La médecine de Serendip

Alexander Fleming, l’un des plus grands bénéficiaires de la sérendipité
Si selon Pasteur le hasard ne favorise que les esprits préparés, l’histoire nous apprend qu’il a souvent été un collaborateur précieux pour les découvertes médicales. Ainsi nous le rappelle ce passionnant voyage dans le temps que nous propose aujourd’hui notre collaborateur, le Dr Alain Cohen. 

Par le Dr Alain Cohen

« Un heureux accident a fait tomber le médicament entre nos mains » : c’est ainsi qu’une publication d’Arnold Cahn et Paul Hepp commençait, le 14 août 1886, dans le Centralblatt für Klinische Medizin. L’histoire de la recherche sur les médicaments est ponctuée d’accidents heureux. » (Gerhard Klebe : In the beginning, there was serendipity, in Drug Design, Springer-Verlag, 2013)

 « L’investigateur doit poursuivre ce qu’il cherche, mais aussi voir ce qu’il ne cherchait pas. » (Claude Bernard)

Prince prodigue des Mille et une Nuits apparu comme par magie, l’imprévu enrichit la science. C’est le 12 octobre 1492, l’Amérique devant Colomb. C’est Gram découvrant en 1883 sa coloration microbienne, fortuitement. Ou Dam soumettant vers 1930 des poulets à un régime hypolipidique pour étudier le métabolisme du cholestérol mais découvrant la vitamine K, révélée par des hémorragies imprévues dues à sa carence. Ou ce filet d’un pêcheur anonyme ramenant en décembre 1938, à l’embouchure du fleuve Chalumna (Canal du Mozambique) un cœlacanthe, poisson présumé fossile depuis des millions d’années !... Au fil de découvertes insolites, cette tribune cerne la silhouette d’un « hasard maîtrisé » dans la recherche biomédicale.  

L’effet inattendu

Le médicament n’est jamais à l’abri d’effets indésirables, découverts tardivement. On se souvient ainsi de la déconvenue dramatique avec la thalidomide (malformations des membres), et des carcinomes vaginaux induits par certains œstrogènes (stilboestrol) chez des jeunes femmes dont les mères avaient reçu le produit durant leur grossesse : l’effet imprévu est là particulièrement sournois, car la corrélation nocive n’est découverte qu’à la génération suivante ! Il peut exister aussi des effets inopinés quand un médicament se révèle, à titre exceptionnel, agir en sens diamétralement opposé à l’effet recherché. On a décrit par exemple des angors paradoxaux, déclenchés par les dérivés nitrés !(1) Allergie et idiosyncrasie suscitent aussi des impondérables singuliers : il a fallu que des millions de sujets reçoivent de l’aspirine avant de constater, un jour, une prise mortelle avec ce produit ! « Soyez attentif à l’inattendu, beaucoup d’informations sur les médicaments manquent encore » conseillent les pharmacologues aux praticiens, pour souligner l’importance de la pharmacovigilance. Cette possibilité d’imprévu justifie l’impératif de rigueur méthodologique lors d’essais thérapeutiques, et accroît les difficultés inhérentes à l’obtention d’un nouveau médicament. George de Stevens évoque ainsi un imprévu fâcheux avec un nouvel hypolipidémiant qu’il étudiait en phase 3, vers 1970(2) : « D’une efficacité excellente, il était bien toléré ; il manquait bien quelques données d’une enquête sur deux ans concernant un éventuel effet cancérigène chez le rat, mais les responsables du marketing évaluaient déjà le marché potentiel, estimé à cinquante millions de dollars. Le seul ennui, c’est que les rats n’en tinrent pas compte : le produit se révéla finalement cancérigène. Déception pour les scientifiques, désastre pour l’équipe de marketing !... » La pharmacologie donne aussi  de fausses surprises : vers 1975, une étude en milieu gériatrique montre que des sédatifs éprouvés se révèlent pourtant inefficaces dans 23 % des cas(3). Ce fait provient d’une mauvaise indication thérapeutique, les sujets traités ne relevant pas tous de cette prescription : faute d’indication correcte, même un bon médicament se montre inactif !

Le médicament imprévu

Dans les surprenants chemins de l’innovation, la pharmacologie évoque parfois le magicien sortant soudain un lapin d’un chapeau ! Après un effet thérapeutique imprévu, une recherche bascule alors vers une toute autre direction.

Trypanosome et HTA

George de Stevens rappelle ainsi(2) la découverte imprévue de la guanéthidine, en 1957. Travaillant sur des affections parasitaires tropicales, et apprenant par une lecture que certains composés agissent contre le trypanosome, Robert Mull étudie l’éventuel effet antiparasitaire de molécules analogues. L’une d’elles, le « Su 4029 », n’a aucune efficacité contre le trypanosome. Mais les chercheurs ont l’habitude de pratiquer un « screening » (tri pharmacologique) en chiasme, c’est-à-dire croisé : tous les nouveaux produits sont testés dans un domaine particulier, et un produit spécifique est testé, à l’inverse, dans tous les domaines. Le croisement (chiasma en grec) est d’ailleurs une ancienne figure emblématique : dans le Timée, Platon affirme que « le Créateur de l’Univers commença à façonner le cosmos en lui donnant la forme de la lettre grecque Chi » dont le graphisme, χ, correspond au X actuel. Si le Su 4029 est synthétisé comme antiparasitaire présumé, cette fin précise n’est pas atteinte, mais l’étude systématique de ses propriétés révèle un effet antihypertensif inattendu, remarqué par le pharmacologue Robert Maxwell ayant la présence d’esprit de noter à plusieurs reprises la tension des chiens sous Su 4029. Un essai clinique montrant que ce médicament-surprise entraîne de la fièvre, Mull et Maxwell modifient la molécule jusqu’à l’obtention de l’un des premiers antisympathiques disponibles, la guanéthidine.
               
Serpents et HTA
      
L’origine du captopril constitue un autre exemple de « carambolage imprévu » en médecine. L’inhibition du système rénine-angiotensine est une idée ancienne, mais qui n’aurait sans doute jamais abouti aux inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) si des chercheurs éclectiques n’avaient pas travaillé, auparavant, sur un tout autre sujet ! Vers 1970, le biologiste David Cushman et le chimiste Miguel Ondetti étudient la composition du venin de serpents brésiliens et remarquent parmi les substances isolées un peptide inhibant la transformation d’angiotensine I en angiotensine II, le téprotide. Basculant de la biochimie des venins à la pharmacologie des antihypertenseurs, les recherches s’orientent alors vers un produit aux propriétés analogues, mais actif per os, car le téprotide n’agit qu’en perfusion IV : captopril et IEC sont nés. Pour cette découverte, Cushman et Ondetti reçoivent le prestigieux prix Lasker en 1999.

La sérendipité

Notons ce remarquable point commun dans l’histoire de la guanéthidine et celle du captopril : quiproquo inattendu, on obtient finalement une toute autre chose que celle recherchée a priori : un antihypertenseur au lieu d’un antiparasitaire ou d’un venin de serpent ! Une grande importance épistémologique s’attache au fait de trouver ainsi ce qu’on ne cherchait pas, ou un substitut inespéré de la quête initiale. On désigne ce concept par l’anglicisme serendipity, dû à Horace Walpole en 1754. Pour exprimer la même idée en français, le chimiste Jean Jacques (1917–2001) propose le terme sérendipité(4), popularisé notamment par la juriste Danièle Bourcier et le médecin Pek van Andel(5). L’étymologie donne à ce mot le parfum d’aventure romanesque et d’exotisme mystérieux propres à la chance, déesse fantasque rarement apprivoisée : Serendip est l’ancien nom arabe de Ceylan, aujourd’hui Sri-Lanka. Forgeant le terme serendipity en référence à un conte publié à Venise au XVIème siècle, Les trois princes de Serendip(6),  Walpole s’en explique ainsi : « Quand leurs altesses voyageaient, elles ne cessaient de découvrir, par accident ou par sagacité, des choses qu’elles ne cherchaient pas. » Quand Walpole crée le mot serendipity, note Sylvie Cattelin(7), il évoque « la faculté de découvrir, ‘‘par hasard et sagacité’’, ce que l’on ne cherchait pas ; aujourd’hui, le terme connaît une vogue croissante au sens de ‘‘découverte par hasard’’, mais si cette focalisation affirme la dimension imprévisible et non programmable de la recherche, l’occultation de la sagacité empêche de saisir ce que ‘‘sérendipité’’ désigne véritablement, au cœur de toute découverte. » Précisant qu’il faut « remonter aux contes orientaux » inspirant Walpole et Voltaire (pour la « méthode de Zadig ») et lire « les romanciers et savants passionnés par cette idée » pour comprendre « le sens profond » de la sérendipité, Sylvie Cattelin rassemble plusieurs fictions à l’origine du concept. D’un conte du Talmud de Sanhédrin jusqu’à Zadig ou la destinée (Voltaire), tous ces textes anciens (hébreu, arabe, tamoul, indo-persan, français) forment autant de bonnes fées sur le berceau de la sérendipité. Pour George de Stevens, elle « ne doit pas être sous-estimée, car les découvertes dues à la chance abondent en littérature scientifique. » Hasard fécond dans la recherche, la sérendipité débusque un phénomène inattendu conduisant en médecine à « de nouvelles connaissances décisives pour obtenir de  nouveaux médicaments. » Jean Jacques collige d’autres définitions de la sérendipité. Comme celle de l’Oxford English Dictionary : « Faculté de faire, par hasard, des découvertes heureuses et inattendues. » Ou d’Alain Peyrefitte : « Dans l’étrange pays de Sérendip, tout arrive à l’envers. Vous trouvez par hasard ce que vous ne cherchez pas. Vous commettez une erreur : elle tourne à votre avantage. Vous voulez du mal à quelqu’un : vous assurez sa prospérité. Fort de l’expérience, vous manœuvrez en sens opposé : vous aboutissez à plus inattendu encore... Tels ces joueurs qui, sur un billard bosselé, provoquent des carambolages imprévus. »

Heureuses fautes

« Vous commettez une erreur : elle tourne à votre avantage. » Une forme de sérendipité particulièrement fascinante concerne ces conséquences inespérées d’un impair, quand la sanction d’une faute consiste, paradoxalement, à s’en féliciter !  Éminent urologue, René Kuss (1913–2006) conte ainsi(8) comment une maladresse opératoire peut avoir parfois, contre toute attente, des retombées décisives. Lors d’une colectomie pour un cancer du sigmoïde, il sectionne un jour par mégarde un uretère de sa patiente. Selon le dogme de l’époque, il est impossible de suturer un uretère, vu son rôle d’émonctoire et le risque d’infection rétrograde. Le Pr Kuss tente pourtant cette suture, sans trop y croire, puisqu’elle est à l’encontre du savoir établi. Puis il monte une sonde dans l’uretère suturé ; comme convenu, il observe une importante rétention d’urine : 200g. Il se prépare donc à révéler à l’intéressée la douloureuse nécessité d’une néphrectomie, par suite de cette méprise technique. Il décide pourtant d’attendre en contrôlant, sans conviction, l’importance de la rétention d’urine. Surprise : « Trois jours plus tard, le rein ne contient plus que 100g et une bonne urine coule par la sonde.  Nouveau sondage quelques jours après : 50g, et la malade va très bien. Au bout de trois semaines, il ne reste que 5g, et une urographie montre un rein de morphologie et de sécrétion normales. » Cette erreur imprévue se révèle finalement précieuse pour l’urologie, « apportant la preuve que, contrairement à ce qu’on pensait, on peut suturer un uretère et espérer le retour à une fonction normale du rein sus-jacent, évitant ainsi le sacrifice inutile d’un bon rein. »

Salvatrice impasse diagnostique

La pratique médicale comporte inévitablement des erreurs de diagnostic. Mais on peut parler d’un extraordinaire concours de circonstances (donc de sérendipité) quand une telle erreur, bien sûr involontaire, devient la condition sine qua non de la survie du malade ! À propos d’un patient atteint d’une coarctation aortique congénitale (bien supportée et jamais opérée) et hospitalisé pour une fièvre inexpliquée, le Pr J. Passeron(9)   évoque un exemple remarquable d’une telle impasse diagnotique... résolument salvatrice ! Une pleurésie apparaît en quelques semaines, mais la ponction pleurale ne montre pas de germe. Plus tard encore, une péricardite. Faute d’étiologie précise, on se contente de traitements symptomatiques, apparemment efficaces puisque le patient peut quitter l’hôpital. Mais le mois suivant, survient une baisse insolite de l’acuité visuelle, attribuée à une choroïdite. Devant ces multiples atteintes séreuses, les praticiens pensent légitimement à la tuberculose, et prescrivent un traitement anti-tuberculeux. Le diagnostic exact est fait seulement lors d’une nouvelle hospitalisation, justifiée par un œdème pulmonaire : anévrisme ventriculaire ancien, avec fissuration du ventricule gauche visible à l’angiographie pré-opératoire. Chance inespérée pour ce malade : la fièvre inexpliquée ne lui ayant pas été rattachée, sa péricardite a « traîné » : diagnostiquée avec beaucoup de retard, elle a permis le développement d’adhérences assez solides pour aboutir à une hémostase spontanée et prévenir la rupture du péricarde qui eût entraîné, sinon, une tamponnade avec hémorragie interne mortelle ! Ainsi, pour n’avoir pas fait à temps le diagnostic principal (anévrisme ventriculaire sur le point de se rompre), les médecins auraient condamné leur patient s’ils avaient eu la malchance de faire, par contre, le diagnostic de la pathologie secondaire (péricardite), car son traitement précoce aurait empéché la constitution des adhérences providentielles ! Cette observation exceptionnelle rappelle la formule « moins par moins donne plus » : la conjonction aléatoire de deux erreurs peut redresser par chance, à l’insu des praticiens, une situation compromise...

Surprises d’Esculape

En médecine, rien n’est définitivement figé : il faut garder constamment son attention en éveil, car l’inattendu est toujours possible, comme le confirme la neurotoxicité soudaine des sels de bismuth, vers 1970, alors qu’ils étaient prescrits de longue date sur une vaste population, comme protecteurs de la muqueuse digestive. Plus étrange encore : très rare dans d’autres pays (où des produits bismuthés sont encore prescrits), cette toxicité inédite a électivement touché des patients français ! Ce revirement de toxicité est mal compris, mais on l’estime lié à la conjonction d’une idée reçue et d’un évènement aléatoire. L’opinion erronée : les sels de bismuth étaient présumés insolubles (d’où leur utilisation en « pansement » contre l’ulcère), bien qu’ils fussent en réalité partiellement absorbés. L’évènement aléatoire : l’apparition imprévue de mutations bactériennes dans la flore digestive commensale, sans doute sélectionnées par de nouvelles pratiques thérapeutiques (antibiotiques) et par des changements culturels (nouvelles habitudes alimentaires des Français). Ces bactéries modifiées  auraient réduit le sous-nitrate de bismuth ingéré en nitrites solubles, d’où une méthémoglobinémie et la neuro-toxicité insolite (convulsions, encéphalopathie, dépression) d’un produit longtemps sans histoire...

Autre surprise médicale tragique, l’arrivée inopinée du Sida, comme l’évoquent Robert Gallo et Luc Montagnier, les découvreurs du VIH, son agent infectieux : « En 1980, on croyait les pays industrialisés débarrassés des risques liés aux maladies infectieuses et que la santé publique n’était menacée que par des maladies comme le cancer, les troubles cardiaques et les anomalies génétiques. L’arrivée du Sida (maladie virale dévastatrice) a balayé cette confiance(10). » Et la pandémie de Covid-19, plus tard, d’enfoncer le clou...

La petite et la grande

Le phénomène d’analogie trompeuse peut concerner la médecine. Au début du XIXème siècle, des médecins pratiquent la « syphilisation » de sujets sains : croyant les immuniser contre la syphilis, ils leur inoculent délibérément du matériel prélevé sur un chancre syphilitique, réalisant ainsi la propagation expérimentale du tréponème ! On le devine, l’effet de cette étrange « prophylaxie » se révèle désastreux pour les infortunés patients. Comme le dénonce Broca : « Je déplore l’erreur funeste des syphilisateurs, je m’élève contre ces vastes tatouages faits avec ce virus syphilitique sur des centaines de malades. Expériences inutiles, nuisibles. » Ces médecins « syphilisateurs » sont-ils insensés ? Ils sont en fait victimes d’un raisonnement inductif par homonymie fallacieuse. Codifiant une technique empirique (documentée au moins depuis le XVIème siècle le long de la route de la soie, de la Chine à Constantinople), Edward Jenner a montré l’efficacité de la vaccination contre la variole, communément appelée petite vérole. Puisque la syphilis, c’est la grande vérole, ce qui vaut pour l’une doit a priori valoir aussi pour l’autre, et l’on s’attend donc à ce que le repiquage du produit d’un chancre protège contre la grande vérole, comme des repiquages semblables (variolisation et vaccination jénérienne) protègent contre la petite ! Cet échec inattendu contre la syphilis déconcerte les médecins syphilisateurs car il ruine leur raisonnement analogique : si une maladie A (la grande vérole) est comparable à B (la petite vérole), le traitement inconnu de A doit être comparable à celui de B (le repiquage vaccinal). L’ennui, c’est que grande et petite vérole n’ont de comparable que leur dénomination ! On comprendra plus tard qu’un spirochète n’est pas semblable à un pox-virus... Ce parallèle entre grande et petite vérole s’est peut-être déroulé d’ailleurs dans l’ordre inverse : Jenner est en effet élève et ami du chirurgien réputé John Hunter, auteur présumé de la syphilisation. Croyant que la blennorragie n’est qu’une forme atténuée de syphilis (de même que Jenner présente le cow-pox comme une forme atténuée de variole), Hunter s’inocule le pus d’un patient gonococcique. Par malchance, celui-ci souffre de ces deux maladies vénériennes à la fois ! Contaminé par la grande, Hunter paye alors sa méprise diagnostique dans cette périlleuse expérience ! Mais Jenner aurait repris le procédé (infructueux dans la syphilis) pour l’appliquer, avec succès cette fois, à la variole où il se révèle plus sûr que l’ancienne variolisation.

La chance dans le détail

Selon Nietzsche, le diable serait dans les détails. Mais parfois aussi, le dieu de la chance ! Il arrive en effet qu’une modification aléatoire d’un paramètre expérimental s’avère décisive pour aiguiller soudain un esprit sagace vers une nouvelle trouvaille. L’historien F. Hoefer évoque ainsi le bleu de Prusse comme exemple de « découverte à laquelle on n’a point été conduit par le raisonnement. » Elle survient à Berlin vers 1705 : alors qu’il réunit ses ingrédients pour obtenir, comme à l’accoutumée, un précipité rouge carmin, le préparateur de couleurs Johann Jacob Diesbach a la surprise de voir apparaître, contre toute attente, une poudre bleue ! On comprend plus tard que l’un des composants (la potasse) a été contaminé, par hasard, avec le sang d’un animal dont les protéines apportent opportunément l’azote donnant ce bleu de Prusse, considéré comme le premier pigment de synthèse (ferrocyanure ferrique).
               
L’importance du flacon

M.  Langeron(11) rappelle aussi l’histoire d’un colorant d’abord mystérieux, l’azur de méthylène : « En 1891, Romanovsky découvrit fortuitement qu’un mélange de bleu de méthylène et d’éosine permet de colorer en violet carminé le  noyau des parasites du paludisme » qui avait jusque là résisté à tous les réactifs. Mais cette coloration s’avérait étrangement capricieuse : « Les proportions à employer différaient avec les diverses marques de bleu et, malgré toutes les précautions, il y avait des cas où la réaction ne réussissait pas. Romanovsky remarqua pourtant que les solutions anciennes de bleu donnaient les meilleurs résultats. » Ce phénomène est expliqué en 1898 par Nocht. Il montre que l’azur de méthyène résulte de l’oxydation du bleu de méthyène en solution alcaline : « Dans les vieilles solutions de bleu, il se forme spontanément, sous l’influence de petites quantités d’alcali qui proviennent du verre. » Pour colorer l’hématozoaire, contrairement au célèbre dicton, peu n’importe donc pas le flacon !

L’accident fécond

La sérendipité relève souvent d’un incident ou d’un accident fécond permettant de réunir par hasard les conditions requises pour une nouvelle découverte. Comme le rappellent J.B.S Haldane et Jean Jacques, la médecine lui est par exemple redevable de la découverte de l’adrénaline, en 1901, quand le biologiste japonais Takamine renverse un peu d’ammoniaque sur une préparation d’extraits surrénaliens : sans le vouloir, il vient ainsi d’obtenir les premiers cristaux d’adrénaline !... Georges Mathé et Yvon Kenis(12) évoquent de même la sérendipité dans la découverte d’une classe importante d’agents antimitotiques, les bis-halogéno-éthylamines (alkylants plus connus sous le  nom de moutardes azotées, comme le chlorambucil ou le cyclophosphamide) : « Durant la Seconde Guerre Mondiale, la chimiothérapie (en oncologie) devait rencontrer l’évènement qui la conduirait à recevoir cet extraordinaire essor de la synthèse organique. Peu après que le bateau John E Harvey, porteur de cent tonnes de gaz moutarde, fut coulé à Bar Harbor en 1943, Alexander, un officier américain, recueillit (chez les survivants du naufrage) diverses observations qui révélèrent l’action leucopéniante de cet agent » : le malheur des uns peut servir à d’autres... Synthétisé dans l’espoir d’une chimiothérapie in situ, le cyclophosphamide montre la prudence requise avant d’espérer une chimiothérapie locale, même avec un médicament actif par voie générale.

Vers 1965, la sérendipité préside aussi à la découverte de l’effet antimitotique du cisplatine : Barnett Rosenberg et Loretta Van Camp ont la surprise d’observer une inhibition de la division des bactéries Escherichia coli et en déduisent la possibilité d’un effet cytotoxique, alors qu’ils étudient au départ l’effet d’un champ électrique sur ces bactéries... entre deux électrodes de platine !

Surprise de labo sale

« Je n’aurais normalement jamais dû remarquer ce phénomène. J’aurais pu être de mauvaise humeur, irrité par une scène de ménage. Me fiancer ce jour-là et avoir la tête pleine d’images de bonheur. Être simplement trop alourdi par un bon déjeuner pour remarquer quoi que ce soit. » Le narrateur s’appelle Alexander Fleming, prix Nobel de Médecine en 1945. Il se remémore cette journée : « Il y a des milliers de moisissures différentes. Des milliers de bactéries différentes. La chance m’a servi en m’apportant la moisissure qu’il fallait au bon moment. C’est aussi extraordinaire que de gagner le sweepstake en Irlande. » Bactériologiste à l’hôpital Saint Mary de Londres, Fleming doit paradoxalement cette chance à ses mauvaises conditions de travail, puisqu’il ne dispose alors pour laboratoire que d’un médiocre sous-sol, humide, où « le vent pousse feuilles mortes, poussières et débris de toutes sortes. » Cette situation fâcheuse se révèle pourtant bénéfique... en provoquant l’échec d’une expérience ! Fleming travaille sur les staphylocoques quand il remarque incidemment l’aspect insolite d’une boîte de Petri : près des bords, les microbes se sont développés normalement, mais ont disparu autour d’une tache de moisissure due assurément à quelque spore, apportée par l’air peu  salubre du laboratoire. Fleming pourrait jeter cette boîte de culture ratée, mais préfère la conserver, résolu à comprendre ce phénomène (transformant ainsi, à l’inverse de Pyrrhus, son échec en victoire, avec l’aide ultérieure de Chain et Florey).

Si la naissance officielle de la pénicilline relève ainsi d’une sérendipité, puisqu’un hasard heureux dirige un chercheur sur une voie imprévue, Fleming redécouvre seulement les antibiotiques, en vérité. Un jeune médecin de l’École de Santé de Lyon, Ernest Duchesne aurait pu faire gagner près de 50 ans à la médecine... si ses idées avaient trouvé un écho ! Agé de 23 ans, Duchesne soutient en 1897, devant un jury assoupi, une thèse devenue depuis le symbole accablant de la résistance aux idées nouvelles, quand elles n’émergent pas de l’establishment : Concurrence vitale chez les micro-organismes, antagonisme entre les moisissures et les microbes. Et comme l’écrit Gerald Messadié, l’utilisation empirique d’antibiotiques remonterait à l’Antiquité : « il y a 2500 ans, les Chinois avaient constaté que la crème de soja moisie était efficace contre les infections de la peau. » Un ingrédient mycélien figure d’ailleurs dans des recettes traditionnelles : koji et shoyu en Extrême-Orient (riz et sauce de soja ensemencés avec des spores d’Aspergillus orizae), ou fromages persillés en Occident (bleu d’Auvergne, roquefort).

Surprise de labo propre

1889. À l’université de Strasbourg sous férule allemande, Oscar Minkowski et Joseph von Mering se livrent à des expériences sur l’animal. Étudiant le rôle physiologique du pancréas, les deux chercheurs ont déjà procédé à des travaux sur les  oiseaux, et ils passent maintenant au chien. Leur intention est de vérifier, par une ablation du pancréas, le rôle des sucs pancréatiques dans la digestion des lipides. En langage actuel, leurs travaux concernent donc l’étude du pancréas exocrine, le seul connu à cette époque. Première surprise : alors que les chercheurs ne s’attendaient qu’à des troubles digestifs, les chiens ayant subi l’exérèse pancréatique sont affectés de polyurie, et une femme de ménage s’aperçoit que leur urine attire un nombre de mouches inhabituel, dans ce laboratoire très propre d’ordinaire ! L’analyse de l’urine montre qu’elle contient un taux du sucre élevé, d’où l’intérêt particulier des mouches pour ce festin. Devant cette association inopinée d’une polyurie et d’une glycosurie, les chercheurs constatent qu’ils viennent de créer, sans le vouloir, le premier diabète expérimental ! Pour confirmer leur découverte montrant une relation probable entre l’excrétion des sucs pancréatiques et le diabète, ils ligaturent les canaux pancréatiques d’autres chiens. Mais une seconde surprise les attend : ces chiens souffrent certes de troubles digestifs, mais non d’un diabète ! C’est ici qu’un raisonnement plausible, mais erroné, permet d’expliquer les observations inattendues de Minkowski et von Mering.

Reprenant leurs travaux, le Français Emmanuel Hédon (1863–1933) concilie l’existence d’un diabète lors d’une exérèse pancréatique et son absence après une simple ligature en présumant que cette ligature est sans doute imparfaite : en 1892, il décide de procéder autrement : comme le but consiste à entraver la sécrétion des sucs pancréatiques pour créer un diabète expérimental, mais qu’une ligature du canal de Wirsung se montre à elle seule inopérante, Hédon remplace cette ligature par une ablation du pancréas, suivie de sa réimplantation ectopique sous la peau de l’animal. Cette fois, comme les sucs  pancréatiques ne peuvent absolument plus parvenir dans le tube digestif, un diabète expérimental doit logiquement s’installer. Mais contre toute attente, le verdict de l’expérience est encore négatif : le chien ne devient toujours pas diabétique ! Les expérimentateurs de la fin du XIXème siècle sont donc confrontés à ce paradoxe déconcertant : l’ablation du pancréas s’accompagne d’un diabète, bien que son exclusion fonctionnelle n’en entraîne aucun ! Le Français Laguesse suppose alors que, de manière inattendue, le pancréas s’avère non seulement une glande exocrine (seule concernée par ces expériences d’exclusion fonctionnelle, et dont le déficit cause les troubles digestifs prévus), mais aussi une glande endocrine impliquée dans le diabète et non touchée par l’exclusion des sucs exocrines.

L’ε insolite

Cette hypothèse correcte paraît pourtant, de prime abord, d’autant plus troublante que la partie endocrine du pancréas (identifiée aux îlots de Langerhans) représente seulement 1% de son volume total ! Conclusion très surprenante : une masse en apparence négligeable d’une glande (et longtemps ignorée) se révèle, néanmoins, capitale pour sa finalité globale ! Il n’est pourtant pas rare que des fractions a priori minimes d’une substance présentent brusquement un intérêt crucial. Par analogie avec l’algèbre où une quantité très petite est souvent désignée par la lettre grecque ε (epsilon), cette importance soudaine d’une proportion modeste correspond en somme à « l’ε insolite », décisif dans plusieurs percées majeures de la science. C’est le cas des vitamines, qualifiées de « presque riens essentiels » : quasi impondérables dans les aliments, elles n’en sont pas moins indispensables, et ne furent décelées qu’à l’occasion de modèles expérimentaux des carences endémiques (béribéri) ou d’empiriques rapprochements séculaires : la fréquence du scorbut était proportionnelle à la durée du voyage maritime et inversement proportionnelle aux ressources en vivres frais ; celle du rachitisme diminuait avec la consommation d’huile de foie de morue.

D’autres exemples d’ε insolite offrent une transition vers les formes de sérendipité en dehors du champ biomédical. L’isotope fissile de l’uranium (U235) ne représente que la cent quarantième partie (0,71%) de l’uranium naturel, mais fut pourtant la clef de l’énergie nucléaire. Enjeu stratégique lors de la Seconde Guerre Mondiale, l’eau lourde repose sur l’atome de deutérium dont l’abondance approximative au sein de l’hydrogène naturel n’est que de 0,015% : pour obtenir une tonne d’eau lourde, la plus grande usine du monde, fermée en 1997, devait traiter 340 000 tonnes d’eau normale ! La proportion de carbone 14 dans le carbone naturel est encore plus insignifiante : environ un seul noyau de carbone 14 pour 10 puissance 12 noyaux de carbone ! Cet isotope est néanmoins la base de la datation archéologique, forgée par Willard F Libby (prix Nobel de Chimie en 1960).

En présence de telles disproportions entre une connaissance éprouvée et un phénomène marginal en son sein, la découverte de ce dernier relève souvent de la sérendipité ou de l’obstination à expliquer une différence minime, attribuée d’abord à une erreur de mesure, comme l’illustrent les découvertes complémentaires des isotopes et du neutron. En 1912, le physicien J.J Thomson estime que le néon n’est pas unique, mais « un mélange de deux formes. » En 1919, lors d’une étude spectroscopique de l’hydrogène, son assistant Francis William Aston remarque une erreur inopinée de poids atomique portant sur la quatrième décimale (1,0077 au lieu de 1,0078). Infime mais surprenant, cet écart est interprété en 1931 par Harold Clayton Urey (prix Nobel de Chimie en 1934, puis plus tard coauteur avec Stanley Miller de la célèbre expérience de Miller-Urey sur les origines de la vie), non comme une erreur, mais comme un ε insolite, révélateur d’un isotope inconnu, le deutérium, isolable par distillation fractionnée de l’hydrogène. Les écarts de poids atomiques entre isotopes sont alors imputés aux neutrons que James Chadwick observe effectivement en 1932.

À la fortune du pot

Selon la légende, Charlemagne s’en remettait simplement à la chance pour décider des phytothérapies à suivre. Quand il était malade, il lançait son épée au hasard dans son jardin de plantes médicinales, en comptant sur la Providence pour désigner, à l’endroit où retombait l’épée, celles qui le guériraient ! Si la méthode de Charlemagne (« au petit bonheur la chance ») fait sourire aujourd’hui, l’inattendu favorable régit encore, comme nous le verrons dans une prochaine tribune, les jeux subtils de la science et du hasard...

Références


(1) R. Haïat & M.C Commare : Quelques effets insolites des dérivés nitrés, in Médecine cardio-vasculaire n°52 (Mars 1985).
(2) George de Stevens : Serendipity and structured research in drug discovery, in Progress in Drug research (vol. 30, 1986) (Birkhaüser Verlag, Bâle).
(3) H. David Bergman : Prescribing of drugs in a nursing home in Drug Intel. and clin. Pharmacol. (1975 ; vol 9, issue 07: 365–368).
(4) Jean Jacques : L’imprévu, ou la science des objets trouvés (Éditions Odile Jacob, 1990).
(5) Danièle Bourcier & Pek van Andel : De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit (Éditions L’Act Mem, 2008)
(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Voyages_et_aventures_des_trois_princes_de_Serendip
(7) Sylvie Catellin : Sérendipité. Du conte au concept (Seuil, 2014)
(8) R. Kuss : Interview in VSD Médecins et Médecine n°13 (10-12-1981).  
(9) J. Passeron : Interview in VSD Médecins et Médecine n°17 (07-01-1982).
(10) Robert Gallo & Luc Montagnier : Le Sida aujourd’hui (in Pour la Science n°134; Décembre 1988).
(11) M. Langeron : Précis de microscopie (Masson; 1934).
(12) Georges Mathé & Yvon Kenis : La chimiothérapie des cancers (L’Expansion Scientifique Française, 1974).

Copyright © http://www.jim.fr

Réagir

Vos réactions (7)

  • La place de la sérendipité se trouve annulée

    Le 05 mars 2022

    Cet article est très intéressant, car dans notre médecine de plus en plus protocolisée, la place de la sérendipité se trouve annulée, ce qui est très préjudiciable à la possibilité de découvertes précieuses.

    Dr Christine Gintz

  • Article passionnant et instructif !

    Le 05 mars 2022

    Bravo. Très belle compilation des hasards des découvertes en médecine (notamment). Y-a-t-il des exemples récents de résultats inopinés et insolites mais utiles dans les laboratoires modernes aux techniques sophistiquées ? Sans doute.

    Dr Christian Cusset

  • Helicobacter pylori

    Le 07 mars 2022

    > Y-a-t-il des exemples récents de résultats inopinés et insolites mais utiles dans les laboratoires modernes aux techniques sophistiquées ?
    http://www.helicobacter.fr/wp-content/uploads/2019/01/FAUCHERE-la-folle-histoire-de-la-decouverte-dH-pylori-2.pdf
    Serendipité... pour celles/ceux qui sont prêts à la reconnaitre.

    Dr Yves Goulnik

Voir toutes les réactions (7)

Réagir à cet article