Affaire Palmade : ouvrir les yeux

Paris, le samedi 18 février 2023 – Il y a la nuit. Et il y a l’après. Une sonnerie de téléphone à trois heures du matin, c’est forcément une vie qui bascule. L’instant d’avant, la chaleur des draps, les infimes et infinis tracas de l’existence. La seconde qui suit, le gouffre uniquement habité par cette apocalypse. Toutes les nuits, des hommes et des femmes reçoivent le coup de téléphone qui leur annonce la petite main potelée immobilisée au-dessus du vide, le souffle du fils aimé suspendu à une machine, les corps écrabouillés. Toutes les nuits. Et le chauffeur est la très grande majorité du temps un inconnu, un anonyme qui a meurtri tout le reste de votre existence.

Focalisation

3 219 personnes sont mortes sur les routes en 2021 et en ce mois de février ces tragédies quotidiennes sont cristallisées dans l’effroyable accident qui a privé une femme de la joie de devenir bientôt mère et très gravement blessé un homme et un petit garçon. Dans la voiture d’en face, un comédien en déshérence, jadis petit chouchou du public, Pierre Palmade, 54 ans et dépendant de la cocaïne depuis plusieurs décennies. La guerre en Ukraine, les autres conflits, la réforme des retraites, la mort de Rachel Welch, et toutes nos radios et télévisions ne se concentrent pratiquement plus que sur la vie brisée de Pierre Palmade et ce jour où il a emporté dans sa chute trois personnes et toute leur famille, qui n’aspiraient qu’à la tranquillité de l’anonymat d’une vie normale.

Débats sans fin

La fascination répond à des ingrédients simples et beaucoup sont réunis ici.

Il y a la tragédie pure de cet accident de la route, avec notamment l’innocence d’une vie à venir et celle d’un jeune enfant pulvérisée en quelques instants. Il y a la star déchue, dont on pourfend l’égoïsme aveugle de s’être ainsi jeté sur la route. Un voyeurisme facile et malsain se déploie sans attendre : tous les instants, tous les démons de la vie du comédien sont présentés au grand jour et décortiqués, comme s’il y avait dans ce parcours cabossé, un indice qui aurait permis de prévenir le drame.

Comme si on pouvait condamner le coupable, le criminel avant qu’il ne le soit. Comme toujours en France (dans le monde ?) des camps semblent vouloir se dessiner ; il faut s’affronter. Pour ou contre : la famille éplorée ou la riche star dont on redoute qu’elle soit protégée par sa notoriété. Les questions appelant au débat sont, il faut le dire, très nombreuses.

Un fœtus de plus de 28 semaines (et donc viable) doit-il être considéré comme une « personne » (si il a respiré ne serait-ce qu’une seule fois) ou ne faut-il pas prendre le risque de remettre en cause le (fragile) équilibre garantissant le droit à l’avortement par une telle reconnaissance ? Un homme sous l’emprise de cocaïne, dont la conscience est donc nécessairement altérée par la prise de ce stupéfiant et par sa dépendance, un homme malade, peut-il être considéré comme totalement responsable de ses actes, même s'il est évidemment légitime que la conduite sous l'emprise de stupéfiants constitue une circonstance aggravante ? Faut-il créer la notion d’homicide routier pour que la spécificité des accidents de la route soit mieux reconnue par la justice ? Ainsi, cet accident semble nous contraindre à répondre enfin à différentes questions laissées en suspens, en particulier le débat juridique complexe concernant les accidents impliquant des fœtus viables.

Epoque oblige par ailleurs, les discussions et reportages autour de ce fait divers ont également conduit beaucoup à s’inquiéter et à mettre en garde contre un risque de stigmatisation des homosexuels et des consommateurs de drogues. Le voyeurisme facile que nous évoquions s’est en effet focalisé sur certaines pratiques de Pierre Palmade. Il était essentiel pour les addictologues et les membres de la communauté homosexuelle d’insister sur le fait que contrairement à ce que pourrait laisser croire trop hâtivement une des confessions de Pierre Palmade, tous les homosexuels ne se réfugient pas dans la drogue.

Par ailleurs, alors que le « chemsex » a été l’objet de nombreux commentaires, un militant de l’association Aides, Haim Bladou a tenu à préciser : « tous les chemsexeurs ne sont pas dans une dynamique d’addiction et certains contrôlent leur consommation (…). Il existe des Happy chemsexeurs qui prennent un plaisir occasionnel lié à cette pratique ». Beaucoup dans la communauté homosexuelle ont salué ce texte également très pédagogique sur le chemsex. Cependant, tous ne partagent pas cette volonté de relativisme : l’affaire Palmade est plus certainement pour eux l’occasion de diffuser largement leurs craintes. Depuis plusieurs années en effet, les messages d’alerte se multiplient.

Outre ceux assez médiatisés de Jean-Luc Romero dont l’époux est mort d’une overdose après une séance de « chemsex », on rappellera celui du président de l’association Aides, Aurélien Beaucamp intitulé « Ne regardons pas les hommes tomber » publié dans Libération. Il écrivait il y a plusieurs années : « La commercialisation à bas coût et sur Internet des nouvelles drogues de synthèse a ouvert pour les gays une ère de consommation, souvent dans le cadre de marathons sexuels, aussi appelés «chemsex» (pour chemical sex). Les situations de décrochage social et d'overdoses liés à cet usage de drogues se sont accrues ces dernières années, illustrées par les annonces fréquentes de perte de travail ou de décès aussi soudains que prématurés. Il s'agit bel et bien d'une crise sanitaire. (…) User de produits psychoactifs, en contexte sexuel, pour augmenter la désinhibition, les performances, les plaisirs, n’est pas nouveau. Nos communautés ont utilisé les poppers, l’ecstasy, la cocaïne, l’alcool… Il s’agit ni d’être manichéen ni de faire preuve d’angélisme. Il faut une vision pragmatique sans exclusion, appels alarmistes ou jugement. Considérer nos pairs irresponsables est délétère. Nous, militants de Aides, constatons que nos amis, amants, nos pairs tombent à nouveau. Cette crise sanitaire nous impose de revoir le traitement de ces consommations par la communauté, les autorités de santé, le législateur » insistait-il.

Lâcher prise

Quelques temps plus tard, le Dr Thibaut Jedrzejewski médecin généraliste et également homosexuel évoquait lui aussi dans Slate le piège du chemsex. Son analyse faisait écho aux confessions de Pierre Palmade, qui décrivait comment la cocaïne semblait lui permettre de mieux « accepter » ou « assumer » son homosexualité. Bien sûr, beaucoup ont voulu prendre leur distance avec une telle déclaration, rappelant que la grande majorité des homosexuels ne connaissent pas les mêmes démons que l’humoriste. Cependant, l’analyse de Thibaut Jedrzejewski rappelle que cette souffrance, ce type de cheminement ne sont pas isolés.

Il écrivait en 2021 : « Certains de mes collègues et moi voyons arriver chaque jour de nouvelles personnes qui, du fait de l'isolement et de l'ennui provoqués par les confinements et le couvre-feu, se sont mises à consommer des produits psychoactifs, trop souvent en slam (par voie intraveineuse), sans avoir la moindre idée de leurs conséquences. Ces consommations dégénèrent rapidement et envahissent la vie des personnes. Ce qui venait d'abord comme un soulagement s'avère être finalement une confrontation inévitable avec les démons qu'on avait pris soin de laisser de côté. Et nous voyons prendre forme tout ce qui se trouvait plus ou moins latent dans les parcours de ces hommes : le besoin absolu d'évasion, le vide laissé par le sexe et la fête, l'identité subie, le manque d'affection, d'amour, de connexion et la solitude. (…) Ce n'est (…) pas «à cause» de la PrEP et de son pseudo-pouvoir désinhibiteur que le chemsex a émergé. Elle n'a pas libéré d'une cage des fauves affamés. Mais elle a fait tomber le rideau, elle a dévoilé tout ce qui nous pèse encore. Et encore plus que le VIH. Elle nous ramène aux réflexions qui se sont, si ce n'est arrêtées, bien ralenties au début des années 1980. Des explorations sur ce que nous sommes, sur qui définit l'homme homosexuel et comment, qui nous construit, comment est-ce que nous bourgeonnons dans notre société. Et en quarante ans, cette société a changé. Mais nous sommes encore obligés de porter de nombreux bagages, de tirer nos casseroles. L'homophobie n'a plus les mêmes formes, et le VIH, à la fois catalyseur du militantisme pour les droits des malades et la démocratie sanitaire, et du militantisme pour l'égalité des droits, a redistribué toutes les cartes. Dans notre société actuelle, nous avons plus de puissance mais celle-ci est d'autant plus hétérogène. Le lobby gay fait son travail mais nos solidarités sont bancales (…). Malgré ce positionnement (…) nous nous construisons toujours pareils : minoritaires, exclus, seuls, avec le sentiment permanent d'être différents et que cette différence nous rend toujours potentiellement moins bons. Nous sommes encore à la fois les objets de mépris, d'incompréhension et de nombreuses fascinations. Et le chemsex. C'est dans ce contexte de libération et de confrontation qu'il arrive pour soulager cela. Pour nous donner l'impression de ne plus être seuls, pour nous faire vivre de l'harmonie, pour nous rendre amoureux de nos plans sans lendemain. (…) Nous pouvons enfin réconcilier notre sexualité, nos fantasmes, nos plaisirs, nos envies de baiser avec nos besoins de créer du lien, de s'attacher, de se rendre vulnérables et insouciants, sans avoir peur d'en souffrir. Le chemsex donne la sensation d'être en sécurité, entre nous, dans un monde qui ne nous comprend pas. (…) Il y a bien des usagers qui prennent ce type de produits pour la simple explosion du plaisir, pour l'expérience mystique ou pour s'amuser. Mais le «lâcher-prise» n'est jamais bien loin ».

Une maladie dans un angle mort

Cette analyse du Dr Thibaut Jedrzejewski et le sombre destin de Pierre Palmade doivent nous conduire à un autre regard sur les souffrances persistantes de la communauté homosexuelle, alors que différents signaux au sein de notre société (comme le fait qu’un des comédiens préférés des français soit homosexuel…) nous poussent peut-être à croire que les démons intérieurs et extérieurs sont tous morts.

De la même manière, cette déchirante affaire doit ouvrir nos yeux sur le fléau de la consommation de drogues, alors que celle-ci connaît une ampleur inégalée. Il ne s’agit pas seulement de rappeler sa dangerosité pour soi mais aussi pour les autres (l’accident de la famille percutée par Pierre Palmade en est la démonstration la plus glaçante) mais également d’insister sur le fait que la dépendance à la drogue est une maladie. Invité sur plusieurs plateaux ces derniers jours le psychiatre Laurent Karila a tenu à marteler : « L'addiction est une maladie chronique comme un diabète, comme un cancer. Vous êtes traité, mais vous pouvez rechuter ». Il ne s’agit nullement par une telle assertion de minimiser une quelconque responsabilité de Pierre Palmade et de toutes les autres personnes conduisant sous l’emprise de stupéfiant ou de l’alcool.

Mais c’est un message à l’intention des pouvoirs publics et de la société, afin que la dépendance aux substances psychoactives soit enfin réellement considérée comme un enjeu de santé publique majeur, nécessitant une réelle prévention (par exemple en ce qui concerne la conduite sous l’emprise de drogues qui est rarement abordée bien que responsable de plusieurs centaines de morts) mais aussi des efforts pour mettre fin à la stigmatisation afin que les prises en charge soient facilitées et sans doute plus efficaces. Un très long chemin qui verra sans doute se répéter, avant qu’il ne prenne fin, de nombreux autres drames comme celui de la semaine dernière, anonymes ou sur médiatisés.

On pourra relire :

Haim Bladou : https://twitter.com/PatrickThevenin/status/1625412576354922496

Aurélien Beaucamp : https://www.liberation.fr/france/2017/06/13/ne-regardons-pas-les-hommes-tomber_1576584/

Thibaut Jedrzejewski : https://www.slate.fr/story/204533/tribune-urgence-chemsex-hommes-gays-temps-covid-19-sexe-drogues-consommation-aides-medicales

Aurélie Haroche

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Vos réactions (19)

  • Palmade malade ? et quoi encore

    Le 18 février 2023

    Au delà de toutes considération d'appartenance à des groupes qui souhaitent se protéger, il y a la terrible réalité pour les victimes qui sont mortes ou les rescapés traumatisés à vie.
    La loi doit être appliquée comme pour tout citoyen, sans aucune excuse, avec dans ce cas plusieurs circonstances aggravantes.
    Texte officiel Service public :
    Autre cas d'homicide involontaire
    Accident de la route
    L'homicide involontaire commis par un conducteur est puni jusqu'à 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
    S'il y a une circonstance aggravante, le conducteur peut être puni d'une peine pouvant aller jusqu'à 7 ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende.
    S'il y a plusieurs circonstances aggravantes, la peine peut aller jusqu' 10 ans d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende.

    Plusieurs cas sont des circonstances aggravantes :
    Le conducteur a commis une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité, autre que celles mentionnées ci-dessous.
    Le conducteur a commis un délit de fuite.
    Le conducteur était en état d'ivresse ou sous stupéfiants, ou a refusé de se soumettre aux contrôles à même d'établir cet état.
    Le conducteur n'était pas titulaire du permis de conduire ou son permis était annulé, invalidé, suspendu ou retenu.
    Le conducteur roulait à 50 km/h ou plus au dessus de la vitesse maximale autorisée.
    Le conducteur qui a commis un homicide involontaire encourt également des peines complémentaires.

    Dr JG

  • Société de consommation

    Le 18 février 2023

    L'affaire Palmade nous permet de mieux refouler que notre société de consommation (tout est dit dans cette expression) est aussi une addictologie où les objets en tout genre que nous vante la publicité (influenceur d'objets à consommer) sont nos drogues quotidiennes... livrées à domicile en toute légalité ! Tourner le regard vers le cas particulier Palmade permet de ne pas voir qu'il est juste la partie visible de l'iceberg d'un comportement toxicomaniaque quasi généralisé.
    Certes nos objets de drogue ne sont pas les mêmes (sauf tabac et alcool, bouffe ! ce qui n'est pas rien) mais l'appétence toxicomaniaque est là.

    Dr P Bourg

  • La fatigue

    Le 18 février 2023

    Il n'y a pas que des humoristes qui "décident" de prendre le volant alors qu'ils ne sont pas en pleine possession de leur capacités. On connait tous des médecins qui se sont endormis au volant après une garde ou une trop longue journée. Ou ceux qui conduisent la nuit alors que leur vision nocturne n'est plus ce qu'elle était à 12 ans.
    L'irresponsabilité est un continuum.

    Dr J-R Werther

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