Adresse aux Français pour stopper la mise à mort de nos Hôpitaux Publics
Paris, le samedi 12 novembre 2022 - L’épidémie de Covid
a révélé de façon brutale les difficultés auxquelles sont
confrontés depuis des années nos hôpitaux publics. Si chaque
épidémie de grippe contribuait à mettre les équipes sous tension,
la pandémie a été une épreuve d’une ampleur sans précédent et a
fini d’épuiser les dernières ressources, même si au plus fort de la
crise, une inattendue souplesse d’organisation a été remarquée (qui
n’a cependant pas été pérennisée).
Aujourd’hui, ce sont les hôpitaux pédiatriques qui
traversent à leur tour une grave période de turbulence, déjà
annoncée par de nombreuses alertes lors des saisons précédentes.
Aussi, dans ce texte, le Professeur Laurent Thines, neurochirurgien
au CHU de Besançon lance un appel aux Français et à leurs médecins
et infirmiers.
Il y décrit sans nuance ce qu’il dit être « l’état réel
de vos hôpitaux » afin de créer un électrochoc dans
l’opinion.
Si certains considéreront avec réserve les prises de
position qui concluent ce texte, il a le mérite de se faire l’écho
de la souffrance éprouvée par ceux qui, à son service depuis si
longtemps, se désolent de voir dépérir la santé publique dans notre
pays.
Par le Professeur Laurent Thines, neurochirurgien, CHU de
Besançon
Vous, françaises, français, êtes loin de connaître l’état réel
de vos hôpitaux et de savoir les drames humains qui s’y déroulent
chaque jour. Je dresse ici un état des lieux de la situation sur le
terrain pour susciter une réelle prise de conscience de la gravité
des choses et lancer un appel à un sursaut citoyen pour ne pas
accepter l’agonie de notre système de Santé.
En route vers l’A-normalité
On a vu ces derniers jours l’APHP (Assistance Publique
Hôpitaux de Paris) avoir recours à des transferts importants
d’enfants (à minima 31 selon le ministre de la Santé) nécessitant
de la Réanimation Pédiatrique vers la Province et cela parfois à
des centaines de kilomètres de chez eux, comme à Rennes. Du jamais
vu dans notre pays, depuis l’épidémie de Covid 2019 ! Ceci
confirme, si cela était encore nécessaire, l’état de dégradation
avancée de notre système de Santé hospitalier qui n’est même plus
capable d’absorber une banale épidémie de bronchiolite
saisonnière.
Au-delà du drame que cela peut représenter pour des parents
d’être éloignés de leur enfant, il est important de souligner que
transférer des bébés intubés et ventilés sur de longues distances,
parfois en hélicoptère, ajoute un risque non négligeable de
complications, de séquelles voire de décès… Est-ce tolérable en
France ?
On n’est cependant pas étonné que cela se produise au sein de
l’APHP, un des plus grands complexes hospitaliers européens
(excusez du peu), qui a été patiemment dépecé (moyens) puis vidé de
sa substance (soignants) par Martin Hirsch, son ancien directeur.
Lors de sa période de fonction, il a continué d’appliquer, avec il
faut le dire ici beaucoup de zèle, des logiques managériales
toxiques et des mesures d’austérité qui ont fini d’achever la
structure.
Une fois le travail de mise à sac effectué, et en bon
carriériste de Direction Hospitalière, celui-ci coule maintenant
des jours heureux comme vice-président de Galileo Global Education,
la plus grande société privée d’enseignement supérieur en Europe.
Comme pour Mme Buzyn avant lui, qui a été recasée à l’OMS, il n’a
pas eu besoin de « traverser la rue pour trouver un emploi ». Le
système néo-libéral sait comment rétribuer ses meilleurs
fossoyeurs.
Mais ce phénomène, qui peut vous paraître nouveau et
inquiétant, n’est rien en comparaison des drames qui se nouent
chaque jour au sein de vos établissements de « Santé ». Les
soignants, eux, constatent avec amertume et découragement chaque
jour cette dégradation qui s’est accélérée nettement depuis
septembre 2021. Vous ne devez pas vous habituer à
l’A-normalité.
Car il n’est pas normal qu’un patient porteur d’une énorme
hernie discale, et qui s’est vu refuser l’admission aux urgences
d’un hôpital de la Région après appel du 112, finisse par arriver
sur la table d’opération à 5h du matin après un délai de 42h. Ceci
a eu pour conséquence pour lui d’avoir une paralysie des membres
inférieurs et de la vessie, des séquelles l’obligeant aux
auto-sondages urinaires et à marcher avec deux cannes. On imagine
aussi aisément la perte de qualité de vie, les difficultés
psychologiques et corporelles pouvant être associées (trouble
érectile) et les complications sociales (perte d’emploi, difficulté
à se déplacer) qui peuvent en découler.
Il n’est pas normal qu’un homme d’âge moyen qui fait un coma
brutal sur son lieu de travail (BTP) par rupture d’anévrisme
n’arrive sur la table opératoire pour l’évacuation de l’hémorragie
cérébrale et la sécurisation de son anévrisme qu’au bout de 9h de
délai, après un passage par le chaos des urgences, quand on sait
que le centre référent est à 1h de voiture… Nous avons fait notre
maximum pour lui, avec un résultat opératoire excellent, mais des
suites malheureusement dramatiques en raison d’un délai de
compression cérébrale responsable d’une ischémie complète de son
hémisphère gauche et d’une survie impossible sans séquelles
neurologiques majeures et dépendance physique / psychique
totale.
Il n’est pas normal que dans un CHU comme Dijon, une personne
âgée décède récemment, de malnutrition, de déshydratation et
d’alitement, en attendant une opération bénigne pour fracture du
péroné reportée jour après jour aux calendes grecques. Il nous
arrive également dans notre CHU de reporter de plusieurs jours
certains gestes en apparence bénins pour des problèmes d’accès aux
salles opératoires. La semaine passée, j’ai dû reporter, pour
réduction supplémentaire des vacations opératoires, une patiente
souffrant d’une névralgie cervico-brachiale sur hernie cervicale et
qui ne pouvait faire autrement que mettre son bras au-dessus de sa
tête pour se soulager de la douleur. Cela s’est fait à la dernière
minute en raison d’une décision unilatérale de la Direction qui
n’avait pas été transmise aux équipes de chirurgie. J’ai dû
m’excuser auprès de la patiente et ravaler ma colère de subir une
situation que je n’avais pas encore une fois créée.
Il n’est pas non plus normal que dans un EHPAD de la Région,
les soignants qualifiés soient remplacés par des contractuels non
formés qui ont des pratiques totalement déviantes sur nos aînés :
refus de mise au fauteuil, erreur d’administration de médicaments,
utilisation de détergent pour le sol pour la réalisation des
toilettes intimes… situation similaire rencontrée dans certaines
crèches françaises il y a peu, où une employée a administré un
détergent à un bébé qui pleurait trop souvent…
Tout cela est bien A-N-O-R-M-A-L. Et la fréquence avec
laquelle surviennent ce que l’on pourrait appeler «
dysfonctionnements » est réellement inquiétant. Tout cela se
traduit maintenant pour vous et vos proches de façon brutale en
perte de chance, perte de qualité de vie, handicaps, séquelles
voire décès. Nous soignants qui faisons tout sur le terrain pour
maintenir à bout de bras le système hospitalier sommes épuisés de
nous battre seuls, tels des Don Quichottes, contre un système qui
nous broie.
Se tirer une balle dans le pied en fermant des lits
Dans notre service, comme dans tous les services de notre CHU
(et comme dans tous les CHU français), il nous manque selon les
semaines jusqu’à 30 à 50% des infirmières, 25% des
aides-soignantes, 20-40% des vacations opératoires. Nous faisons
notre maximum mais pour maintenir la qualité des soins et la
sécurité des patients et des personnels, nous en sommes conduits à
nous tirer nous-mêmes « une balle dans le pied » en fermant des
lits.
C’est ce que nous avons, dans un cri de détresse, annoncé à la
direction de notre CHU il y a 1 mois. Qu’avons-nous reçu depuis
comme réponse ? Rien, ce qui équivaut à un mépris total. Pourtant,
nous sommes un service d’accueil régional, entendez par là que les
patients de Franche-Comté (1 million 250 000 habitants) n’ont que
Besançon comme centre de recours en neurochirurgie. Pourtant nous
sommes de bons élèves : notre activité génère +500 000 euros de «
bénéfice » (désolé d’employer ainsi le langage de nos bourreaux)
pour le CHU.
Pourtant, depuis 7 ans nous avons donné un nouvel élan à notre
équipe avec un recrutement de praticiens formés à la pointe de la
neurochirurgie (recrutement vasculaire national pour les pontages
cérébraux et les anévrismes géants, endoscopie hypophysaire,
chirurgie tumorale éveillé, chirurgie sous-scanner peropératoire…).
Pourtant, grâce à la rigueur et à de nouveaux protocoles, nous
avons réduit par 2 la mortalité hospitalière et par 3 les
infections nosocomiales… Sommes-nous récompensés pour autant
?
Il n’est pas normal qu’une direction laisse ses équipes seules
au milieu du désert. Ces directions d’hôpitaux, et leurs directeurs
qui ne viennent jamais sur le terrain pour voir les conditions de
travail, sont endoctrinées par leurs logiciels de pensée et de
gestion managériale, déconnectées de la réalité du terrain et
inféodées à une idéologie libérale austéritaire et mortifère qui
consiste à transformer l’hôpital public en entreprise rentable :
transformer un « hôpital de stocks » (les patients) en un « hôpital
de flux » (la durée d’hospitalisation), comme une ligne de
fabrication automobile, le Fordisme appliqué à la Santé.
Ces mêmes directions, qui pleurent maintenant des larmes de
crocodile, en nous disant qu’elles ne trouvent plus de soignants
volontaires pour travailler…pas étonnant quand on voit comment les
Directions les considèrent, comment elles les ont sous-rémunérés
(salaires au rabais, miettes du Ségur, heures sup non payées),
comment elles les ont maltraités (lean-management, rappel sur WE et
congés, ballottement d’un service à un autre, refus de formation
professionnelle…). Maintenant, elles sont totalement dépassées par
la bête qu’elles ont créée en appliquant le doigt sur la couture
les directives de leur Ministère et de leur Gouvernement. Il est
grand temps de redonner du pouvoir décisionnel aux soignants et
agents des hôpitaux dans leur ensemble.
L’incurie gouvernementale et le conte de « l’argent magique
»
Alors, n’attendez pas que Monsieur Macron vous/nous vienne en
aide, lui qui a dit qu’il n’y avait « pas d’argent magique » pour
l’Hôpital (budget annuel de la Sécu 240 milliards). Pas d’argent
magique ? Oui, sauf pour ses amis du CAC 40 qui touchent 20
milliards d’aide par an sans que cela ait eu d’effets notables sur
les embauches, les licenciements, les délocalisations. « Pas
d’argent magique » ? Sauf pour l’évasion fiscale qu’on tolère à
hauteur de 120 milliards par an. « Pas d’argent magique » ? Sauf
pour les sociétés privées qui ont touché 160 milliards d’aide de
l’État en 2021. « Pas d’argent magique » ? Sauf pour les
superprofits qui ont rapporté aux actionnaires 170 milliards
l’année passée. « Pas d’argent magique »…non, que le mépris.
N’attendez pas non plus un miracle de Monsieur Braun qui comme
ses prédécesseurs (Véran, Buzyn, Bachelot, Tourraine, Bertrand) ne
fera que du cosmétique. Vous pensez qu’il développe une prise de
conscience de la situation quand il dit que « l’hôpital est en
difficulté » ? L’hôpital n’est pas « en difficulté », il est
exsangue en soins palliatifs, vidés de ses soignants par 30 ans de
casse et 6 ans d’incurie de ce dernier Gouvernement. Ce ne sont pas
des « missions flashs », de « nouvelles assises de la Santé », un
nouveau « Ségur » qui changeront les choses si on ne change pas de
paradigme, à savoir : la Santé est un des biens les plus précieux,
elle ne doit pas avoir comme unique paramètre la rentabilité, elle
doit répondre aux besoins de la population et elle doit permettre à
ceux qui y travaillent d’être épanouis et rémunérés
dignement.
Piégés ici, entre ces murs, par un système qui nous
aliène
Tout ce qui se passe ici, entre nos murs, est révoltant. Vous
n’en voyez que la partie émergée. Nous ne pouvons pas, après des
années de sacrifices, de réorganisations, d’épuisement, de Covid et
de mobilisations diverses (grèves, manifestations, collectifs,
articles, livres…), continuer à lutter seuls. Nous sommes piégés
ici, entre ces murs, par un système qui nous aliène et liés par
notre vœu d’humanité de soignant. N’attendez pas d’être broyé à
votre tour par la dure réalité quand vous, ou un de vos proches,
serez les victimes de ce qu’est devenu notre système de
Santé.
Tout cela est révoltant ? Alors révoltez-vous ! Faites
pression de toutes les manières possibles sur le Gouvernement, le
Ministère et son Administration hospitalière pour mettre fin à ce
massacre. Il n’est plus temps de savoir « qui est responsable », «
quel est le but recherché », « à qui profite le crime » … le temps
est venu d’agir et de dire STOP !
Même s'il n'y a pas d'argent magique, de l'argent a été redéployé durant ces 25 dernières années, au détriment des soignants, vers une pléthore administrative stérile et qui a montré son pouvoir de nuisance dans la crise du Covid. Pour ne citer que ce que je connais : à quoi servent les 4 500 salariés de l'ARS Rhône-Alpes Auvergne ? Est-ce que 100 personnes, voire zéro, ne seraient pas suffisantes ? Quelles sont leurs grilles salariales ? Car il semble qu'à ce niveau il n'y ait pas de difficultés de recrutement... Depuis le "plan Juppé" les choses n'ont cessé de se dégrader, et ceci quelle que soit la tendance politique du gouvernement. On est simplement passé de la confiance dans la parole et le professionnalisme des soignants (certes faillible, mais seulement à la marge), à une société de surveillance qui nécessite une pléthore de personnel, compétent administrativement, mais totalement ignorant de ce qu'il cherche à évaluer. N'est-il pas temps de transformer ces emplois administratifs en emplois de personnes à tous les niveaux, sur le terrain, au contact et au service des réalités du terrain ?
Dr C Gintz
Hôpital en détresse
Le 12 novembre 2022
M le Professeur, Je suis un MG de terrain exerçant dans un désert médical du Nord ou j’ai accepté l’inscription de 52 patients en 90 jours…. Je conjugue le drame que vous présentez avec celui que je vis au quotidien. Soyez persuadé que notre problème est commun et résulte des choix politiques des dernières décennies sur lesquels nous n’avons que peu d’emprise… Seule la convergence et l’union des demandes de réformes sanitaires peuvent faire bouger les conceptions monolithiques politiciennes. La partie n’est pas gagnée en face de la logique entrepreneuriale de la gestion sanitaire actuelle. La réforme envisageable doit être fondamentale et c’est la raison pour laquelle elle n’a pas encore commencé. Il nous faudrait un « Malraux » de la santé et ce n’est pas pour demain. Avec mes respects confraternels
Dr Varvenne, médecin généraliste
Laurent Thines
Le 12 novembre 2022
C’est tout à fait ça. Les PH sont les pions des EPIC. Terme qui n’est pas une manifestation de gloire : l’hôpital public est un établissement public, jusque là tout va bien, mais industriel et commercial, voilà la cause de son mal. Si c’était à recommencer, je ne referais pas.