Des bananeraies du Nicaragua au palais de justice de Paris : la trouble histoire du Nemagon

Paris, le mercredi 7 novembre - La question de la toxicité des pesticides taraude notre société. Si les causalités sont souvent difficiles à établir (et plus encore quand on ne se concentre non seulement sur l’exposition des agriculteurs mais également sur celle des consommateurs) et si la sulfureuse réputation de poison des pesticides n’est pas toujours confirmée, il est des situations, pouvant être qualifiées de frauduleuses, où le doute est exclu. Tel est le cas du Dipromo-chloropropane (DBCP), principalement commercialisé sous le nom de Nemagon.

Des signaux initiaux alarmants

Comment le sort terrible d’ouvriers agricoles de plantations de bananes du Nicaragua dans les années 70 et 80 et l’activité du prestigieux cabinet d’avocat parisien FTMS, dirigé par le bâtonnier Pierre-Olivier Sur peuvent-ils être liés ? Tout commence dans les années cinquante quand plusieurs entreprises américaines spécialisées dans la chimie cherchent à commercialiser un produit efficace contre les nématodes qui attaquent les racines des bananiers. Le Dipromo-chloropropane se révèle d’une efficacité redoutable. Cependant, avant même la commercialisation de produits à base de DBCP, les scientifiques engagés par les firmes Occidental Chemical Corporation, Shell Oil Company et The Dow Chemical Company constatent sa grande toxicité chez l’animal. Ils mettent notamment en avant de graves effets sur les fonctions reproductrices et des effets cancérogènes rapides. Pourtant, les firmes ne renoncent pas à la commercialisation du produit, qui arrive sur le marché américain à la fin des années 50. Une dizaine d’années seulement après ses premières utilisations dans la vie réelle, des signaux inquiétants conduisent l’institut américain de recherche sur le cancer à mener de nouveaux travaux, qui confirment la toxicité élevée du produit. Sur la base de ces données, l’agence américaine de protection de l’environnement impose d’abord des restrictions d’utilisation, puis interdit notamment le DBCP aux États-Unis.

Pragmatisme cynique

Le produit a pourtant continué à être utilisé illégalement pendant plusieurs années dans des centaines de plantations de bananes d’Amérique du Sud. Les trois entreprises connaitraient parfaitement les risques mais omettent d’alerter les travailleurs agricoles. Pire, des documents internes de Shell révèleraient que comparant les coûts représentés par des procédures intentées par des ouvriers malades et ceux liés à une destruction des stocks sans utilisation, l’entreprise a considéré qu’un écoulement était préférable (ce qui rappelle notre affaire du sang contaminé).  

Des condamnations sans appel

La constatation par les ouvriers agricoles et leurs épouses de la difficulté de beaucoup d’entre eux d’avoir des enfants a contribué à lancer l’alerte : une étude publiée en 1999 a mis en évidence des taux de stérilité dépassant les 60 % dans certaines plantations du Nicaragua et pouvant aller jusqu’à 90 % aux Philippines, comme l’a indiqué, au cours d'une de presse qui s'est tenue hier à Paris, le professeur de toxicologie Alfred Bernard (Louvain). Le Nicaragua est en pointe dans cette mobilisation. En 1990 est créé le mouvement des Afectados qui sensibilise l’opinion et lance les premières procédures judiciaires. Différentes législations nicaraguayennes adoptées au début des années 2000, concernant l’indemnisation des dommages, les encouragent dans cette voie. En première instance, en appel et devant la plus haute juridiction du pays, sur la base de documents internes révélant leur connaissance de l’extrême toxicité des produits qu’ils ont commercialisés, confirmant leur absence totale d’alerte et de gestion des risques, Occidental Chemical Corporation, Shell Oil Company et The Dow Chemical Company ont été condamnées. La dernière décision en 2006 établissait à 805 millions de dollars le montant des indemnisations devant être versées à 1234 ouvriers agricoles.

Pourtant, aujourd’hui, aucune somme n’a été versée. Ayant épuisé tous leurs recours, les trois firmes ont quitté le Nicaragua et n’y possèdent plus aucun actif, devenant ainsi impossibles à saisir. Face à cette situation, les avocats nicaraguayens et américains se sont tournés vers la France, afin qu’elle engage une procédure d’exequatur. Cette procédure, régulièrement appliquée, permet de rendre exécutoire en France une décision de justice étrangère.

France, terre de justice

Pourquoi choisir la France ? Maître Pierre-Olivier Sur a tout d’abord rappelé combien notre pays est une des plus importantes places de justice dans le monde, « le pays des droits de l’homme et de la vraie justice pour tous ». Par ailleurs, la France et le Nicaragua connaissent des régimes de responsabilités civiles extrêmement proches (le code civil du Nicaragua est quasiment une transcription de notre code civil) qui appartiennent tous deux au droit continental (par opposition à la common law des anglo-saxons). De plus, le caractère international de Paris, qui compte par exemple plus de cabinets d’avocats américains que Londres, lui offre une expérience unique pour proposer des solutions « métissées ». Par ailleurs, « la France détient un leadership incontesté dans le monde en matière de lutte contre les pesticides » rappelle le cabinet FTMS. Enfin, les trois compagnies incriminées détiennent en outre des actifs importants en France et en Europe (la procédure d’exequatur si elle est acceptée peut entraîner une application dans l’Europe entière).

Trois questions de forme

Saisi ce lundi 5 novembre, le parquet de Paris devrait fixer une date d’audience au printemps prochain. Le jugement ne fera pas sur le fond, mais devra examiner trois points : la juridiction du Nicaragua était-elle compétente, les grands équilibres de la procédure (droit de la défense notamment) ont-elles été respectées et la procédure d’exéquatur ne cache-t-elle pas une fraude ? Si une réponse favorable aux plaignants  est apportée, alors le juge français pourra condamner les trois entreprises à allouer les indemnités décidées par la justice nicaraguayenne.

Vers un progrès en matière indemnitaire ?

Affaire d’une grande ampleur en raison du nombre de personnes concernées (tandis que des milliers d’autres au Nicaragua et dans d’autres pays d’Amérique du Sud ont également engagé des procès contre les entreprises concernées), ses résonances sont multiples en France. D’abord, parce que le profil du DBCP est proche de celui du chlordécone, qui présente néanmoins une toxicité moindre : la stérilité induite est ainsi réversible avec le chlordécone, alors qu’elle serait pratiquement permanente avec le DPCP qui vise les tubulaires, tandis que le profil cancérogène est également différent, comme l’a rappelé le professeur Alfred Bernard . Or, une utilisation du chlordécone aux Antilles françaises après son interdiction semble désormais confirmée. En outre, certains, dont Maître Sur, espèrent qu’elle montre « la voie d’un progrès en matière indemnitaire en France » où les montants des dommages et intérêts prononcés sont sans commune mesure avec ceux prononcés au Nicaragua, eux-mêmes bien moins élevés que ceux alloués aux États-Unis.

Aurélie Haroche

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Vos réactions (1)

  • Sur le chlordécone

    Le 08 novembre 2018

    Parlons, non pas du DBCP, mais d’un produit assez analogue quoique de toxicité moindre : le chlordécone. En particulier de son utilisation aux Antilles françaises et de l'accusation, très récurrente ces dix dernières années, et que ce produit provoque un surplus de cancers prostatiques chez l'homme.

    Or les causes du cancer de la prostate humain sont multiples et complexes. Entre les facteurs génétiques (mauvaises photocopies de l’ADN en ARN avec perte des moyens de destruction des erreurs), les facteurs hormonaux (stéroïdes en moindre quantité lors de l’andropause, zone de risque de ce cancer), et les facteurs nutritionnels (jusqu’ici non démontrés).

    Et les facteurs environnementaux, nous y voilà. Notez la complexité. Or les études épidémiologiques analysent une seule cause, pas les autres.

    Sur la base d’observations expérimentales (sur des rats de laboratoires génétiquement modifiés pour ne pas résister au cancer), il a été émis l’hypothèse que des xénobiotiques possédants des propriétés hormonales pourraient contribuer à la survenue de la maladie.

    Luc Multigner Inserm U1085, IRSET, Pointe à Pitre, France, épidémiologiste et toute son équipe, affirment que :

    "L’étiologie du cancer de la prostate résulte des interactions complexes entre les facteurs génétiques, hormonaux, nutritionnels et environnementaux. Parmi ces derniers et sur la base d’observations expérimentales, il a été émis l’hypothèse que des xénobiotiques possédants des propriétés hormonales pourraient contribuer à la survenue de la maladie.
    Les Antilles françaises se caractérisent par une incidence élevée du cancer de la prostate, expliquée, en grande partie, par l’ascendance africaine de la population, ainsi que par une pollution environnementale au chlordécone, entraînant une contamination de la population générale.

    Le chlordécone est un insecticide persistent, cancérogène chez l’animal, et qui présente des propriétés hormonales oestrogéniques. C’est dans ce contexte que l’hypothèse d’un impact de l’exposition au chlordécone dans la survenue du cancer de la prostate a été testée.

    Un total de 709 cas incidents de la maladie a été comparé à 720 hommes témoins issus de la population générale. L’exposition au chlordécone a été estimée par sa concentration plasmatique.

    Les résultats montrent que l’exposition au chlordécone est associée significativement, de manière dose-dépendante, à un risque accru de survenue de la maladie.

    Ce risque apparaît modulé (voilà les autres facteurs dont trois sont cités ici) par la présence d’antécédents familiaux au premier degré de cancer de la prostate, par une résidence temporaire en France métropolitaine (loin du chlordécone) et surtout par la présence de polymorphismes du gène codant la chlordécone réductase, une enzyme intervenant dans le métabolisme du chlordécone.

    Ces travaux sont les premiers à suggérer un lien causal entre l’exposition à un œstrogène environnemental et le cancer de la prostate. Ils seront complétés par l’étude d’autres polluants persistants ayant des propriétés hormonales."

    Mes commentaires. Quelques questions pourtant capitales subsistent encore qui restent à élucider.

    1-Si la chlordécone peut être mise en cause dans ce surplus statistique de cancers prostatiques, dont les causes sont d'ailleurs multiples, comment se fait-il que les cancers prostatiques humains, très rares avant 45 ans, ne se manifestent pas chez les jeunes hommes tout aussi exposés à ce toxique que les adultes ?

    2-Qu'en est-il des animaux âgés ayant une prostate assez semblable à celle de l'homme (les chiens surtout par exemple) et ayant des fonctionnements hormonaux tout à fait semblables à ceux de l'espèce humaine impliquant la testostérone en milieu extracellulaire, la DHT et l'œstradiol en milieu intracellulaire ?

    3-On ne sait pas encore si ces mammifères, pourtant exposés à ce cancérogène reconnu, présentent, eux aussi, un surcroît de cancers prostatiques? Certes il semble bien établi que les animaux (mais curieusement pas les hommes pour leurs autres cancers) vivant aux Antilles subissent un effet cancérogène général du chlordécone. Mais sur la prostate des animaux, y a-t-il eu de nombreuses autopsies significatives de chiens, de chats, de rats, aux Antilles ? Pas à ma connaissance !

    4-Les urologues connaissent tous les travaux expérimentaux chez le chien, en 1939, puis les essais cliniques, en 1941, de Charles HUGGINS médecin chercheur en cancérologie à l’Université de Chicago, spécialisé dans le cancer de la prostate. Il a reçu le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1966 pour avoir découvert que le Stilboestrol pouvait être utilisé pour contrôler la propagation de tous les cancers prostatiques. Ce fut la première découverte qui a montré que le cancer pouvait être contrôlé par des produits chimiques. Ces travaux sont à l'origine des traitements suivis par tous les urologues de 1940 à 2000 dans ce cancer prostatique dans son stade métastatique: deux paradigmes respectés fort longtemps. La castration de 1940 à 1985, les œstrogènes artificiels de 1940 à 2000.

    Comment peut-on accuser les œstrogènes utilisés si longtemps avec succès, y compris chez de hautes personnalités de 1981 à 1995 ?

    Dr Jean Doremieux, urologue

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