
Paris, le samedi 5 octobre 2019 – Commentant la centaine de passages aux urgences comptabilisées après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, le porte-parole du gouvernement a relevé : « On n'est pas dans des proportions qu'on a pu connaître pour d'autres catastrophes industrielles » avant d’exhorter les populations à « se raccrocher à de la rationalité ».
Rationalité et santé publique : une rime loin d’être parfaite
Cette invitation à la « rationalité » a été rapidement perçue comme une forme de mépris de la part de Sibeth Ndiaye vis-à-vis des inquiétudes de la population. Au-delà du cas particulier de Lubrizol, cette convocation de la notion de rationalité dans le champ politique pourrait être le prélude à de nombreuses réflexions. La rationalité peut-elle toujours facilement s’imposer dans le discours politique ? De nombreux exemples, notamment en santé publique, ont démontré que la tenue d’un message se conformant de façon parfaite à la rationalité scientifique risquait souvent soit de heurter la population, soit de contribuer à des résultats contre productifs. Concernant la vaccination, il a ainsi souvent été reproché, même par des partisans de la vaccination, aux pouvoirs publics (et à d’autres) de diffuser un discours semblant totalement nier la possibilité d’effets secondaires de certains vaccins en particulier et/ou d’efficacité plus modérée de quelques produits. Cependant, la rapidité avec laquelle les groupes anti vaccins s’emparent de la moindre faille pour justifier leur rejet total pourrait justifier un message composant en partie avec la "vérité" scientifique absolue, dans un but d’efficacité de santé publique. On peut lire à travers ce même filtre les controverses autour du dépistage du cancer du sein. Les pouvoirs publics apparaissent avoir choisi sciemment d’ignorer la réalité scientifique concernant la faible efficacité du dépistage pour éviter que des messages trop complexes ne détournent certaines femmes (par exemple les plus précaires) d’un suivi qu’elles négligent habituellement, quand bien même les surdiagnostics et les surtraitements sont le prix fort à payer de ces arrangements.
Agnès Buzyn, petit soldat fragile mais solide
Les différentes interventions d’Agnès Buzyn (promotrice quand elle était présidente de l’INCA du dépistage organisé du cancer du sein) ont démontré combien l’exercice d’équilibre entre fidélité à la rationalité et action politique se révélait délicat. Cependant, le ministre de la Santé est parvenu sur plusieurs sujets à imposer un discours où la rationalité scientifique l’a emporté sur le souci de ne pas heurter l’opinion publique (ou d’autres intérêts). Sur son blog, l’auteur de La menace Théoriste, observe ainsi « Agnès Buzyn a respecté la science et défendu la décision du déremboursement de l’homéopathie en se référant à l’avis des académies de science et de médecine ». Sur d’autres sujets, on a également pu observer la mise en œuvre d’une même ligne par le ministre de la Santé ; même si ces exemples eux-mêmes signalent les limites ou les écueils de certaines positions. On pourra citer ses discours sur l’alcool bien que non soutenus par d’autres membres du gouvernement ou encore la suspension du remboursement des médicaments contre la maladie d’Alzheimer même si sur ce point certains pourraient considérer que le maintien du suivi que permettait la prescription de médicaments même non efficaces pourrait être jugé comme aussi pertinent que la poursuite d’un dépistage du cancer du sein bien que non collectivement efficace.
Dérives sectaires : une belle dynamique
Ces différents éléments permettent de mesurer combien la pique lancée par le porte-parole du gouvernement paraissait méconnaître la complexité extrême de se réclamer de la rationalité. Afficher une telle ambition est d’autant plus périlleux que rares sont ceux qui peuvent prétendre n’avoir jamais failli en la matière, et le gouvernement encore moins. Le blog La Menace Théoriste, revenant sur la prochaine disparition de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) revient ainsi sur les accointances probables entre différents membres du gouvernement et des mouvances totalement détachées de la rationalité (et qui ne sont pas des religions officielles). « Regardons le gouvernement sous l’angle de la question de l’entrisme sectaire dans les milieux décisionnaires. Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement, est reconnu par tous les acteurs du milieu anti-secte comme l’artisan du démantèlement de la Miviludes. Pendant 10 ans, il a œuvré pour que les vins de Bourgogne obtiennent une reconnaissance mondiale de l’UNESCO en s’appuyant sur l’Association des Climats du vignoble de Bourgogne, successivement dirigé par Aubert de Villaine (Domaine Romanée-Conti) puis Guillaume d’Angerville (Domaine Marquis d’Angerville), deux exploitations qui emploient la biodynamie. (…) La biodynamie est une approche ésotérique mêlant agriculture biologique, homéopathie et astrologie, et elle relève de la pensée anthroposophique. Le Premier Ministre Edouard Philippe, quand il était maire du Havre, accueillait les colloques de "L’économie positive" où des milliers d’entrepreneurs sont invités à pratiquer la méditation pleine conscience (…) une activité dont la Miviludes soulignait à l’époque qu’elle pose de sérieux problèmes de dérives. (…) Françoise Nyssen, naguère ministre de la culture, a co-fondé une école Steiner qui a défrayé la chronique. Elle est une anthroposophe très active (…). Au ministère de l’agriculture, Didier Guillaume fait lui aussi l’apologie de la biodynamie jusque sur le site du ministère. Nicolas Hulot, un temps ministre de l’environnement, est évidemment favorable à la biodynamie et aux "colibris" de Pierre Rabhi, qui est au minimum très proche de l’anthroposophie. Depuis ses débuts en politique, il a pour mentor Dominique Bourg. (…) Dominique Bourg préside le Festival de la Terre où se pressent des dizaines de guérisseurs et promoteurs de thérapies spirituelles : eutonie, réflexologie, biorésonance, reiki, astrologie thérapeutique, psychogénéalogie, fleurs de Bach, respiration alchimique, pranayama, massage thérapeutique sonore avec bols chantants planétaires, kundalini yoga, nada yoga, "tao de la femme", Lu jong… Et autres mouvances ésotériques comme le channeling. La proximité avec des spiritualités connues pour leurs risques de dérives dénoncés dans les rapports de la Miviludes est patente ».
Alimenter des soupçons déjà bien étayés
Cette énumération ne saurait être considérée comme une preuve suffisante pour affirmer que la dissolution de la Miviludes est la conséquence de la perméabilité du gouvernement vis-à-vis des sectes. A tout le moins cependant, compte tenu de ces différentes éléments, les pouvoirs publics auraient dû mettre un point d’honneur à protéger la Miviludes, notamment pour qu’ils ne puissent pas être soupçonnés de tolérance voire de complicité avec des groupes parfois dangereux. C’est ce que conclut l’auteur de La Menace Théoriste : « Pour éviter que des doutes légitimes ne conduisent à rejoindre le cortège déjà massif des mécontents vêtus de jaune une large communauté attentive à la culture scientifique, à la probité rhétorique, à la défense des plus fragiles face aux manipulations mentales et à la circulation d’idées virales et dangereuses, le gouvernement devrait faire le choix de renforcer les effectifs de la Miviludes afin de la rendre mieux apte à traquer jusque sur la scène internationale les méfaits des mouvances sectaires, à et enquêter sur plus de signalements impliquant des enfants en danger, des malades manipulés, des enseignements extrémistes, des radicalisations inquiétantes… Le gouvernement, s’il se paie la Miviludes pour des raisons idéologiques ou spirituelles, fera la part belle aux sectes qui n’en attendaient pas tant, mais il donnera aussi le coup d’envoi à de nouveaux soupçons et décuplera la motivation des sceptiques à dénicher les raisons cachées derrière une décision qui colle trop bien avec un scénario de cinéma où l’influence sectaire s’infiltre jusqu’au sommet du pouvoir et détruit de l’intérieur les instances capables de la reconnaître pour ce qu’elle est et de la traquer ».
Indulgence pour la médecine anthroposophique
La disparition de la Miviludes avait été précédée de nombreux précédents inquiétants : baisse des financements, absence de renouvellement du dernier président après son départ, défaut de publication du bilan 2018. La Menace Théoriste révèle par ailleurs comment les agents ont parfois dû amender leur jugement sur certaines mouvances à la demande du gouvernement. « Le dernier Président de la Miviludes, Serge Blisko, révèle des pressions vécues autour du dernier rapport, celui de 2016-2017 dans un courrier que l’on nous a transmis : "Ce que nous avions fait dans notre Guide Santé était d’écrire que la médecine anthroposophique était peu fondée scientifiquement. Nous avons été contraints par les instances judiciaires à retirer cette phrase dans la réédition du Guide Santé de la Miviludes. (…) Sur les conseils du cabinet du Premier Ministre, nous devons rester en stand bye sur cette question"» révèle ainsi le site, une information depuis confirmée par Le Point.
D’une manière générale, dans le domaine de la santé, les dérives sectaires apparaissent très implantées et empruntent souvent le masque complaisant du bien-être. La pénétration s’observe par exemple dans le domaine du développement professionnel continu. La Menace Théoriste cite ainsi des propos de l’ancienne présidente de l’Agence nationale du développement professionnel continu dans le Quotidien du médecin qui remarquait en 2017 : « Aujourd’hui, une action de [Développement Professionnel Continu] sur deux reçoit un avis défavorable en Commission scientifique indépendante (…). Parmi les pratiques mises en cause, l’ANDPC et la MIVILUDES citent l’hypnose ("On a l’impression que la moitié de la France hypnotise l’autre", affirme la directrice de l’agence), les massages, l’aromathérapie, la méditation de pleine conscience ou encore la fasciathérapie ».
Libéralisme ou sectarisme ?
Comment doit-on considérer un gouvernement qui appelle des populations inquiètes face aux retombées d’un incendie dans une usine chimique qui peut légitimer susciter quelques inquiétudes (même s’il est vrai que pour l’heure les analyses sont toutes rassurantes et que la faible quantité de produits chlorés paraît restreindre le risque d’émanations de dioxines) à la "rationalité" et qui tout en même temps se prive d’un instrument destiné à empêcher que des doctrines dangereuses et s’opposant de façon délibérée à la raison n’embrigadent les plus faibles ? Doit-on estimer que le gouvernement applique ici « un point de vue idéologique, si l’on opte pour une forme de libéralisme qui croit à l’autonomie de la volonté individuelle, une vision de l’État où celui-ci se désengage de ses responsabilités envers les personnes manipulées et s’illusionne sur la capacité de chacun à ne faire que des choix raisonnables, raisonnés sur lesquels la société n’a aucun droit de regard » (décrit le blog La Menace Théoriste). Rien n’est moins sûr.
On pourra lire en détail les développements du blog La Menace Théoriste à cette adresse : http://menace-theoriste.fr/qui-veut-la-peau-de-la-miviludes/
Aurélie Haroche