Administration des médicaments à l’hôpital : à quand un sursaut politique, face à une situation française déplorable ?

Paris, le samedi 4 avril 2015 – Beaucoup déplorent que le projet de loi de santé ait manqué l’occasion de proposer une grande loi réformant notre système de santé, afin d’en améliorer la performance et la sécurité. Les pharmaciens hospitaliers comptent probablement parmi ceux là, car le projet de loi actuellement en discussion à l’Assemblée nationale ne porte nullement le vent de modernisation nécessaire à l’hôpital, pour assurer une véritable sécurité du circuit du médicament. Celle-ci pourrait considérablement s’améliorer grâce à l’adoption d’un système aujourd’hui largement déployé aux Etats-Unis : l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres. Les enjeux de la mise en place de ce dispositif et l’histoire de son déploiement outre-Atlantique nous sont aujourd’hui rappelés de façon très détaillée par François Pesty, pharmacien hospitalier, expert du question du circuit du médicament. Fort de ses constatations confirmant la pertinence de l’utilisation d’un tel système, François Pesty dresse un portrait accablant (et accablé) de la situation française, à mille lieux de l’adoption d’un tel système. Face à ce triste paysage, François Pesty ne peut que déplorer que le projet de loi de santé ne s’emploie nullement à répondre à cet état de fait. Nouvelle confirmation s’il en était besoin des failles multiples de ce texte.

Par François Pesty, Pharmacien, Expert-Conseil « circuit du médicament »*

L’administration des médicaments assistée par la lecture code barres consiste simplement à scanner à l’aide d’un lecteur optique deux codes barres ou datamatrix (code barres bidimensionnel à haute densité permettant de stocker davantage d’information sur une plus petite surface), l’un présent sur le bracelet d’identification du patient, l’autre sur chaque dose unitaire de médicaments avant leur administration (1). Grace à une interface logicielle, les codes lus par le scanner sont comparés aux informations présentes dans la prescription électronique du patient correspondant.

Pourquoi employer cette technologie lors de l’administration des médicaments ?

Cette technologie éprouvée depuis trente ans dans l’industrie et la grande distribution où elle évite un grand nombre d’erreurs tout en améliorant la productivité, lorsqu’elle est appliquée à l’administration des médicaments au chevet des patients, permet de vérifier les « 5 B », encore appelés par les Américains les « 5 droits des patients » : le Bon médicament, au Bon malade, à la Bonne dose, par la Bonne voie, et au Bon moment (2). Contrairement à l’œil humain, le lecteur optique ne se trompe pas. Pour en prendre conscience, il suffit de lire le court texte suivant :

Sleon une édtue de l'Uvinertisé de Cmabrigde, l'odrre des ltteers dnas un mto n'a pas d'ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire soeint à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dans un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujorurs lrie snas porlbème. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle mmêe, mias le mot cmome un tuot. Vuos lesiz en fanrçias et purtonat ccei n’est pas du frianças…

Notre cerveau nous joue donc des tours, en nous permettant de ne pas lire toutes les lettres et de deviner le texte à partir des seules premières et dernières lettres des mots (3). Si nous lisons ce qui n’est pas écrit, nous pouvons aussi ne pas lire ce qui est écrit. De nombreux médicaments peuvent être confondus selon leur consonance, leur écriture ou leur apparence comme l’ont montré plusieurs études et expériences. L’infirmière est par ailleurs souvent interrompue dans ses tâches (patient, famille, médecin, élève infirmière…). Le stress ou la fatigue aidant, les erreurs sont fréquentes.

Avec la lecture code barres, non seulement l’infirmier est alerté en cas de discordance entre les informations scannées et la prescription électronique, mais cette méthode peut aussi l’inciter à dispenser au patient une information spécifique et utile ou à enregistrer une information pertinente avant de tracer l’administration.

Quel est l’enjeu et pourquoi est-il si important ?

En septembre 2014, à Bordeaux, une injection par erreur de chlorure de potassium en intraveineuse directe avec décès du patient a défrayé la chronique (4). Ce drame aurait certainement pu être évité si la technologie de la lecture code barres avait été employée. Les erreurs médicamenteuses sont fréquentes ainsi que les événements indésirables qui y sont liés. Il se produirait en France 0,7 événements indésirables graves (EIG, avec dommages au patient) lié au médicament pour 1 000 journées d’hospitalisation, évitables pour la plupart. L’erreur d’administration représente environ la moitié des erreurs médicamenteuses. Même dans un environnement supposé des plus propices à la sécurisation du circuit du médicament (prescription et administration informatisée, analyse pharmaceutique de l’ordonnance, dispensation individuelle et nominative, cueillette à partir d’armoires sécurisées et informatisées) un taux élevé d’erreurs d’administration a pu être observé (7,5 %). Parmi ces erreurs, 6 % ont été jugées sérieuses ou à impact significatif sur le patient (6). L’infirmière (en France) est sans conteste le professionnel de santé le plus démuni pour gérer le risque d’erreur médicamenteuse et ne peut compter que sur sa seule vigilance de tous les instants pour prévenir toute confusion dans la lecture des prescriptions, des dénominations des médicaments sur les étiquettes ou sur les ampoules, de leurs dosages, de leurs voies d’administration... Il n’est pas sérieux de laisser ce professionnel, le plus exposé au risque d’erreur, livré à lui-même. Ajoutons, même si cela sort du cadre de cet article, que l’infirmière est aussi dépourvue de tout outil / support logiciel pour l’aider dans la préparation des doses à administrer (PDA).

L’Amérique pionnière !

Les USA ont été pionniers dans la mise en œuvre de l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres au chevet des patients. Dès 1995, le Veterans Affairs (organisation fédérale qui gère 151 hôpitaux, 300 centres médicaux et 827 consultations externes, pour 8,8 millions d'anciens combattants  inscrits et une population couverte de 22,3 millions de bénéficiaires…) met en œuvre un système de lecture code barres des médicaments lors de l’administration au patient dans un premier centre médical, celui de Topeka dans le Kansas. En 2000, il achève le déploiement généralisé au sein des 150 établissements de santé placés sous sa responsabilité.

Les Américains ont également été pionniers en ce qui concerne la mise en évidence de l’erreur médicale à l’hôpital comme cause importante de mortalité dans la population générale. En 1999, l’Institut de Médecine (IOM) aux USA publie un rapport historique « To Err is Human » (l’erreur est humaine) dans lequel il estime à 7 000 le nombre annuel de décès attribuables à une erreur médicamenteuse (7). Huit années plus tard, une revue générale réalisée à partir de 35 études portant sur l’erreur médicamenteuse, publiées entre 1990 et 2005, chiffre à 6 % la proportion de patients atteints par une erreur médicamenteuse (8). Plus largement, des experts américains de l’erreur médicale à l’hôpital (dont l’erreur médicamenteuse), viennent de réévaluer fortement à la hausse le nombre des décès dans la population qui y sont liés, sur la base d’une revue générale portant sur quatre études réalisées par "fouille informatique " sur des dossiers patients informatisés de bonne qualité avec des données portant sur les années 2004-2008 (9). Ces experts ont même été auditionnés au Sénat américain en juillet 2014. De 98 000 décès annuels en 1999 (rapport IOM précité et qui portait sur des données datant de 1984), nous serions passés à une fourchette comprise entre 210 000 et 420.000. Cela représente plus d’un décès sur 6, plus de 1000 décès par jour et la 3ème cause de mortalité aux USA, derrière les maladies cardiovasculaires et les cancers.

L’efficacité de la lecture code barres pour intercepter des erreurs d’administration démontrée… encore une fois outre-Atlantique

La plupart des études réalisées dans le but de démontrer l’utilité de l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres ont été conduites aux Etats-Unis. La plus probante a été menée par l’équipe de David Bates au Brigham and Women’s Hospital de Boston, Massachussets, un hôpital de 735 lits de MCO adossé à la fameuse Harvard Medical School, pendant 9 mois en 2005 et publiée dans le non moins célèbre New England Journal of Medicine en mai 2010 (1). Des infirmières spécialement entraînées à l’identification d’erreur d’administration et formées à la méthode dite "d’observation directe", la référence en matière d’audit de pratiques infirmières, ont analysé 14 041 administrations médicamenteuses et 3082 retranscriptions de la prescription, pendant les 2 à 4 semaines précédant le basculement, puis les 4 à 8 semaines postérieures aux mises en place successives de la technologie dans les 35 unités cliniques. Un groupe pluridisciplinaire de médecins, pharmaciens, infirmiers était chargé de caractériser les erreurs identifiées et d’évaluer la gravité de l’événement indésirable qui se serait produit si l’erreur n’avait pas été interceptée (en le classant dans l’une des trois catégories : "cliniquement significatif" , "sérieux" , "mettant en jeu le pronostic vital "). La réduction des erreurs non liées au moment de l’administration a été de 41 % (p < 0,001) après implémentation de la lecture code barres et celle des événements indésirables potentiels liés aux erreurs d’administration de 50,8 % (p < 0,001) et même de 54,1 % (p < 0,001) pour les événements indésirables graves. Les erreurs de retranscription ont été totalement abolies. Des résultats encore plus marqués auraient pu être obtenus si la période d’apprentissage de la technologie par les infirmières et quelques problèmes techniques résolus par la suite n’avaient pas occasionné 20 % de doses de médicaments non scannées en moyenne dans les unités après mise en place de la lecture code barres. Après avoir identifié 11 études d’efficacité de l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres, une méta-analyse que nous avons déjà mentionnée (2), conclut à une réduction de 30 à 50 % des erreurs d’administration et souligne qu’aucune étude n’a observé une augmentation du temps passé par les infirmières à administrer les médicaments. Au contraire, plusieurs études ont même objectivé un temps réduit au profit de davantage de temps consacré aux soins du patient.

Quant aux coûts de mise en œuvre, ils sont modiques. La grande distribution et l’industrie ont vite compris que les gains de productivité et les nombreuses erreurs évitées en faisaient un dispositif extrêmement utile et profitable. Une étude portant spécifiquement sur cet aspect économique, conclut en affirmant que l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres est "coût efficace", le coût des événements indésirables évités étant bien supérieur aux dépenses nécessaires à la mise en œuvre du dispositif.

L’Amérique en action

Face à ces différents résultats, les Etats-Unis décident  alors de créer les conditions d’un déploiement généralisé de la lecture code barres des médicaments au lit des malades

Le 25 février 2004, le Secrétaire d’Etat américain à la Santé annonce que la FDA va rendre obligatoire aux fabricants de médicaments et de produits transfusionnels la présence de code barres sur les conditionnements primaires à compter du 26 avril 2006. La FDA estimait que la nouvelle réglementation sur les codes barres, lorsqu’elle serait complètement appliquée, contribuerait à éviter 500 000 événements indésirables et erreurs transfusionnelles sur 20 ans. L’agence citait une étude conduite dans un centre médical du Veterans Affairs, qui avait observé 5,7 millions de doses administrées sans la moindre erreur médicamenteuse. Le Commissaire (patron) de la FDA faisait aussi cette remarque de bon sens :
 
« Les systèmes codes-barres ont prouvé leur efficacité et leur caractère indispensable dans une myriade d’opérations commerciales et industrielles. Il est temps d’employer ces systèmes dans les situations où ils peuvent sauver des vies ».

Puis, les Etats-Unis généralisent le déploiement de cette méthode à l’ensemble de leurs hôpitaux.

Nous disposons de deux indicateurs publiés sur le déploiement aux USA de la lecture code barres au chevet des patients pour assister l’administration des médicaments. L’enquête annuelle de l’Association américaine des pharmaciens hospitaliers (ASHP) dont les résultats sont publiés en mai dans la revue de la société savante des pharmaciens hospitaliers précise tout d’abord le déploiement de l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres.

 

La mise en œuvre dans les hôpitaux de la lecture code barres lors de l’administration des médicaments a souvent précédé aux Etats-Unis l’informatisation de la prescription. Ceci explique pourquoi un taux d’équipement très élevé, de 80 % était atteint fin 2013 (L’indicateur 2014 devrait être publié en mai 2015). La courbe de déploiement de l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres aux USA ci-dessus montre bien que la décision de la FDA en février 2004, opposable dès avril 2006, a été l’élément déclenchant. En effet, en 2002, seuls 1,5 % des hôpitaux américains l’avaient déployé. Il est vrai, et nous le verrons plus loin, que les incitations financières pour les hôpitaux et les médecins adoptées en 2009 par l’administration Obama, et mise en œuvre sur la période 2011-2017 ont également boosté ce déploiement…

Le "circuit du médicament informatisé en boucle fermée" (traduction de "Closed loop medication administration "), implique à la fois l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres et l’informatisation de la prescription à l’administration. Cet indicateur, suivi par la société HIMSS Analytics (11), est un bien meilleur indicateur en ce qui concerne la sécurité du patient. En effet, la lecture code barres nécessite d’être interfacée avec la prescription informatisée pour permettre d’intercepter des erreurs d’administration. D’ailleurs, le respect de cette exigence est impératif aux USA pour accéder aux trois plus hauts niveaux d’aboutissement du dossier médical électronique.

Près de 3 000 hôpitaux sur 5 467 (54,3%) avaient déjà implémenté le circuit du médicament informatisé en boucle fermée fin 2014. A ce rythme, le déploiement sera achevé dans les trois années qui viennent…

Des efforts déjà récompensés

L’AHRQ (Agency for Healthcare Research and Quality), équivalent à notre Haute Autorité de Santé, a publié en décembre 2014, des résultats spectaculaires, les premiers qui soient aussi encourageants, obtenus grâce à l’investissement réalisé outre-Atlantique dans l’hôpital numérique. Sur la seule année 2013, 6000 décès et 300 000 événements indésirables liés à des erreurs médicamenteuses auraient été évités par rapport à l’année 2010, prise pour point de départ, épargnant 1,5 milliard de dollars de dépenses associées. En cumul sur les années 2011, 2012 et 2013, 12 000 décès liés à une erreur médicamenteuse auraient été enregistrés en moins, ce qui représente 2,9 milliards de dollars d’économies liées à la iatrogénie médicamenteuse évitée (12). Comment parvient-on à ces chiffres ? La Loi ARRA (American Recovery and Reinvestment Act) a défini un programme d’incitations financières pour accompagner la mise en œuvre du dossier médical électronique (EMR, pour Electronic Medical Records) dans les hôpitaux éligibles (Ceux qui prennent en charge des patients couverts par MEDICARE ou MEDICAID). Pour bénéficier des primes, les médecins et hôpitaux doivent atteindre des cibles d’usage en utilisant des logiciels certifiés. Parmi les critères de certification, les logiciels doivent collecter automatiquement dans les dossiers patients les paramètres nécessaires à l’élaboration d’indicateurs de suivi et les transmettre aux autorités compétentes. Pour la prévention de l’iatrogénie médicamenteuse, cinq familles de médicaments font l’objet d’un recueil d’indicateurs  d’événements indésirables graves, dont les décès : les agents hypoglycémiants (insuline et antidiabétiques oraux) ; la digoxine ; les héparines IV ; les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) et les nouveaux anticoagulants oraux (NACO) ; les antivitamines K. Chaque famille de médicaments surveillée dans les dossiers patients informatisés fait l’objet d’une "fouille informatique" automatisée à la recherche d’indices permettant de lier un événement indésirable (exemple une hypoglycémie sévère, fatale le cas échéant) avec une erreur médicamenteuse (exemple d’indices : la baisse brutale de la glycémie sous insuline chez un patient jusque là stabilisé et suivie d’une perfusion d’un soluté concentré en glucose). Les algorithmes des mesures sont précis et quantitatifs. Ils sont publiés pour le programme financé par MEDICARE. Ces indicateurs sont mis en œuvre depuis l’année 2010. Outre les indicateurs de suivi de l’iatrogénie médicamenteuse, des indicateurs traquent d’autres types d’erreurs médicales : chutes graves, infections sur cathéter, infections sur sonde urinaire, ulcères de stress… Le but étant d’objectiver l’utilité de la mise en œuvre du dossier patient électronique dans la lutte contre l’erreur médicale, reconnue comme enjeu sanitaire prioritaire aux USA.

Parallèlement à ces indicateurs de résultats de santé, le dispositif de suivi comporte aussi des indicateurs pour suivre l’atteinte des cibles d’usage fixées comme objectifs aux professionnels de santé et aux hôpitaux. L’appropriation, c'est-à-dire l’application par les professionnels de santé en routine des fonctionnalités ou services correspondant aux cibles d’usage doit être considérée comme autant de moyens d’améliorer la santé des malades pris en charge. Ce qui doit pouvoir se vérifier par l’amélioration des indicateurs de résultats. Un tableau récapitulatif accessible en ligne sur le site du ministère américain de la santé (13), liste l’ensemble des cibles d’usage et précise pour chacune l’objectif, les formules de calcul pour juger de leur atteinte, et les exigences à satisfaire pour la certification.

Parmi les fonctionnalités faisant l’objet de cibles d’usage et en rapport avec la réduction de l’iatrogénie médicamenteuse, nous retrouvons : la saisie informatisée des prescriptions de médicaments, l’utilisation d’aide décisionnelle (permettant notamment de détecter les allergies médicamenteuses, les interactions entre médicaments), bien évidemment l’administration des médicaments assistée par la lecture code barres couplée avec l’informatisation de la prescription et de l’administration, mais aussi la possibilité de créer et transmettre une prescription électronique pour la sortie du patient, ainsi que la conciliation des traitements en cours du malade à son entrée à l’hôpital ou lors de son transfert depuis un autre établissement (14).

Pendant ce temps, en France, une situation déplorable

Parallèlement aux développements observés aux Etats-Unis, en France, les tergiversations sont préjudiciables à la sécurité de nos patients et résidents. Notre pays ne s’est pas encore engagé dans la voie tracée par l’oncle Sam, endormi par un vieux classement flatteur, mais assurément obsolète, réalisé par l’OMS, et sans doute insuffisamment à l’écoute des expériences menées dans d’autres pays.

Les conditions nécessaires au déploiement de la lecture code barres au lit des malades ne sont même pas encore réunies chez nous. La situation en France est absolument déplorable. L’inadaptation des blisters de comprimés ou autres gélules, conçus pour l’officine de ville, aux besoins spécifiques des établissements sanitaires et médico-sociaux, est totale.  En effet, l’absence de conditionnement unitaire hospitalier, malgré les demandes insistantes des pharmaciens des hôpitaux, jamais satisfaites depuis 1984, fait qu’après découpe du blister, les médicaments ne peuvent plus être identifiés une fois sur deux. Les pharmacies à usage intérieur qui ont mesuré cette menace permanente pour la sécurité des patients, chiffrent entre 44 % et 47 % la proportion de médicaments sous forme orale sèche solide qui ne sont pas présentées par les industriels qui les fabriquent en conditionnement unitaire hospitalier (15). (Un tel conditionnement doit mentionner le libellé du médicament, son numéro de lot et sa date de péremption derrière chaque unité thérapeutique : comprimé, gélule…).

Pour palier à l’absence de conditionnement unitaire, certains établissements se livrent à leurs risques et périls à des opérations de « sur-étiquetage de blisters ». Il s’agit d’imprimer à l’aide d’un logiciel une étiquette que l’on colle sur la plaquette de comprimés ou gélules. Outre le caractère manuel et très chronophage de cette pratique, il est clair qu’en cas d’effet indésirable grave survenant chez un patient, suite à une erreur d’étiquetage, l’industriel serait totalement dédouané et le pharmacien jugé responsable.



Photos empruntées à un programme d’e-learning élaboré par l’OMEDIT-région Centre, en accès libre ici

L’absence fréquente de conditionnements unitaires hospitaliers, la pratique répandue de la déblistérisation des comprimés et gélules dans les piluliers plusieurs heures avant leur administration, le fait que les infirmières soient livrées à leur seule vigilance, explique pourquoi l’on retrouve autant de non-conformité et d’erreurs lors d’inspection de piluliers. Une évaluation des pratiques professionnelles menée dans 25 hôpitaux de la région Poitou-Charentes en a relevé 10 % (374 erreurs sur 3 850 lignes de prescription évaluées) et mis en évidence de très nombreux médicaments non identifiables sur lesquels aucun contrôle n’est possible (16). En Franche Comté, une autre évaluation a dénombré plus de 30 % de médicaments non identifiables dans les piluliers (522 piluliers analysés, correspondant à 7 153 médicaments, dans 11 établissements) (17). Ce laxisme des autorités, qui n’ont pas su (voulu) imposer un cahier des charges aux industriels, ne permet pas en pratique de respecter l’arrêté du 6 avril 2011 (relatif au management de la qualité de la prise en charge médicamenteuse et aux médicaments dans les établissements de santé, consultable sur le site Legifrance : ici) qui stipule que « les médicaments doivent rester identifiables jusqu’au moment de leur administration ». Il fait courir un risque aux patients et place le personnel infirmier dans des conditions de travail inacceptables.

 
Comprimés et gélules déblistérisées dans des piluliers  - Photo prise par l’auteur lors d’un audit


La situation est encore plus catastrophique en ce qui concerne la présence d’un code barres sur les conditionnements primaires à l’hôpital. Sur 572 présentations de médicaments de toutes formes galéniques inscrites au livret thérapeutique d’un établissement francilien, seulement 21 % disposaient d’un code barres sur le conditionnement primaire, et seulement 12 % d’un code barres lisible (18). C’est dire s’il est absolument impossible aujourd’hui, même au plus motivé de nos hôpitaux de déployer cette technologie qui bénéficierait tant à la sécurité de nos patients et résidents.

Malgré tous ces écueils, les pharmaciens hospitaliers maintiennent le cap. Dans un livre blanc  (19) publié en 2013, le syndicat majoritaire des pharmaciens hospitaliers fait le constat suivant : « Les systèmes de lecture optique permettent la vérification de l’identité des médicaments avant leur administration » et a inscrit dans ses objectifs professionnels le fait que « chaque médicament puisse être identifié à l’unité, permettant la lecture de l’ensemble des informations jusqu’à l’étape cruciale de l’administration ». Le Synprefh propose de « S’engager dans l’identification unique selon le standard GS1 tout au long du circuit des produits de santé : médicaments, DM, PSL etc. ». En juin 2010, l’association européenne des pharmaciens hospitaliers (EHAP) réactualisait sa position officielle, réclamant de la part des industriels la production de doses unitaires adaptées à l’usage hospitalier, incluant obligatoirement la présence d’un code barre sur chaque dose. Elle déclarait : « Les pharmaciens hospitaliers en appellent aussi aux décideurs, aux responsables politiques et aux administrations nationales, pour qu’ils introduisent dans les réglementations nationales et européennes les conditionnements unitaires avec code barre ». Rien n’a bougé.

Et pourtant, nous avons su généraliser la lecture code barres pour la délivrance des boites de médicaments en officine de ville.

Un simple avis publié au Journal Officiel le 16 mai 2007 et signé du Directeur Général de l’agence du médicament (avis téléchargeable ici) aura suffi pour qu’à l’échéance du 31 décembre 2010, lorsqu’il aura fallut passer dans les officines de ville d’un code CIP (Club Inter Pharmaceutique, identifiant numérique de chaque présentation de médicament) de 7 à 13 caractères afin d’embarquer aussi le numéro de lot de fabrication et la date de péremption, les industriels se plient à cette nouvelle obligation. Ainsi, en février 2014, plus de 99 % des médicaments à usage humain disposant d’une AMM portaient un code datamatrix sur leurs boites (conditionnement dit "secondaire " ou "externe") selon une étude réalisée par l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris.

Précisons que près de 100 % des pharmacies d’officine et environ 30 % des pharmacies hospitalières (estimation personnelle) scannent les boites de médicaments lors de leur délivrance. Ce qui est peu dans le cas des hospitaliers, puisqu’il est aussi démontré que la lecture code barres pratiquée sur toutes les boites délivrées diminue de plus de 90 % les erreurs de délivrance et de 74 % les événements indésirables graves potentiels liés à ces erreurs de dispensation (20).

Manque de courage politique

S’agissant du conditionnement unitaire hospitalier, il est bien évident que la présence d’un code barres ou datamatrix sur chaque conditionnement primaire règlerait le problème. Interpelé par écrit par la présidente du principal syndicat de pharmaciens hospitaliers, le Ministre Xavier Bertrand en août 2005 a eu l’opportunité qu’il n’a pas saisie de prendre la bonne décision en faveur de la sécurité des patients. D’autant que ses conseillers avaient très bien préparé le dossier. En atteste le début du courrier adressé suite à cette action au Président du LEEM (organisation syndicale des entreprises du médicament) qui exposait parfaitement la situation : « Toutefois aujourd’hui, 50 % des spécialités pharmaceutiques agréées aux collectivités sont présentées en conditionnement unitaire ; ce chiffre est en constante diminution. Les équipes hospitalières sont amenées de ce fait à reconditionner les spécialités pharmaceutiques pour présenter au patient un médicament parfaitement identifiable (…). Cette situation n’est pas satisfaisante. La prévention des erreurs médicamenteuses évitables (…) constitue un enjeu majeur de la politique du médicament à l’hôpital. Les erreurs liées à un conditionnement et un étiquetage non adaptés (…) sont nombreuses (…). La sécurisation du circuit du médicament exige d’individualiser les traitements et de contrôler leur conformité à la prescription médicale jusqu’au stade de l’administration. Seule la présentation unitaire permet d’atteindre cet objectif » (21). Mais, au lieu de prendre une décision opposable sous forme d’un arrêté ou d’un décret, notre champion du "service après-vote" (22), se contenta d’un « Je vous serais très obligé de bien vouloir m’informer des actions engagées dans le cadre de la lutte contre la iatrogénèse médicamenteuse et plus particulièrement de la sécurisation de l’utilisation des médicaments en établissements de santé, pour promouvoir auprès de vos adhérents la présentation unitaire des médicaments agréés aux collectivités ». Dommage. Idem dans le courrier à destination du Directeur général de l’agence du médicament (qu’il limogera après le scandale « Médiator») à qui il fera demander par son Directeur de cabinet (mais, in fine, c’est le directeur adjoint qui signera le courrier…) : « Je vous serais donc gré de bien vouloir demander aux experts de la commission d’autorisation de mise sur le marché de veiller à ce que les spécialités pharmaceutiques agréées aux collectivités soient conditionnées en présentation unitaire ». Cela n’engageait pas à grand-chose.

Deux ans plus tard, un cahier des charges élaboré sous l’égide du Ministère de la santé (sous l’ère de Roselyne Bachelot-Narquin) et de l’agence du médicament, avec les organisations syndicales de pharmaciens hospitaliers et le LEEM, est mis en consultation publique. Enterré, il a disparu du site de l’AFSSAPS devenue ANSM, seul un syndicat de pharmaciens hospitaliers nous permet encore de le télécharger (23).

La Loi de santé - Une occasion unique pour se ressaisir ?

Après examen du Projet de Loi relatif à la Santé rondement mené par la commission des affaires sociales entre les 17 et 19 mars 2015, le texte modifié ne contient toujours rien. Malgré l’existence d’un chapitre intitulé « Innover pour la qualité des pratiques, le bon usage du médicament et la sécurité des soins » figurant au titre III « Innover pour garantir la pérennité de notre système de santé » et malgré 1760 amendements déposés, le nouveau texte, rebaptisé « Projet de Loi de Modernisation de notre Système de Santé », n’améliore en rien la sécurité des soins.

Il est urgent de fixer aux industriels l’obligation d’apposer un datamatrix sur chaque conditionnement primaire des médicaments destinés aux établissements sanitaires et médico-sociaux, avec un délai le plus court possible.

Il est aussi important d’annoncer le déploiement prochain du dispositif en établissements. Si rien n’était fait, nous serons probablement devant le plus grand scandale sanitaire en France, et aurons à déplorer ces prochaines années des milliers de décès et des dizaines de milliers d’événements indésirables graves, pour la plupart évitables.

Le texte de Loi, en procédure accélérée, sera discuté dans l’hémicycle en principe jusqu’au 14 avril (Voir le dossier du projet de Loi sur le site de l’Assemblée Nationale : ici.).

Croisons les doigts pour que le texte qui sera finalement adopté ne s’intéresse pas uniquement à la santé du portefeuille des Françaises et des Français, mais qu’il améliore aussi sensiblement la sécurité de leur prise en charge médicamenteuse.

*François PESTY, Pharmacien, ancien interne des hôpitaux de Paris, a réalisé de nombreuses missions d’audit et de conseil sur la sécurisation du circuit du médicament, la gestion de la PUI et la maîtrise des dépenses pharmaceutiques en établissements de santé. Il a animé une journée de réflexion avec l’équipe HAS en charge de la certification des logiciels d’aide à la prescription à l’hôpital sur leur couverture fonctionnelle au lancement du projet en mai 2008. L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

(1) Effect of Bar-Code Technology on the Safety of Medication Administration. Eric G. Poon et al. N Engl J Med 2010;362:1698-707 . Cliquer ici pour télécharger l’article complet + annexes
(2) Effects of bar code-assisted medication administration (BCMA) on frequency, type and severity of medication administration errors: a review of the literature. J. Hassink et al. European Journal of Hospital Pharmacy 2012; 19: 489–494 : ici.
(3)  « Iatrogénie médicamenteuse: Pérenniser une culture de déclarations ». C. CASTILLO et al. Pharmacie CH ALBERT. Poster N° 126. HOPIPHARM 2013. Lyon, mai 2013. Téléchargeable : ici.
(4) Santé : information judiciaire après la mort d'un patient pour une erreur d'intraveineuse. Le Monde. 12/09/2014. Accès vérifié le 25/03/2015 : ici.
(5) Les événements indésirables graves associés aux soins observés dans les établissements de santé. Philippe MICHEL et al. Dossiers solidarité et santé n°17 - 2010. DREES : ici.
(6) « Evaluation of drug administration errors in a teaching hospital. Sarah Berdot et al. BMC Health Services Research 2012, 12;60:1-8. Téléchargeable : ici.
(7) « To Err is Human - Building a Safer Health System. November 1rst 1999. Institute of Medicine of the National academies. USA.
(8) Krähenbühl-Melcher A; et al. Drug-related problems in hospitals: a review of the recent literature. Drug Safety 2007;30:379–407: ici (résumé)
(9) A New, Evidence-based Estimate of Patient Harms Associated with Hospital Care. A review article. John JAMES. J Patient Saf & Volume 9, Number 3, September 2013. Téléchargeable : ici. Patient Safety Still Lagging. Bridget KUEHN. JAMA Published online August 20, 2014. Téléchargeable : ici.
(10) The Cost of Implementing Inpatient Bar Code Medication Administration. Am J Manag Care. 2013;19(2):e38-e45. Article accessible : ici.
(11) L’indicateur « EMRAM » de suivi de la société HIMSS Analytics est accessible : ici.
(12) Interim Update on 2013 Annual Hospital-Acquired Condition Rate and Estimates of Cost Savings and Deaths Averted From 2010 to 2013. Dossier téléchargeable : ici.
(13) Le tableau listant les cibles d’usage est accessible : ici.
(14) Renforcer la sécurité du médicament à l’hôpital et en EHPAD - Trois propositions d’amélioration de la Loi relative à la santé au plus grand bénéfice de la sécurité des patients et résidents. François PESTY. MySIH N°23, mars 2015,  pages 28-29. Accessible : ici.
(15) Démarche d’amélioration de la prise en charge médicamenteuse du patient en Unité de Soins de Longue Durée (USLD). PUI/USLD/EHPAD CH Firminy. Poster N°31, présenté à HOPIPHARM 2013, Lyon. Téléchargeable : ici. Médicaments à risque : focus sur la présentation unitaire des médicaments. PUI CH Seclin. Poster N°38, présenté à HOPIPHARM 2014, La Rochelle. Téléchargeable : ici. Pharmacie Hospitalière : cap 2020. Synprefh. 15 mai 2013. Téléchargeable : ici.
(16) Réunion annuelle de l’ORMEDIMS, ARS Poitou-Charentes, novembre 2011. Voir pages 39-45 : ici.
(17) Élaboration d’un indicateur de non identification du médicament lors de l’administration au patient. RÉQUA, Mai 2008. Téléchargeable : ici.
(18) Sécurisation du circuit du médicament par l’utilisation des codes à barres standardisés. Georges NICOLAOS et al., CH Coulommiers, GH Est-Francilien. Poster I159 présenté au Congrès « Rencontres CSH 2013 », Marseille, septembre 2013. Téléchargeable : ici.
(19) Pharmacie Hospitalière : cap 2020. Synprefh. 15 mai 2013. Téléchargeable : ici.
(20) Medication Dispensing Errors and Potential Adverse Drug Events before and after Implementing Bar Code Technology in the Pharmacy. Eric G. Poon et al. Ann Intern Med. 2006;145:426-43. Résumé et première page téléchargeables : ici.
(21) L’ensemble des correspondances adressées par le Ministre et son cabinet à la suite de la demande de la Présidente du SYNPREFH, est téléchargeable sur le site du syndicat : ici.
(22) Le ministre mettait toujours un point d’honneur à veiller à ce que les décret et arrêtés d’application d’une Loi ne traînent pas. Voir son discours du 21 septembre 2004 : ici.
(23) Cahier des charges des bonnes pratiques relatives au conditionnement unitaire des spécialités pharmaceutiques destinées en particulier aux établissements de santé. Téléchargeable : ici.

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Vos réactions (4)

  • Inefficacité

    Le 11 avril 2015

    Oui au code barre pour la distribution des médicaments.
    Mais ne pas oublier la transfusion sanguine (les produits sont déjà marqués depuis le millénaire dernier). Et pourquoi pas la carte vitale et la carte du prifessionnel de santé ?
    Une fois de plus on peut applaudir l'efficacité et l'intelligence de toutes les agences et ministères chargés de la santé !

    Dr F Simonneau
    Médecin Anesthésiste Réanimateur
    Inefficacité

  • Affolant

    Le 11 avril 2015

    Pharmacien hospitalier, j'ai vu dans l'hôpital ou j'exerçais, sur la table de nuit d'une patiente, qui était ma mère, un comprimé blanc deblistérisé, difficile à identifier, que l'infirmière avait déposé en disant : "C'est pour midi !" Affolant quand on travaille deux étages en dessous sur la sécurité…Je lui ai interdit de le prendre avant d'avoir vérifié son identité. Mais un seul comprimé identifié dans un service… c'est microscopique compte tenu des risques.

    Françoise Baudry

  • Nos députés et le projet de loi "Santé"

    Le 11 avril 2015

    Dr Pesty,
    Vous aussi vous êtes donc étonné que le projet de loi Santé n'aborde pas du tout cet aspect de la sécurité sanitaire.
    Nous aussi. Avec mes confrères nous sommes sidérés de voir que 35 députés siègent et votent des textes importants, que les discussions enflent sur des sujets comme les "salles de shoot" mais qu'on passe en 5 minutes sur les notions de "service public hospitalier" définies par notre ministre en commun accord avec elle même, des pouvoirs de l'ARS, du rôle central des hôpitaux publics alors qu'ils sont très loin de pouvoir donner l'exemple de gestion et de sécurité (médicamenteuse ou autre), du "testing"...
    Vous appelez à un sursaut politique , moi aussi : 35 personnes sur 577 !

    Dr F.Chassaing

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