autres, sont délétères pour la démocratie, la liberté et le futur (on le voit bien en ce moment dans un autre contexte).
    Réfléchissez-y car ce n'est qu'un exemple...

    Dr P Wirth

  • La toxicomanie est une maladie

    Le 13 mars 2023

    Nous sommes bien d'accord. Mais...
    Les drogués sont-ils seulement des malades ? Voilà une tout autre question. On peut être victime d'une pathologie et pourtant en être responsable, c'est un problème très courant en médecine. Tout le monde a droit à des soins adaptés à sa situation, mais fermer systématiquement les yeux sur l'implication des patients dans leur santé pourrait être une forme de paternalisme, un déni de moralité sociale, un manque d'équité économique. Cette question très générale, politique et même philosophique, n'a jamais été fait l'objet d'une position claire des institutions médicales (HAS, Ordre, Académie, Assurance-maladie), pas plus que des législateurs.
    Et d'autre part, puisque se droguer est indiscutablement pathologique, ne faut-il pas considérer simplement cette maladie en posant les seules questions qui vaillent :
    - est-elle curable (et l'on doit systématiquement avoir l'abstinence comme objectif) ?
    - ou bien est-elle chronique (et l'on doit vivre avec) ?
    - comment empêcher l'accès aux drogues (et la prévention doit être un impératif) ?
    - et prohiber la consommation des toxiques (au prix de la pénalisation) ?
    Ces questions de santé publique ne sont nullement propres à la toxicomanie. Elles relèvent de considérations médicales très générales sur lesquelles on aimerait, là encore, disposer de recommandations fondées sur des faits, des études et des consensus professionnels - plutôt que sur des idéologies, des dogmes et des préjugés politiques.

    Dr Pierre Rimbaud

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