
Paris, le samedi 21 février 2015 – Nous l’avons déjà remarqué à plusieurs reprises, et nous avons dans ces colonnes, laissé la parole à des représentants de médecins libéraux qui l’ont confirmé, la généralisation du tiers payant est la mesure du projet de loi de santé (par ailleurs globalement rejetée) qui cristallise le plus la colère des médecins libéraux. Le gouvernement et jusqu’au Président de la République ont feint de vouloir croire ces derniers mois que la résolution des nombreux obstacles techniques à la mise en œuvre de cette mesure permettrait de venir à bout de la réticence si marquée des médecins.
Pourtant, nombreux parmi les praticiens font valoir que les questions logistiques ne sont pas seules en cause et que c’est la logique même du tiers payant généralisé qui est rejetée, en raison des dangers qu’elle ferait peser sur notre système de santé et sur l'équilibre des comptes sociaux.
Pour nous l’économiste spécialisé dans les questions de santé, Claude Le Pen (professeur à l’université Paris Dauphine) revient sur cette opposition massive. Après être rapidement revenu, pour l’écarter, sur le risque parfois évoqué d’une inflation de la consommation des soins que pourrait provoquer la généralisation du tiers payant, il propose un éclairage très instructif sur les principes qui régissent depuis plus de trente ans les rapports entre les médecins et l’Assurance maladie et que la généralisation du tiers payant heurte de manière frontale. Une analyse qui illustre sous un nouveau jour les enjeux d’un conflit entre les médecins et le ministère de la Santé, dont ce dernier paraît refuser de reconnaître l’impact.
Par Claude Le Pen (Paris Dauphine)
Pourquoi cette opposition si générale chez les médecins au «
tiers-payant » généralisé que veut introduire la Loi Santé du
gouvernement, alors que le reste de la société le considère plutôt
comme une mesure positive et que la Ministre de la santé lui donne
des allures de grande réforme sociale ?
Un premier motif d’exaspération réside sans aucun doute dans la
lourdeur anticipée du système avec des risques de retards ou
d’erreurs de paiement, la nécessité administrative de vérifier les
droits des patients et le souci des tâches comptables pour pointer
les versements reçus en face des feuilles de soins électroniques
(FSE) télétransmises. Ces craintes sont indiscutablement fondées et
le Président de la République l’a reconnu implicitement en exigeant
un « système simple ». On verra.
Consommation médicale : pas seulement une affaire de prix
Un autre reproche (très courant) est le risque inflationniste lié à une déresponsabilisation totale du patient. Je n’ironiserai pas sur cette conversion soudaine à la nécessité de maîtriser les dépenses de santé, mais je trouve cette crainte infondée. Deux arguments. D’abord, l’essentiel des patients pour lesquels l’avance de frais (23 euros pour une consultation !) pendant une dizaine de jours représente un réel frein à l’accès aux soins est déjà en tiers-payant via la CMU (au tarif conventionnel !) et, maintenant, via l’aide à la complémentaire santé (ACS). Pour le reste de la population, la simple avance de frais ne constitue pas un réel obstacle à l’accès aux soins. Contrairement à ce qu’on entend parfois ça et là l’instauration du tiers payant n’a rien à voir avec la gratuité des soins ! Les soins ne seront ni plus ni moins gratuits qu’auparavant et les patients n’y gagneront que le délai de remboursement… Par ailleurs, et c’est le deuxième argument, les pays où existe une « vraie » gratuité au point de délivrance avec prise en charge à 100 % sans dépassement et sans avance, ne sont pas, et de loin, les plus gros consommateurs. C’est même plutôt l’inverse. La consommation par habitant est souvent plus élevée dans les pays « bismarckiens » où les patients sont remboursés par une assurance maladie publique indépendante que dans les pays dits « beveridgiens » où la santé est un service publique intégralement pris en charge par l’Etat. Pourquoi ? Parce que le prix est loin d’être le seul déterminant de la consommation médicale. Dans les deux sens. On voit des patients qui consomment beaucoup avec un "reste à charge" non négligeable (en France par exemple) mais aussi des patients qui « renoncent aux soins » dans des pays où ils sont pourtant gratuits ! C’est un paradoxe bien connu de tous ceux qui s’intéressent aux déterminants des inégalités de santé.
1971 : l’acte fondateur des relations entre l’Assurance maladie et les médecins
En fait l’opposition, à mon sens, a un fondement plus profond
que celui véhiculé par ces arguments de nature administrative ou
économique. Il touche au contrat même Nation-Médecins. On l’ignore
généralement mais notre organisation sanitaire ne remonte pas à 45
mais au compromis historique de la première « convention
nationale » signée le 28 octobre 1971 entre les caisses
d’assurance-maladie et la Confédération des Syndicats Médicaux
Français (CSMF), qui représentait alors très largement le corps
médical. Il faut en relire le préambule. Du côté médical, on
affirmait qu’« une entente (sur les honoraires)
entre représentants de la profession et caisses
d’assurance-maladie n’était pas incompatible avec un exercice
libéral de la médecine ». Cela constituait une révolution
copernicienne et la Sécurité Sociale acquérait une sorte de
légitimité aux yeux de syndicats qui, dés les premières tentatives
d’instaurer des « assurances sociales » en 1928, avait fait de la
liberté tarifaire une exigence indépassable !
Du côté des caisses il était reconnu que « les principes
fondamentaux de la médecine libérale (n’étaient) pas
incompatibles avec la prise en charge (…) des frais
d’honoraires et de prescription médicale par les caisses
d’assurance-maladie ». Cela enterrait toute velléité d’une
"médecine sociale" à l’anglaise à laquelle d’aucuns avaient pensé
en 45. Ces principes fondamentaux de la médecine libérale,
incluant « le paiement direct des honoraires par le malade
», étaient au même moment inscrits dans la Loi où ils figurent
toujours (Art. L.162-2 du CSS).
Ainsi s’établissaient les principes d’une médecine « libérale et sociale » à la Française, à laquelle adhère toujours une grande majorité des médecins français et qui est perçue comme menacée par la Loi Santé. Certes le compromis de 1971 a connu quelques entorses, des deux côtés, qu’il s’agisse de la création en 1980 du secteur II à « honoraires libres » où des restrictions à certaines libertés, par exemple la liberté de prescription. Mais en dépit de ces coups de canif, ce texte reste, dans l’imaginaire (et parfois l’inconscient) collectif des médecins français la charte régissant leurs rapports à l’Etat.
Une évolution ? Non une révolution !
En proposant comme une « avancée sociale » (sans conséquence pour les finances publiques !) la généralisation du tiers-payant, le gouvernement n’a pas réalisé, qu’au-delà des aspects techniques, il touchait à cette dimension symbolique et essentielle. Eriger le principe tiers-payant en règle universelle (au-delà de la situation particulière des patients les plus défavorisés) l’étendre aux prestations des assureurs complémentaires, inverser en quelque sorte la règle et l’exception, change profondément la donne. Il ne s’agit plus en effet pour l’assurance-maladie de rembourser des patients mais de rémunérer des médecins ! Et il faut ignorer toute l’histoire sociale de ce pays pour ne pas sentir la différence. Et cela a été d’autant mal vécu que certaines dispositions de la Loi santé font craindre, par ailleurs, une réduction du domaine conventionnel et une perte de dialogue avec les Caisses au profit d’une logique « territoriale » qui, comme souvent en France, dissimule mal un renforcement de la tutelle centralisée et autoritaire de l’Etat.
Une mauvaise méthode qui ignore les vrais enjeux
Certes, on peut admettre (et c’est mon avis) que le modèle « libéral et social » de 1971 a besoin de se moderniser. Il s’est s’avéré médicalement et socialement efficace mais économiquement très coûteux. Par ailleurs le contexte a dramatiquement changé. La chronicisation des pathologies, la technicité des soins, les nouvelles dimensions de la qualité, les nouvelles exigences des patients, la croissance des coûts et la crise des financements publics, obligent à de nouvelles formes d’exercice, plus collectives et plus coopératives ; elles demandent de nouvelles institutions de soins dépassant la dualité hôpital-cabinet ; elles appellent à de nouvelles formules tarifaires rémunérant la prise en charge d’un patient plus que l’exécution d’un acte.
Mais c’est précisément à un nouveau pacte global Médecins-Nations qu’il faut appeler, dans l’esprit de celui de 1971 mais avec des termes correspondant à la médecine nouvelle du XXIème siècle que nous voyons naitre sous nos yeux. Ce pacte doit s’appuyer sur les réalités du terrain et ne pas résulter de la volonté de faire un « coup politique » facile à travers un projet de loi catalogue, dépourvu de ligne directrice qui, parce qu’il ne s’ancre pas dans l’histoire sociale et médicale de ce pays, autorise tous les fantasmes d’acteurs qui, à tort ou à raison, ne sentent pas de la part de l’Etat la reconnaissance et le respect auxquels ils estiment avoir droit.