Grève : les Français comprennent-ils (et soutiennent-ils) toujours leurs médecins ?
Paris, le samedi 10 décembre 2022 – Le collectif « Médecins pour
demain » qui avait lancé les 1er et 2 décembre un appel à la grève
des médecins libéraux, appel qui a été relayé par tous les
syndicats représentatifs, affichait des taux de participation
historiques, avec 60 à 80 % des cabinets fermés. Cependant, les
données de la Caisse nationale d’assurance maladie sont moins
spectaculaires : la baisse d’activité des médecins généralistes
n’aurait été que de 30 % et négligeable en ce qui concerne les
spécialistes, si l’on se réfère au nombre de
télétransmissions.
Contre l’intérêt des patients
La colère ne suffit souvent pas pour les médecins. Fermer son
cabinet c’est choisir pour quelques heures de ne plus répondre aux
besoins, parfois urgents, de ses patients, c’est désorganiser une
activité souvent déjà marquée par l’engorgement, c’est une lourde
décision que la colère ne suffit pas toujours à prendre. Au-delà de
ce frein ontologique, les mots d’ordre du collectif « Médecins pour
demain » ont pu susciter la réticence de certains praticiens
partageant pourtant une partie du diagnostic : le mécontentement
vis-à-vis de pouvoirs publics incapables de prendre la mesure des
enjeux actuels de la démographie médicale et de sa répartition sur
le territoire. Ainsi, le doublement du tarif de base de la
consultation demandé par le groupe a suscité des réserves exprimées
publiquement. Le Syndicat national des jeunes médecins généralistes
(SNJMG) a ainsi clairement signalé qu’il refusait de participer à
une grève reposant sur une telle revendication.
« Le SNJMG ne s'associe pas à la grève du 1-2 décembre, et
ce notamment à cause des revendications libérales comme
l'augmentation du prix de la consultation auxquelles nous ne sommes
pas favorables. (…) Se concentrer sur l'augmentation du tarif de la
consultation au détriment des autres revendications nous semble
aller contre l'intérêt des patient-es, ainsi que l'accès aux soins
pour toutes et tous puisque de nombreuses personnes risquent
de ne plus avoir les moyens d'avancer les frais pour leur santé
» écrivait l’organisation le 30 novembre.
Le choix est vite fait
Cette réticence s’est exprimée également chez certains
grévistes. Le docteur Christian Lehman (connu entre autres pour ses
chroniques régulières dans Libération sur l’épidémie de Covid) a
ainsi expliqué : « Comme de nombreux médecins, je suis en grève
les 1er et 2 décembre. Suis-je ravi par les mots d’ordre ? Par
l’idée que les « Médecins de demain » vont aller chanter une
chanson basée sur « Ma liberté de penser », d’un exilé fiscal
notoire, après trois ans pendant lesquels « Laissez-nous prescrire
» a été le cri de ralliement d’incultes scientifiques persuadés que
leur diplôme valait cape d’invulnérabilité ? Non. Mais après plus
de trente-cinq ans de militantisme face au laminage de la médecine
et de la santé publique, mon choix est vite fait » écrit le
praticien qui fustige ensuite la façon dont la CNAM est « depuis
des décennies gérée par des gens issus de l’assurance privée qui y
ont inculqué de force une gestion à base de benchmarking en
évinçant les vieux syndicalistes encore imprégnés de l’héritage de
Croizat ».
L’amour entre les médecins et les Français jamais démenti et
savamment entretenu…
Dans cette foule des non-grévistes, outre ceux n’ayant jamais
franchi le pas qui mène à la grève et ceux qui étaient peut-être
dérangés par le collectif « Médecins pour demain » il y a peut-être
aussi ceux qui ont craint, en particulier en cette période de
difficultés économiques, un ressentiment des patients. Le mot «
indécence » a ainsi souvent été répété sur les réseaux sociaux pour
évoquer les revendications tarifaires défendues. Bien sûr, enquête
après enquête, le niveau de confiance des Français dans leurs
médecins demeure très élevé : « Les français ont confiance en
leur médecin en des taux jamais démentis de 89 à 94%, et si ils
peuvent manifester une légitime colère elle n’est pas contre les
médecins, mais bien contre celles et ceux qui ont construit leurs
difficultés » répond ainsi le docteur Jérôme Marty, président
de l’Union française pour une médecine libre (UFML) à Agnès
Firmin-Le Bodo, ministre délégué chargé de l'Organisation
territoriale et des Professions de santé.
En outre, comme l’ont fait remarquer avec ironie certains
internautes, la présentation de la grève des médecins libéraux
s’est bien plus concentrée sur la détresse des praticiens et leurs
conditions de travail que sur les difficultés des patients (à la
différence de ce que l’on observe le plus souvent pour d’autres
mouvements de grève) contribuant à conforter la bonne image des
médecins dans la population.
… mais jusqu’à quand ?
Cependant, le risque d’une érosion du lien de confiance avec
les Français existe. D’abord, parce que la dégradation des
conditions de travail des praticiens affecte la qualité des soins.
Ainsi, une étude de France Assos Santé début octobre faisait état
d’un sentiment d’abandon de plus en plus prononcé des patients, et
en particulier des personnes âgées, de celles en situation de
handicap ou atteintes de troubles mentaux.
« Manque de concentration du personnel », «
personnel fatigué qui n’écoute pas », « épuisé, irritable
», tels sont certains des commentaires recueillis dans le cadre
de cette enquête qui révèlent comment la relation médecin/malade
pâtit de plus en plus de la dégradation des conditions de travail.
Par ailleurs, de plus en plus se développe un discours où le
soi-disant refus des médecins de déléguer certaines de leurs tâches
notamment aux infirmières est dénoncé comme un « réflexe
corporatiste », qui empêche toute réponse aux problématiques
actuelles. Cependant, Jérôme Marty fait remarquer que compte tenu
de la charge de travail des infirmières libérales, penser que le
transfert des tâches est la solution est un leurre.
De moins en moins populaires
Cette désagrégation de la force du lien entre les médecins et les
Français était évoquée par Agnès Firmin-Le Bodo devant
l’association des journalistes de l’information sociale : « Ce
n’est pas le bon moment pour faire grève » a -t-elle assuré
ajoutant encore que les praticiens « sont de moins en moins
populaires : je sens sur le terrain que le sentiment de nos
concitoyens à l’égard des médecins commence à changer. Beaucoup de
nos concitoyens ne comprennent pas pourquoi ils n’ont plus accès à
un médecin. J’en appelle à la responsabilité de chacun ». Bien sûr,
le discours a été fustigé par Jérôme Marty qui a sévèrement dénoncé
ce « raccourci manipulatoire » qui tend à « rendre les
médecins coupables des difficultés que rencontrent les français à
accéder à un médecin. Madame la Ministre, ils n’y sont pour rien,
les responsables politiques y sont pour beaucoup ».
Les médecins sont-ils si mal lotis ?
Bien sûr, le procédé du ministre n’exclut probablement pas en
partie une forme de manipulation. Néanmoins, l’existence de
frictions est de plus en plus souvent évoquée. Ainsi, dans un
communiqué publié après la grève, le syndicat Jeunes Médecins
remarque : « Nombreux ont été les commentaires publiés sur les
réseaux sociaux pour opposer les « médecins qui ne pensent qu’à eux
» aux « patients qui veulent un égal accès aux soins ». En plus
d’être stériles, ces oppositions sont délétères : elles cassent le
lien de confiance sur lequel doivent reposer toutes les relations
de soin, et augmentent les tensions entre soignants et soignés
».
Ces commentaires ici évoqués ont notamment interrogé la
véracité de l’argument régulièrement répété concernant la faiblesse
de la rémunération des médecins Français par rapport à leurs
confrères européens. Or, sur ce point, les décryptages ont souvent
été cruels pour les praticiens. Repris par l’association
Citizen4Science qui lutte contre la désinformation scientifique,
France Info a ainsi rappelé : « Le tarif d'une consultation
est-il vraiment plus bas en France que dans le reste de l’Europe ?
C'est vrai, si on regarde uniquement le coût d'une consultation
dans le secteur 1, c'est à dire le moins cher. La France pratique
bien les tarifs parmi les plus bas d’Europe d'après un
récent rapport du Sénat. Sauf que regarder uniquement le prix
de la consultation, c'est une vision très partielle. D'un pays à
l'autre, les systèmes de santé sont différents, ce qui limite les
comparaisons (…). Par ailleurs, en France, le revenu des médecins
ne vient pas uniquement du tarif de leur consultation. Ils sont
aussi rémunérés par l'Assurance maladie. (…) Finalement, plutôt que
de comparer le prix des consultations, il faut mieux regarder si
les médecins français gagnent plus ou moins que leurs homologues
européens. Si on regarde les revenus sur l'année les médecins
généralistes libéraux gagnent près de 90 000 euros par an,
d'après le ministère de la Santé. Pour comparer avec les
médecins européens,
l'OCDE révèle qu'un médecin français gagne trois fois plus que
le salaire moyen de son pays. Seul l’Allemagne et le Royaume-Uni
sont devant ».
De façon plus lapidaire, la journaliste Géraldine Woessner,
s’insurgeant contre le discours « misérabiliste » de
certains responsables du collectif Médecins pour demain remarque :
« Rappelons, à toutes fins utiles, que selon la DREES, le
salaire d’un médecin généraliste en milieu de carrière oscille
entre 6 500 et 7 000€ nets/mois ». Elle a encore fustigé les
habituelles comparaisons avec le coût d’une coupe de cheveux en
notant : « Votre coiffeuse, à la fin, va gagner 1 800 euros par
mois, contre 7 000 euros pour votre médecin. Il faut arrêter ces
comparaisons populistes (et mensongères) ».
La santé a un coût mais ce n’est pas une
marchandise
De fait, les comparaisons apparaissent peu opérantes. En
raison notamment du nombre d’années d’études, de la responsabilité
des médecins et de leur charge de travail. Avec un nombre d’études
comparables (même si souvent plus faible…), une responsabilité
similaire (même si pas en lien avec la vie et la mort) et une
charge de travail proche (mais avec des aides administratives bien
plus importantes), on sait que les salaires des grands patrons des
entreprises du privé sont par exemple plus élevés.
D’une manière générale, Jeunes Médecins regrette : « N’en
déplaise à certains, la santé n’est pas un bien de consommation
comme les autres. Il y a quelques jours, l’association de
consommateurs UFC Que Choisir s’est dite choquée que, dans
plusieurs villes de France, la consultation de gynécologie puisse
atteindre 85€, comparant ce tarif à « un aller-retour
Marseille-Londres » ou « 8 mois d’abonnement Netflix ». Jeunes
Médecins regrette profondément cette comparaison fallacieuse. La
consultation gynécologique fait peut-être « moins rêver », « moins
voyager », mais elle est la seule à sauver des vies. Dépister un
cancer du sein ou du col de l’utérus, pratiquer une interruption
volontaire de grossesse, poser un stérilet, accompagner les
patientes dans la rééducation de leur périnée, les conseiller pour
choisir la contraception la plus adaptée à leur corps, réaliser une
échographie pour identifier les retards ou les malformations sur un
fœtus : tout cela sauve des vies, tout cela a un prix ».
Cependant, on peut se demander si, quand un collectif comme «
Médecins pour demains » demande la sanction financière des
rendez-vous non honorés, il ne s’inscrit pas dans une logique où la
consultation médicale est assimilée à un service commercial (à la
manière d’une réservation d’hôtel).
Vous avez dit « libérale » ?
Ces différentes observations signalent une nouvelle fois
probablement qu’une partie du malaise de la médecine libérale,
tient au fait qu’en France, elle est loin d’être réellement
libérale. Géraldine Woessner tacle à propos du juste tarif de la
consultation : « Le « bon niveau » est celui que les finances
publiques peuvent soutenir, étant donné que la médecine n’a de
libérale que le nom » et répond à un médecin qui lui affirme
que l’objectif est justement de « rerendre la médecine libérale
libérale » : « Dans ce cas, on fait péter le numerus clausus
(c'est ça, le libéralisme.) Plus de clientèle captive, plus de
revenu garanti. Et on voit ce qui se passe ».
De son côté, Adélaïde Motte de l’Institut de Recherches
économiques (Think Tank d’inspiration libérale), rappelle : «
Au-delà du premier mouvement d’indignation que pourraient avoir les
Français, qui ne sont jamais franchement enclins à payer plus, il
faut comprendre l’absurdité du système actuel. Un exemple : les
charges que payent les médecins sont très variables, notamment
selon le lieu où ils exercent, mais l’Assurance maladie applique un
tarif unique sur l’ensemble du territoire. Il y en a beaucoup
d’autres, la liste est longue comme le bras mais la situation de
monopole de la Sécurité sociale rend les discussions difficiles
pour les praticiens. L’ouverture à la concurrence leur permettrait
de se rassembler en fonction de leur implantation géographique, de
leur ancienneté, de leur spécialité, etc., pour négocier auprès de
différentes mutuelles. Les prix seraient ainsi justement fixés,
charge aux patients de s’assurer auprès de celle qui dont les
propositions leur conviennent le mieux. Ce système de concurrence
pourrait d’ailleurs résoudre en partie le problème des déserts
médicaux, sans compter que les médecins seraient évidemment plus
motivés, et que le métier attirerait plus de jeunes. Enfin, les
mutuelles, soucieuses de réduire leur coût sans perdre en qualité
de service par rapport à leurs concurrents, éviteraient la
sur-administration dont souffre la Sécurité Sociale et dont se
plaint l’ensemble du personnel soignant et médical, généralistes
inclus ».
Lézardes
Bien sûr, une telle perspective est très loin de séduire une
majorité de médecins (notamment pas un Christian Lehmann très
hostile à l’entremise des mutuelles et groupes privés). Cependant,
ces analyses mettent bien à jour les failles sur lesquelles repose
notre médecine libérale, failles qui se retrouvent dans les
contradictions et dissensions que l’on observe parmi les grévistes.
Ceci n'empêche pas « Médecins pour demain » d’appeler à un nouveau
mouvement illimité à partir du 26 décembre. Une date qui là encore
risque bien de susciter quelques grincements.
A suivre après avoir relu :
Le communiqué du SNJMG
http://www.snjmg.org/blog/post/communique-de-presse-une-greve-pas-celle-ci/1916
Christian Lehmann
https://twitter.com/LehmannDrC/status/1598251452694032384?t=BLijZ0f4d2Z8L3DSrSH9Hg&s=03
Le Vrai du faux
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/le-vrai-du-faux-greve-des-medecins-liberaux-le-montant-de-la-consultation-en-france-est-il-le-plus-bas-d-europe_5484249.html
C'est si rare qu'il faut le signaler. Un article qui autopsie le sujet, vraiment à fond en en disséquant toutes les composantes. Surprenant mais ô combien agréable. Surprenant de se retrouver du côté des "jeunes"...
Dominique Barbelet
Sur-administration
Le 10 décembre 2022
"La sur-administration dont souffre la sécu"... certes, mais ne pas oublier de comparer les frais de fonctionnement de la sécu et des mutuelles !
M-O Marchal, pharmacien
Grève des libéraux, la France en faillite
Le 10 décembre 2022
Quand un salarié fait grève c'est pour obtenir un meilleur salaire et ou de meilleures conditions de travail. Un libéral n'a que la possibilité de demander une augmentation de prestation au ministère de la santé. La France est en faillite et ne peut pas faire. Et la priorité actuelle est les hôpitaux. L'augmentation ne concerne que les libéraux en secteur 1. Pour les conditions de travail, la suppression du numerus clausus ne fera d'effet que dans une vingtaine d'années. De nombreux médecins ne verront pas d'amélioration avant la retraite.