
Paris, le samedi 8 octobre 2022 – Dans le quotidien Le Monde,
au printemps 2021, un collectif de responsables d’organisations
prenant en charge des personnes souffrant d’addiction prédisait :
« Nous assistons donc depuis le 17 mai à un nouveau déplacement
des personnes par les forces de police, dans la même indignité pour
les usagers de drogues, reproduisant les mêmes scènes de
consommation, de violence, de détresse physique et psychique,
intolérables pour tous, aussi bien pour les usagers de drogues que
pour les habitants du quartier ou les professionnels du secteur
médico-social. L’étape suivante est écrite, seul le lieu reste
encore inconnu et une énième évacuation aura lieu dans quelques
mois ».
« Comme un jeu de l’oie morbide où chaque emprisonnement,
dispersion, interdiction du territoire, déplace le problème d’une
case » leur faisait écho quelques mois plus tard
l’infectiologue Gilles Pialoux dans une chronique publiée sur le
site Vih.org. De fait, après l’évacuation du jardin d’Eole, des
centaines de toxicomanes se sont retrouvées dès septembre 2021
parqués sur le site de Forceval (à la limite de Paris), dans des
conditions « indignes d’un pays développé, (…) et relégués dans
un no man’s land bordé d’un mur qui constitue le symbole de toute
la politique à leur égard : l’enfermement » dénonçaient au
printemps dans Le Monde, Bernard Basset (président d’Addictions
France, spécialiste en santé publique) et Amine Benyamina
(président de la Fédération Française d’Addictologie, psychiatre,
addictologue).
« Régler le problème du crack »
Cette semaine, le camp de Forceval a donc été à son tour
évacué (comme prévu). Cette opération de police, qui selon les
associations intervenant sur le site s’est faite sans aucune
concertation préalable avec elles, semble être une réponse à
l’injonction faite par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin
au préfet de police de Paris Laurent Nunez lors de sa nomination
cet été. Le ministre avait en effet indiqué au préfet que l’un de
ses principaux objectifs devait être « d’éradiquer le phénomène
du crack à Paris (…) pour que d’ici à un an, le grave problème
sanitaire et sécuritaire que représente le crack soit réglé
».
Commentant cette phrase dans Libération, Pierre-Yves Geoffard,
professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à
l’EHESS avait observé : « On pourrait se féliciter que le crack ne
soit pas abordé uniquement sous l’angle de la sécurité, et que les
enjeux sanitaires soient également évoqués. Pourtant, outre le fait
que le ministre de l’Intérieur n’ait pas vraiment montré jusqu’ici
d’appétence, ni de compétence, pour la santé publique, une telle
feuille de route nécessiterait une précision quant à la priorité
visée. Car il est difficile de tenir ensemble et à égalité ces deux
objectifs ».
Echec sécuritaire flagrant
Aussi, pour un grand nombre de spécialistes de la lutte contre
la toxicomanie, il ne fait guère de doute que l’évocation du
sanitaire n’est qu’un trompe-l’œil et que seul l’aspect sécuritaire
est aujourd’hui privilégié par les pouvoirs publics. Evidemment,
les médecins et professionnels qui prennent en charge les
consommateurs de drogue considèrent que l’accès aux soins doit
guider toute action. « Il faut rappeler clairement que ces
personnes ont avant tout besoin de soins et d’un soutien social,
quelle que soit l’ampleur de leurs difficultés. La France s’honore
d’avoir un système de santé basé sur la solidarité et le soutien
aux plus démunis. Cette solidarité, qui est à la base de notre
système de santé, est d’autant plus indispensable que les
situations sont plus difficiles » écrivent Bernard Basset et
Amine Benyamina.
Cependant, face à la difficulté de la prise en charge de ces
patients (les échecs de sevrage sont plus que fréquents), on peut
comprendre que le politique fasse le choix de la sécurité, celle
notamment des riverains.
Pour autant, la méthode répressive est-elle ici la meilleure
voie ? Là encore, les exemples de ces dernières années, avec
l’inlassable déplacement des sites de consommation et
l’exaspération toujours plus forte des riverains, semblent inciter
à répondre négativement. Pierre-Yves Geoffard remarque : « Si la
priorité est à la sécurité, il s’agit avant tout de lutter contre
le trafic de rue et contre la consommation au grand jour, car ces
deux activités engendrent de fortes nuisances sur le voisinage.
L’insécurité est également nourrie par la production et la
distribution, qui restent aux mains de réseaux criminels. Répondre
à ces enjeux en envisageant une régulation dans un cadre légal
n’étant pas dans l’air du temps, la seule voie annoncée est
répressive, notamment par des interventions policières renforcées
sur les lieux du trafic. On sait pourtant que ces actions ne font
que déplacer le problème. Comme le rappelle le dernier rapport de
l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives
(OFDT) sur le crack à Paris, lors de la fermeture en 2014 du point
de vente très actif de la cité Reverdy, le trafic s’est disséminé
dans tout l’Est-Parisien, et dans de nombreuses lignes de métro
».
Lâchetés
Face à ce dilemme, deux pistes sont fréquemment présentées.
D’une part, donc, la régulation, comme l’évoque Pierre-Yves
Geoffard qui développe : « «Aller vers» ces personnes n’est pas
aisé, et le déplacement récurrent des points de deal n’aide pas à
maintenir une relation de soin déjà difficile. Que la consommation
de crack soit un délit contribue également à éloigner ce public des
structures de soins. Le Portugal, où la consommation de toutes les
drogues est dépénalisée depuis 2001, pourrait inspirer nos
politiques : considérer un usager de drogues non plus comme un
criminel, mais comme une personne ayant avant tout besoin de soins,
permet bien d’améliorer l’accès aux soins et de réduire les risques
liés au produit. Mais pour cela il faudrait une loi, dont on
imagine mal qu’elle serait soutenue par l’actuel gouvernement ou
votée par le Parlement, sans parler du Sénat ».
Puisqu’une telle évolution apparaît donc exclue (notamment
parce que beaucoup pourraient redouter ses effets négatifs sur la
sécurité et sur la santé publique globales), reste celle des salles
de soins de consommation à moindre risque (SCMR), rebaptisées
récemment « Haltes soins addiction » et qui officiellement
semblaient être soutenues par le gouvernement.
Pourtant, au moment des élections législatives, ce dernier a
mis un coup d’arrêt à l’ouverture d’un centre dans l’ouest de
Paris, Amine Benyamina et Bernard Basset avaient alors dénoncé «
les lâchetés » des responsables politiques. Par ailleurs,
aujourd’hui, une dizaine de collectifs de riverains a formé un
recours contre l’arrêté du ministre de la Santé du 26 janvier 2022
qui entérinait la création de ces nouvelles structures.
Not In My Back Yard
Deux points de vue irréconciliables s’opposent en effet,
derrière la dualité globale sanitaire/sécuritaire
Celui d’abord des praticiens qui affirment que les salles de
consommation à moindre risque sont une réponse au double enjeu
sanitaire et sécuritaire. « Outre leur utilité, les SCMR ont montré
combien elles correspondaient à la demande, comme l’a confirmé
l’étude menée par l’Observatoire français des drogues et des
toxicomanies (OFDT) et l’Inserm, pour le compte de l’ARS
Île-de-France.
Où il apparaît que les deux-tiers des consommateurs de crack
sont sans domicile ou hébergés dans une structure sociale et qu’ils
ont des parcours de vie marqués par des traumatismes ayant entraîné
de fortes ruptures sociales, relationnelles et familiales. Sans
compter les comorbidités liées directement ou indirectement à la
consommation (troubles psychiatriques, VIH, hépatite C, brûlures,
etc.) dont il est très peu fait écho en dehors de la presse
médicale.
Évidence sanitaire que conforte la récente analyse
indépendante demandée par la Mildeca à l’Inserm et qui démontre que
les usagers des SCMR sont moins susceptibles que les usagers qui ne
les fréquentent pas de déclarer des pratiques à risque d’infection
(VIH, VHC) ou des abcès, d’avoir une overdose, d’aller aux
urgences, de s’injecter dans l’espace public et de commettre des
délits » résume le professeur Gilles Pialloux.
Mais aussi celui des riverains des SCMR demeurent inquiets et
très réticents. L’expérience des habitants vivant à proximité de la
seule salle de consommation à moindre risque de Paris (à l’hôpital
Lariboisière) ne peut que les conforter dans cette attitude :
constatant la persistance de troubles à l’ordre public aux
alentours de la structure, ils ne peuvent que douter de son intérêt
en termes tant sanitaires que sécuritaires. Et au-delà, même
convaincu théoriquement des bénéfices pour les toxicomanes et pour
la société de ce type de dispositifs, qui souhaiterait, sans
hypocrisie, voir installer un SCMR au coin de sa rue ou à proximité
de l’école de ses enfants ?
Quand les médias se shootent à l’adrénaline
Comment dès lors faire évoluer la question ? Pour Gilles
Pialoux, une des clés est sans doute dans la façon dont
l’information est traitée. Bien sûr, certains pourraient considérer
que de la même manière que l’évocation des « problématiques
sanitaires » est une façon pour certains représentants
politiques de faire l’économie d’une vraie réflexion sur le sujet,
pour les partisans de l’installation de nouvelles salles de
consommation à moindre risque, affirmer comprendre « l’enfer
» des riverains est une façon toute aussi rapide de faire mine
d’avoir pris en considération leur rejet.
Cependant, il apparaît certain que le traitement médiatique
préfère plus souvent se concentrer sur les évènements les plus
sensationnels, sans essayer d’attirer l’attention sur la complexité
des enjeux. Le symbole de cette approche trop parcellaire
résiderait dans l’utilisation du terme « salle de shoot » pour
Gilles Pialloux.
« Force est de constater que d’articles en émissions
d’information continue, les notions de «sanitaire» et de «réduction
des risques» (RdR), voire de « malades », ont totalement disparu du
discours derrière le tout-sécuritaire. Alors même que les trois ne
sont pas antinomiques. Les mots y ont leur importance. Prenons le
terme de « salle de consommation à moindre risque » (SCMR) inscrit
dans la loi no 2016-41 du 26 janvier 2016 dite de modernisation de
notre système de santé. Il a été remplacé, avant même une première
ouverture à Paris Nord en 2016, par celui de « salle de shoot »
avec toutes les connotations péjoratives par rapport à l’offre
médico-sociale que cela induit: « Le gouvernement veut pérenniser
les “salles de shoot” en France » (Le Figaro, 8 juin 2021), « Le
gouvernement simplifie les conditions d’ouverture de nouvelles
salles de shoot » (FranceInfo avec AFP, 18 juillet 2019), « Vers
une pérennisation des “salles de shoot” » (Le Monde, 4 juin 2021,
même si l’appellation SCMR est utilisée dans le corps du texte), «
Marseille: le projet de salle de shoot relancé » (La Provence, 8
février 2021). Même quand le message se veut positif, le terme «
salle de shoot » est utilisé: « Salle de shoot à Paris : “On
n’observe pas de dégradation des statistiques de la délinquance
dans le quartier” » (20minutes.fr, 13 mai 2021) » énumère le
spécialiste des maladies infectieuses.
Au-delà d’une plus grande attention au poids des mots, le
praticien attendrait également des médias qu’ils commentent plus
fréquemment les exemples étrangers et même les solutions existant
en France : « Rappelons qu’il existait avant la crise sanitaire
liée au Covid, plus de 80 SCMR en fonctionnement dans neuf pays de
l’Union européenne, dont les deux salles françaises. L’injection y
est autorisée, mais pas l’inhalation. De tout cela, les médias
parlent peu ou prou » concluait-il.
Ce qu’est vraiment le crack
Parallèlement à cette charge (trop univoque ?) contre les
médias, qui semblent désignés en partie comme responsables de la
difficulté de faire évoluer les peurs de ces « fameux riverains
», personnages désormais incontournables de ce « drame du
crack » (et qui peuvent être chacun d’entre nous), d’autres
semblent vouloir privilégier une approche pédagogique.
Ainsi, sur le site The Conversation, après avoir rappelé que
le crack est une cocaïne base et les effets que cette dernière
provoque, les Pr Nicolas Authier et Laurent Karila insistent : «
La médiatisation des quelques centaines d’usagers de crack
d’Île-de-France, en situation de précarité sociale extrême, ne doit
pas faire oublier le développement des usages sur l’ensemble du
territoire métropolitain, lesquels concernent aussi des personnes
souvent socialement mieux insérées. Après le cannabis, la cocaïne
(sous toutes ses formes) est en effet la deuxième drogue illicite
consommée en France. L’Observatoire français des drogues et
toxicomanies (OFDT) estime à 2,1 millions de Français ayant déjà
expérimenté cette substance, et à 600 000 ceux en ayant eu un usage
dans l’année. Or, environ 5 % des consommateurs de cocaïne peuvent
devenir dépendants au cours de la première année de consommation et
20 % développeront une dépendance à long terme. En parallèle d’une
diffusion croissante de la cocaïne en poudre, les usages de cocaïne
base existent depuis plus de 40 ans en France ».
Une façon de rappeler que si nous pouvons tous être riverains
d’une SCMR, nous pouvons potentiellement être aussi tous
consommateurs de cocaïne, ou parents d’un consommateur de
crack.
Pour s’en persuader on pourra relire les textes de
:
https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/26/crack-a-paris-il-faut-s-inspirer-des-experiences-passees-pas-des-perpetuelles-ideologies-repressives_6081486_3232.html
Gilles Pialoux
Bernard Basset et Amine Benyamina
https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/21/crack-a-paris-le-droit-a-la-sante-est-le-meme-pour-tous-et-en-premier-lieu-pour-ceux-qui-sont-les-plus-en-difficulte-sociale-et-sanitaire_6131400_3232.html
Pierre-Yves Geoffard
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pour-eradiquer-le-crack-a-paris-faut-il-choisir-entre-sante-et-securite-20220727_VJGHIUTIVRETJJAIHCSPB7MS2U/
Nicolas Authier et Laurent Karila
https://theconversation.com/crack-en-region-parisienne-que-faut-il-savoir-sur-cette-drogue-169338Aurélie Haroche