Franc-tireur versus tire-au-flanc : qui y gagne ?

Paris, le samedi 9 juillet 2022 - L’hôpital n’est pas toujours le lieu des ambiances de travail les plus sereines : nous relayons régulièrement des témoignages dans ce sens qui dénoncent non pas seulement les horaires infernaux, mais aussi les harcèlements, les pressions et autres joyeusetés de l’âme humaine. Cependant, cette semaine, le service d’urologie de l’hôpital Cochin a dû traverser une période de turbulences rarement égalée après la publication de propos sans filtre du Pr Peyromaure, son chef de service. Dans une interview au Figaro titrée : « A l’hôpital, il y a beaucoup plus de tire au flanc qu’avant », le praticien semblait en effet regretter des temps anciens et apparemment révolus (et peut-être fantasmés ?) où personne ne pensait à compter ses heures ni à vouloir rentrer chez soi. Il est possible que certains des internes et infirmières officiant dans l’unité qu’il dirige se soient montrés peu amènes et encore plus pressés d’aller prendre du bon temps au lendemain de cette parution.

La paille…

Evidemment, comme nous l’avons déjà évoqué, il n’y a pas qu’au sein de l’établissement où le Pr Peyromaure exerce que ses déclarations ont suscité des réactions négatives. De nombreuses attaques ad hominem tout d’abord ont rappelé que le Pr Peyromaure n’était pas nécessairement uniquement dévoué à son service (en témoigneraient, selon ses adversaires, ses nombreuses apparitions à la télévision ces deux dernières années pour évoquer la Covid) et que son activité privée à l’hôpital lui permettait de connaître une rémunération très supérieure à celle touchée par ceux qu’ils n’hésitent pas à vilipender dans les colonnes du Figaro. Ainsi, un de nos lecteurs interroge : « Devant cette critique facile émise par ce cher Professeur, juste quelques questions directes.Combien d'interventions chirurgicales fait-il par semaine ? Combien parmi celles-ci sont faites par lui-même du début à la fin sans petites mains pour les temps sans intérêt ? Combien de gardes fait-il par semaine ou mois ? Combien de nuits passe-t-il à l'hôpital ? Combien de week-ends ? Depuis quand date sa dernière publication de recherche faite par lui-même et non pas en exploitant ses chers internes si fainéants ? Combien de consultations publiques sans dépassement fait-il ? Ah la regrettée bonne époque des nonnes qui restaient sur place jour et nuit (qu'il n'a d'ailleurs pas connu si interne en 1995) qu'on n'était pas obligé de payer ! ».

Décalage abyssal


Au-delà des commentaires concernant l’émetteur, certains ont voulu voir dans les déclarations de Michaël Peyromaure la manifestation d’une forme de mépris vis-à-vis des femmes et plus encore vis-à-vis des infirmières et aides-soignantes suggérant la persistance d’une forme de « lutte des classes » à l’hôpital. La pertinence d’une telle lecture peut être nuancée par le fait que le praticien se montre également peu tendre vis-à-vis des internes. Mais au-delà de ces piques et peut-être ces procès d’intention, la sortie du praticien paraît surtout en grande contradiction avec la très grande majorité des autres témoignages et reportages sur la situation actuelle dans les hôpitaux publics. Un communiqué du syndicat Jeunes Médecins décrivait ainsi par exemple ce jeudi 7 juillet : « Des situations dramatiques au sein des urgences nous sont régulièrement remontées, avec des équipes soignantes en grande souffrance et des patients qui ne seront pas pris en charge avec toute la sécurité qui s’impose.

Certaines d’entre elles montrent à quel point il n’y a plus de maître à bord : un service d’accueil d’urgences d’un des plus grands groupes hospitaliers est en sous-effectif important depuis 3 mois et le planning de cet été est rendu encore plus compliqué car il n’y a pas de lits d’aval. Les équipes sont épuisées par des heures de garde accumulées au-delà de ce qui est humainement possible. Un médecin affirme même que « L’administration [les] force à trouver des collègues pour remplir le planning » ». Le portrait qui apparaît en filigrane est bien différent de celui des « tire-au-flanc » décrits par le Pr Peyromaure. Beaucoup ont d’ailleurs rappelé que l’on comptabilisait déjà il y a 15 ans, plus de 23 millions d’heures supplémentaires impayées aux infirmières et le chiffre n’a cessé de progresser : là encore, la réalité apparaît quelque peu en décalage avec les impressions livrées par le praticien. Aussi, plusieurs voix ont estimé que dans le contexte actuel de pénurie de soignants, la méthode de Michaël Peyromaure est probablement contre-productive.

Sclérose mortelle

Aujourd’hui, l’attractivité de l’hôpital public est en berne et il n’est pas impossible que le maintien de la vision chérie par Michaël Peyromaure contribue à cette désaffection. C’est une vision qui parait souvent sclérosée qui refuse une forme d’innovation dans les pratiques, pensant sans doute protéger un modèle d’excellence mais qui aboutit à un résultat totalement contraire. Un témoignage rapporté par Jeunes Médecins illustre ce cercle vicieux. Le Centre National de Gestion (CNG) a refusé, à une femme enceinte de six mois qui ne pouvait se déplacer, la « possibilité de recourir à la visioconférence depuis son domicile pour son examen oral de 20 minutes » prévu par le concours national de praticien hospitalier. Elle a donc renoncé et a ensuite été contacté par « Un des membres du jury (…) surpris de ne pas me voir le jour de ma convocation. Il a été tout aussi révolté par la situation et a tenté de plaider ma cause auprès du CNG, sans résultat. Rappelons que cette année, les membres du jury étaient en visioconférence depuis leur domicile sans que cela ne pose problème à qui que ce soit. Pour finir, l'argument d' "égalité des chances" que le CNG a utilisé, lors d'un appel téléphonique, pour justifier l'absence de recours possible, m'a semblé bien léger lorsque j'ai appris (de source sûre) qu'un candidat à la spécialité médecine cardio-vasculaire, comme moi, s'est présenté en mode "touriste" en retard à sa convocation mais a été autorisé, par ces mêmes responsables du CNG, à se présenter plus tard à un autre horaire. Les règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde apparemment. Devant l'impossibilité de me déplacer, j'ai dû renoncer à me présenter au concours cette année. La direction des affaires médicales de l'établissement où j'exerce a accepté de renouveler mon contrat de PHC. Je repasserai le concours l'année prochaine. Cela signifie donc perte de salaire en attendant une titularisation et perte de temps à refaire toutes les démarches d'inscription au concours. Je ne vais pas vous cacher que, dans un premier temps, la déception était telle que j'ai pensé à faire comme les autres : quitter le navire avant qu'il ne coule. (…) En résumé, je considère cette décision du CNG injuste. Elle reflète le malaise actuel, à savoir des instances politiques enfermées dans leur bureaucratie et totalement déconnectées de la réalité du terrain. »

Evolution

Cette absence d’adaptation du CNG apparaît une illustration concrète des conséquences très dommageables que peuvent avoir l’incompréhension et le mépris manifestés par certains à l’égard des demandes de ceux qui souhaitent uniquement pouvoir travailler sans mettre en danger leur vie personnelle.

Oui, la conception du travail a évolué à l’hôpital comme ailleurs : l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle est devenu primordial, tandis que les salariés ne veulent plus uniquement considérer qu’ils ont des « devoirs » envers leur employeur mais attendent également des avantages (au-delà de la rémunération). Mais dans l’ensemble les abus semblent rares et les attentes souvent légitimes. Dès lors, arriver dans un établissement, dont on comprend qu’il espère de vous une flexibilité sans faille, sans que la rémunération ne soit à la hauteur des sacrifices exigés conduit souvent à un décalage difficilement dépassable. Cependant, loin de ces considérations individualistes, les attentes des hôpitaux sont liées à la nécessité de répondre à une très forte demande de soins conjuguée à des moyens limités.

Les jeunes ont raison, plaident les vieux

On réduit souvent l’origine de cette nouvelle vision du travail à une évolution temporelle des mentalités marquée par une perte du sens de l’effort chez les « jeunes », trahissant les sacrifices de leurs ainés. En réalité, le regard des plus âgés sur les nouvelles recrues est loin d’être aussi caricatural. Ainsi, répondant au Pr Peyromaure, la Conférence des doyens a martelé: « Les jeunes médecins et soignants s’engagent avec un grand sens du devoir. Leur formation est exigeante et meilleure que par le passé. Le temps de travail doit être respecté ». Ainsi, défendre que la qualité de la formation dépendrait d’abord du nombre d’heures accumulées, sans envisager le repos comme un gage de sécurité pour les patients a vécu, ce qui ne signifie pas renoncer à une formation pratique indispensable et qui évidemment nécessite de devoir « prendre des gardes ». Par ailleurs, certains médecins parmi les plus âgés n’hésitent pas à exprimer une forme de remords quant à la façon dont les carrières et le travail à l’hôpital étaient organisés il y a encore quelques années. On a ainsi pu lire sur le JIM en commentaire de notre premier article sur les déclarations de Michaël Peyromaure certaines contributions dans ce sens. « En tant que vieux médecin ce que je peux conseiller aux plus jeunes : vous avez tout à fait raison, ne vous laissez plus faire et n’oubliez surtout pas de VIVRE ! Bien sûr, lorsque vous êtes au travail faites le avec application et vous en tirerez beaucoup de satisfaction » a ainsi exhorté le Dr Jean Dumazel.

Un autre hôpital

En outre, d’aucuns font remarquer que si les mentalités ont évolué, c’est qu’elles ont accompagné le changement en profondeur de l’hôpital qui s’est lui aussi converti à des logiques de rentabilité : dès lors comment reprocher à ses employés de s’intéresser eux aussi à leurs propres « avantages». Enfin, on souligne qu’aujourd’hui, le prestige attaché à l’hôpital public, les « bénéfices » que l’on pouvait espérer en tirer d’un point de vue social (y compris financiers) étant fortement érodés, il est naturel que l’attractivité se soit elle aussi émoussée.

Le grand désert

Néanmoins, les déclarations du Pr Peyromaure ne doivent probablement pas uniquement être perçues comme des propos « injustes » pour reprendre le terme de la Conférence des doyens, ou comme la perpétuation d’une image d’Epinal en partie usurpée. Ce discours est l’occasion de mettre l’accent sur ce mouvement de désertion stupéfiant que l’on constate aujourd’hui dans nos sociétés. Les Etats-Unis qui connaissent un phénomène bien plus important qu’en France le nomment « la grande démission ». Il s’observe à une échelle réduite également dans notre pays et notamment chez les professionnels de santé. Le syndicat Jeunes Médecins évoque ainsi le sort de « ceux qui restent », ce qui en creux rappelle l’ampleur de la vague de départs. En ville également, le vide s’élargit chaque jour et on ne compte plus sur Twitter le nombre de praticiens qui indiquent renoncer à l’utopie de trouver un remplaçant pour cet été. Le même casse tête touche les pharmaciens.

Au lendemain de l’épidémie, une nouvelle quête de sens a traversé une génération qui n’est plus retenue par l’argent ou l’idée d’une mission d’intérêt public. Dans ce monde d’après, demeurent des naufragés interdits face à cette fuite qui ne dit pas son nom, cet exil sans retour.

On pourra relire :

L’interview du Pr Peyromaure : https://www.lefigaro.fr/social/a-l-hopital-il-y-a-beaucoup-plus-de-tire-au-flanc-qu-avant-20220701

Les commentaires des lecteurs du JIM : https://www.jim.fr/medecin/actualites/pro_societe/e-docs/_tire_au_flanc_le_pr_peyromaure_ravive_la_querelle_des_anciens_et_des_modernes_193213/document_actu_pro.phtml

Les actualités du syndicat Jeunes Médecins : https://www.jeunesmedecins.fr/actualites/


PS : Le débat entre partisans et adversaires de la position du Pr Peyromaure n’a bien sûr pas épargné la rédaction du JIM. Entre les plus jeunes qui se sont insurgés contre des propos jugés outranciers et les plus anciens qui ont évoqué des gardes de 48 heures aux urgences ou en réanimation dont ils gardent un souvenir ébloui, le consensus est bien improbable.

Que nos lecteurs prennent la plume pour nous faire part de leur point de vue.

Léa Crébat

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Vos réactions (4)

  • Manque de nuances

    Le 09 juillet 2022

    Le Pr P a relayé en son temps les pires rumeurs conspirationnistes sur les services de réa où il ne met pas les pieds au moment de la pandémie de Covid et , s'il n a pas entièrement tort sur tous les points, son discours manque singulièrement de nuances …

    Dr K

  • Chère Léa, chère enfant...

    Le 09 juillet 2022

    In extremis, vous sauvez votre article par une ouverture du débat en post scriptum d'article. Pourtant, à la lecture de celui-ci, je pensais que la messe était dite avec une petite couche, un voile, un palimpseste de féminisme inévitable. J'imaginais que, comme le disait Godefroy de Bouillon, tout était consommé et voilà que vous redonnez espoir aux sclérosés, aux arthrosiques de l'exploitation de l'Assistance, aux poilus et grognards de la santé en leur proposant de s'exprimer aussi. Je vous décore de la croix (lourde à porter) de la transgénérationalité et vous serre dans mes bras...

    Dr Pierre Castaing

  • Bienfaits oubliés de la nuance

    Le 09 juillet 2022

    Si la charge de travail a changé indiscutablement quantitativement et qualitativement au détriment du soin, la tolérance et le niveau d'acceptabilité ont évolués aussi.

    Des tires-au-flanc à l'Hôpital, médicaux (PU-PH ou pas) ou non ? : personne ne peut le discuter. Pas plus que la volonté croissante d'une vie professionnelle ET personnelle plus équilibrée que par le passé. Le conflit générationnel pointe depuis toujours, la désacralisation est infiniment plus récente . La fameuse libération de la parole est encore plus d'actualité, à nos risques et périls.

    Qu'il y en ai plus ou moins qu' "avant" , que la dimension sacerdotale se soit estompée : on est dans un ressenti plus ou moins emprunt de démagogie qu' il sera bien difficile de documenter . Tout peut être dit et son contraire .
    Factuellement, regardons le podium des choix aux ECN 2021 (comme en 2020)* :
    Chirurgie plastique, esthétique (et reconstructice) - Ophtalmo - Dermato vénérologie.
    Urgences (38) - Médecine générale (39) sont en fin de classement , derrière la médecine légale ou nucléaire.
    Allez ainsi savoir le primum movens de l'attractivité en 2021 et 2020
    * https://www.whatsupdoc-lemag.fr/classement/2020-2021/specialites

    Que la lutte des Classes (ou dé-classes) reste bien présente : il suffit de fréquenter l'hôpital pour le savoir mais aussi de lire certains commentaires des publications du JIM. La Ville vs les Champs, Médicaux vs Paramédicaux, PH " petites mains " vs PUPH " mandarins ". Clivant et caricatural à souhait , idéologique aussi.

    Une expérience personnelle en CHG il y a quelques années, bien avant " tout ça " :
    Impossibilité de remplir la liste de garde médicale aux urgences juillet - aout.
    Solution proposée : Participation des PH des services à la garde de porte, excluant praticiens "médico-techniques", psychiatres mais aussi obstétriciens, pédiatres et chirurgiens déjà fort sollicités et en difficultés.
    Une participation sur la base du volontariat. Son cout évalué : 1garde / mois si tous s'impliquent
    Bilan : 1 unique candidat, gériatre, et ... deux menaces de recours en Conseil d'Etat.
    De la à dire que "c'était mieux avant", il y a donc amnésie.

    Reprocher au Pr Peyromaure ses interventions média durant la crise sanitaire relève aussi de l'amnésie. La liste est si longue qu'elle ne peut être exhaustive. Ce n'est pas le Dr F Braun et ses TGV sanitaires qui me démentira. La légitimité sur les plateaux d'un urologue fut t-il de Cochin , vaut bien celle d'un néphrologue fut t-il de la Pitié.

    Le Four et le Moulin : Les carrières politico-médicales et opportunismes attenants n'ont jamais manquées : Ce n'est pas les Dr Véran (peu pressé de retrouver son poste grenoblois), Braun, Juvin (non exhaustif) qui me démentiront.

    Un mot sur le Centre National de Gestion (https://www.cng.sante.fr/) : prendre conscience de la charge pharaonique des missions confiées et personnels traités en regard de la paucité évidente des moyens humains accordés. Se souvenir qu'il reste en aval et donc dépendant d'une pléthore de structures et textes: Gestionnaire et Comptable.
    Ceci peut expliquer, sans l'excuser, des comportements caricaturaux inadaptés.

    Dr JP Bonnet PH 62ans

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