Les amyloses : mécanismes de formation et classification
L’amylose est désormais considérée comme la signature
histologique d’un ensemble de maladies désignées par le terme
d’amyloses. Elle semble résulter d’une voie finale commune qui
correspond à l’agrégation de divers précurseurs protéiques
appartenant à des familles qui n’ont aucune relation entre elles,
ni sur le plan structural, ni sur le plan fonctionnel. L’étape
centrale dans la formation des agrégats est une modification de la
conformation d’une protéine native qui lui permet d’entrer la phase
d’auto-agrégation, du fait de l’apparition en abondance de
feuillets β. Cette protéine amyloïde est un exemple des maladies du
repliement des protéines. Actuellement, 36 précurseurs protéiques
sont capables de former in vivo des dépôts amyloïdes chez l’homme,
en passant par le stade incontournable des fibrilles
amyloïdes.
L’amylose localisée ou généralisée au contact des sites
extracellulaires forme des dépôts amorphes, acellulaires et
insolubles qui se colorent en rouge brique en lumière polarisée
avec un colorant tel le rouge Congo capable de se lier aux
feuillets β plissés et croisés constituant les fibrilles amyloïdes.
Ces dernières ont une ultrastructure spécifique commune à toutes
les formes d’amylose. La classification des amyloses repose sur la
nature du précurseur protéique. Les cibles potentielles des dépôts
amyloïdes sont variées, qu’il s’agisse du cerveau dans la maladie
d’Alzheimer et des encéphalopathies à prions, d’organes spécifiques
au cours des amyloses localisées ou d’organes multiples dans les
amyloses systémiques.
Le précurseur protéique est l’objet de modifications
quantitatives ou qualitatives dans un contexte pathologique
variable (inflammation, prolifération cellulaire, vieillissement,
mutation génique) et change de conformation spatiale au point de
devenir instable. La cinétique de croissance des dépôts in vitro
comporte une étape de nucléation des monomères suivie d’une
croissance plus ou moins rapide selon le type de protéine amyloïde,
mais exponentielle à partir d’un seuil critique. Plusieurs
molécules de la matrice extracellulaire, dont les protéoglycanes et
le composant amyloide P (Serum Amyloid P-component [SAP]),
sont étroitement liées aux protéines amyloides au sein des dépôts.
Les protéoglycanes notamment à type d’héparane sulfate, semblent
jouer un rôle dans la stabilisation, voire dans l’induction de la
structure β plissée. La protéine SAP protègerait les fibrilles
amyloïdes du catabolisme tissulaire.
La toxicité des dépôts amyloïdes en question : l’exemple de la maladie d’Alzheimer
Les mécanismes sur lesquels repose la toxicité des dépôts
amyloïdes sur les organes, tissus et cellules plus ou moins
infiltrés ou surchargés sont loin d’être complètement élucidés. La
vision déjà ancienne d’une maladie de surcharge « asphyxiant » les
organes massivement infiltrés par les dépôts amyloïdes n’est pas
réaliste. La toxicité de ces derniers n’est pas corrélée à leur
étendue et il existerait de fait une sensibilité cellulaire
variable d’un tissu à l’autre à moins que leur toxicité propre ne
repose sur des mécanismes encore inconnus.
Ces questions sont l’objet d’un débat autour de certaines
maladies neurodégénératives telles la maladie d’Alzheimer. Celle-ci
est la première cause de démence et frappe 24 millions de patients
à l’échelon mondial. Elle se caractérise sur le plan
histopathologique par la formation de plaques amyloïdes et de
dépôts neurofibrillaires. Selon la théorie de la cascade amyloïde,
c’est le développement progressif des plaques amyloïdes qui serait
à l’origine de la dégénérescence et de la mort progressive des
neurones. La présence de ces plaques est étroitement corrélée au
vieillissement supposé physiologique et, chez le sujet âgé ou a
fortiori très âgé, ces dernières sont de plus en plus abondantes,
même en l’absence de déclin cognitif. Comment se forment ces
plaques et à partir de quel seuil (ou mécanismes) deviennent-elle
neurotoxiques ? Il faut chercher leur origine non dans la structure
primaire linéaire de la protéine qui est une chaîne d’acides
aminés, mais dans son organisation spatiale qui correspond à sa
structure secondaire ou tertiaire, comme cela a déjà été évoqué
précédemment.
Le peptide A bêta incriminé dans cette démence est capable de
se replier pour former des feuillets bêta plissés dont l’abondance
explique l’affinité des tissus infiltrés pour le rouge Congo, une
anomalie caractéristique de la substance dite amyloïde. Le peptide
A bêta–amyloïde est formé, pour sa part, par le clivage d’une
grosse protéine transmembranaires dite APP (« Amyloid Protein
Precursor ») qui est de fait son précurseur. Son abondance dans
les régions synaptiques du système nerveux central explique que sa
dégradation en fibrilles amyloïdes soit à même d’influer sur les
fonctions cérébrales au moins en théorie.
De la maladie d’Alzheimer aux amyloses cardiaques
Le passage par les fibrilles amyloïdes est une étape commune à la maladie d’Alzheimer et aux amyloses cardiaques. C’est l’origine, la nature, la localisation et les fonctions des protéines impliquées qui diffèrent. A l’APP correspondrait schématiquement la transthyrétine (TTR), en sachant que la pathogénie de maladie d’Alzheimer est plus complexe que prévu. La TTR est une protéine composée de 127 acides aminés et synthétisée principalement par le foie. C’est quand sa structure est déstabilisée sous forme de monomères qu’elle se met à infiltrer les organes du patient, dont le cœur en première instance, mais aussi d’autres organes selon la forme d’amylose.Les amyloses cardiaques se caractérisent de fait par l’accumulation de protéines fibrillaires amyloïdes au sein de l’espace interstitiel. Trois types principaux peuvent être individualisés selon les protéines qui vont infiltrer certes le myocarde, mais aussi les coronaires, le tissu de conduction, l’endocarde ou encore le péricarde :
(1) les amyloses dites AL liées à la production excessive des chaînes légères libres de type kappa ou lambda des immunoglobulines IgG ou IgM entrant dans le cadre des gammapathies monoclonales bénignes ou malignes ;
(2) les amyloses à transthyrétine (TTR) héréditaire (TTR mutée ou TTRm) à transmission autosomique dominante qui sont rarissimes ou encore (3) les amyloses à TTR sauvage (wTTR) dite aussi amylose systémique sénile (ASS) qui est l’ancienne dénomination. La prévalence de cette dernière forme est bien plus élevée, comprise entre 5 % et 13 %, selon les séries.
Amyloses cardiaques : principales caractéristiques diagnostiques, pronostiques et thérapeutiques
Ces amyloses cardiaques, notamment l’ASS, à l’instar de certaines maladies neurodégénératives, sont liées au vieillissement et ont en commun la formation de fibrilles amyloïdes qui est un processus dynamique, mais réversible. Leur prévalence est globalement sous-estimée, car elles peuvent revêtir un aspect clinique trompeur voire déconcertant, à type de cardiomyopathie hypertrophique ou d’insuffisance cardiaque à FEVG préservée ou altérée survenant chez un sujet âgé, à titre d’exemples.Il peut s’agir aussi de troubles du rythme ou de la conduction, d’une cardiopathie valvulaire à type d’insuffisance mitrale ou de rétrécissement aortique, l’ASS devant être évoquée de principe devant de nombreux tableaux cliniques incluant une atteinte chronique ou aiguë du myocarde, de l’endocarde ou du péricarde. L’amylose cardiaque est une incitation à reconsidérer la physiopathologie de nombreux syndromes cardiovasculaires et il ne faut pas oublier que l’ASS pourrait affecter jusqu’à 25 % des sujets très âgés (> 80-85 ans), à l’instar de certaines maladies neurodégénératives, les dépôts amyloïdes survenant plus précocement dans le sexe masculin.
L’ASS, selon certaines séries autopsiques, serait volontiers associée à l’insuffisance cardiaque à FEVG préservée et cette notion mérite d’être prise en compte, la stratégie thérapeutique étant tributaire des particularités hémodynamiques de l’amylose cardiaque, notamment de l’augmentation de la rigidité myocardique et de la diminution du volume d’éjection systolique qui influent sur l’adaptation cardiaque à l’effort. De fait, le cardiologue doit savoir évoquer le diagnostic d’amylose dans la pratique courante, à la lueur des données épidémiologiques les plus récentes et devant un tableau associant une hypertrophie myocardique et un dysfonctionnement diastolique ou systolique, ou encore une insuffisance cardiaque à FEVG préservée. La prévalence de l’ASS pourrait atteindre plus de 13 % dans ce dernier cas de figure.
Le pronostic est en règle sombre, a fortiori quand il s’agit
de formes évoluées qui peuvent s’installer rapidement. De ce fait,
leur diagnostic positif mérite d’être posé le plus précocement
possible de façon à leur opposer un traitement symptomatique, voire
à visée curative car des progrès thérapeutiques considérables ont
été récemment accomplis dans certaines formes d’amylose cardiaque.
Face à une suspicion clinique, des examens peuvent être réalisés en
première intention, notamment une électrophorèse des protides, une
recherche de chaînes légères AL, une IRM cardiaque ou encore une
scintigraphie osseuse, le traceur ostéotrope ayant tendance à se
fixer au sein du myocarde infiltré par les protéines amyloïdes.
L’interprétation de la scintigraphie doit tenir compte de
l’existence ou non d’une gammapathie monoclonale authentifiée
notamment par l’immunoélectrophorèse, par ailleurs fréquente chez
le sujet âgé.
La suite du bilan qui va conduire au typage de l’amylose
mérite d’être effectuée dans un centre de référence qui
pratiquera éventuellement une biopsie myocardique. Cette stratégie
doit être encouragée, car les progrès thérapeutiques accomplis
permettent désormais une prise en charge de plus en plus efficace
quelle que soit la forme d’amylose cardiaque.
Les stratégies thérapeutiques nouvelles : l’exemple du tafamidis
Le tafamidis est capable de se lier avec une haute affinité et une grande sélectivité à la TTR : cette liaison aboutit à une inhibition de la dissociation des tétramères inactifs en monomères toxiques. Il stabilise donc la protéine native. Ce médicament a déjà fait parler de lui dans l’amylose systémique en ralentissant la progression de la polyneuropathie périphérique. L’essai ATTR-ACT (Transthyretin Amyloidosis Cardiomyopathy Clinical Trial) a évalué l’efficacité et l’acceptabilité du tafamidis dans les deux formes sporadiques et familiales de l’amylose cardiaque à TTR.
Au terme de 30 mois de traitement, dans le groupe traité, la mortalité globale a été réduite de 30 %, celle des hospitalisations pour motif cardiovasculaire de 32 %, cependant que l’état fonctionnel s’est significativement amélioré, qu’il s’agisse du test de marche en 6 minutes ou du score obtenu au KCCQ-OS (Kansas City Cardiomyopathy Questionnaire-Overall Summary) qui reflète à la fois la qualité de vie et l’état de santé. Le tafamidis est le premier médicament à faire preuve d’une efficacité démontrée dans l’amylose cardiaque à TTR qu’elle soit familiale ou sporadique. Les autres formes d’amylose cardiaque sont traitées en fonction de leur étiologie : à titre d’exemple, une forme dite AL peut justifier une prise en charge thérapeutique urgente si elle s’accompagne d’une gammapathie monoclonale avec ou sans fixation myocardique en scintigraphie.
Une médecine de précision s’impose donc dans le diagnostic des amyloses cardiaques et il ne faut pas hésiter à demander un génotypage même chez le sujet âgé, car c’est du bon diagnostic que dépend le bon traitement, les erreurs pouvant être fatales. La biopsie myocardique peut d’ailleurs s’imposer pour ne pas s’écarter du bon chemin. Les amyloses cardiaques ont donc quelques points communs avec les maladies neurodégénératives notamment la maladie d’Alzheimer, surtout au travers de l’amylose systémique sénile, mais les voies et les progrès thérapeutiques permettent d’établir une certaine distance entre les unes et les autres… Le parallélisme n’est pas cependant un exercice inutile face à la complexité, la diversité et l’hétérogénéité des amyloses.
Dr Philippe Tellier