
Paris, le samedi 24 janvier 2015 – C’était en janvier 2015. Le monde délirait à grand bruit. On y tuait des femmes pour un morceau de peau dévoilé, des couples « même » hétérosexuels ne pouvaient s’aimer en toute liberté dans un grand nombre de pays et il existait mille et une raisons, vaguement sexuelles ou pas, pour qu’à tout instant votre vie tourne court. Et il y avait quelques pays jouissant d’une liberté enivrante, qui ne savait presque qu’en faire, ni comment la défendre. Il y avait la France où au nom de la liberté d’expression, après des meurtres épouvantables, trois millions de personnes avaient pacifiquement défilé dans la rue. Il y avait la France où l’on saluait dans une riche exposition les œuvres de Sade (1), où l’on avait découvert les richesses du Kama Sutra (2) ou d'Hokusai (3).Il y avait la France. Et il y eut la fresque.
Cinq super héros et un ministre
En France, en 2015, il est possible que le dessin de cinq super héros Flash, Superman, Batman, Superwoman et Wonder Woman s’adonnant à des pratiques sexuelles (que la lecture de ce texte par la mère de l’auteur défend de nommer) peut alimenter pendant plusieurs jours commentaires, communiqués et tweets enragés. Et bien sûr, de longues réflexions sur les blogs. Après la censure de cette fresque présente depuis quinze ans dans l’internat du CHU de Clermont-Ferrand, au motif que des bulles ajoutées récemment l’auraient transformée en une apologie du viol de Marisol Touraine (!) à l’origine d’un projet de loi très controversé les blogueurs ont en effet largement évoqué cette affaire.
Dessine moi un viol
Il s’agissait de répondre d’abord à une question pressante. La scène (avant les bulles notamment) représente-t-elle un viol ? Qu’ils condamnent ou non la fresque, qu’ils prennent ou non des distances avec la tradition, pour la très grande majorité des médecins, internes et autres blogueurs la réponse est négative. Quitte à faire un dessin. Ainsi, Peggy Sastre, chroniqueuse spécialiste de sexualité qui s’exprime sur le site « Le Plus » du Nouvel Observateur, estime que pour accepter l’hypothèse selon laquelle la fresque représenterait un viol : « il faudra qu’on m’explique, notamment ce que fait la main de Wonder Woman autour du sexe de Flash Gordon ». D’autres soulignent ce détail et commentent sur le blog Ozinzen : « Un esprit tordu peut voir un viol dans toute représentation d’un acte sexuel ». De fait, ceux qui jugent sans détour que le dessin incriminé est celui d’un viol font une condamnation très claire de la pornographie en général et de celle qui sévit dans les salles de garde en particulier. Ainsi, Martin Winckler qui a consacré les plus longs développements à cette affaire sur le blog participatif « L’Ecole des soignants » écrit : « Depuis quelques jours, une fresque représentant un viol collectif (ou, selon certains, une orgie) peinte au mur de l’internat (…) au CHU de Clermont-Ferrand fait couler de l'encre, après que des "bulles" y ont été ajoutées pour suggérer que la femme violée pourrait être la ministre de la santé, en représailles de la loi qu'elle veut mettre en application. Même sans le discours surajouté, particulièrement odieux, la fresque elle-même pose problème » avant d’ajouter plus tard : « L’argumentation « historique » sous-entend également que la pornographie est une manière légitime de se "défouler" , sans s’interroger sur sa dimension sexiste et misogyne ».
Tradition : où l’on arrive sans passer par la case départ au point Godwin
On le voit, au-delà de l’affaire du CHU de Clermont-Ferrand, la réflexion s’est engagée sur les us et coutumes de salles de garde. Beaucoup en effet pour défendre la fresque, ont invoqué la tradition. « C’est une tradition ancienne des étudiants en médecine d’avoir l’esprit potache » résume en une phrase le blog Ozinzen. D’autres se rappellent qu’ils ont aimé le « concept du floklore carabin » tel l’auteur du blog nfkb. Pourtant, cet argument n’est utilisé qu’avec modération. S’insurgeant pourtant contre la censure, Peggy Sastre remarque qu’il ne peut être employé sans risque : « Je me fous du caractère traditionnel de cette peinture (l’excision aussi, est une tradition) ». Mais le plus grand pourfendeur de cette « excuse » est Martin Winckler. Il va pour le faire aller (rapidement) jusqu’au point Godwin (et non G, pourtant plus proche du sujet). « Même si une représentation douteuse était acceptable autrefois, ça ne la rend pas acceptable aujourd'hui. Les représentations "historiques" des Juifs par les Nazis sont toujours visibles dans les musées et les livres d'histoire. Mais quand on les utilise aujourd'hui pour représenter les Juifs, elles sont considérées à raison comme insultantes et intolérables » commence-t-il. Puis, il poursuit en évoquant ce que cette dimension historique cache : la perpétuation, à ses yeux, d’une médecine élitiste et machiste. « L' "esprit carabin" que brandissent les chantres de la pornographie des salles de gardes comme "art", n'est pas juste une manière de s'amuser, c'est la rémanence d'une mentalité archaïque, qui perdure aujourd'hui » écrit-il après avoir insisté sur le fait que les tenants de l’argumentation historique « "oublient" la dimension historique, à savoir que jusqu'à très récemment, les médecins étaient presque tous des hommes et que leur autorité (et leur domination, y compris sexuelle) s'imposait aux autres professionnels de santé - en majorité des femmes. Parler de "défoulement" en omettant de prendre en compte la dimension aristocratique et machiste de la profession médicale jusqu'à 1968 (et encore aujourd'hui), c'est un peu comme suggérer que "finalement, le colonialisme a fait du bien aux pays colonisés" - autrement dit, c'est crapuleux » écrit-t-il en un rapprochement qui sans doute devrait être discuté.
La catharsis a bon dos
Découlant directement de cette critique de la tradition, Martin Winckler s’applique également à déconstruire l’idée très véhiculée selon laquelle les images grivoises des salles de garde permettraient une « catharsis » de ceux qui sont si souvent confrontés à la mort. Jean-Yves Nau évoque clairement cette dimension sur son blog en s’interrogeant en guise de conclusion : « Recouvrir d’un voile de peinture ces créations picturales ? C’est possible et même souhaitable dès lors qu’elles représenteraient une menace concrète ou potentielle pour les femmes (ou pour les hommes). Mais si, au final, il ne s’agissait le plus souvent que d’une forme de dérivatif, d’une expression naïve et transmise, d’une forme à peine sublimée, un humour zéro degré qui aide celles et ceux qui ne le sont pas encore, à devenir des médecins ? ». Cette conception est battue en brèche par Martin Winckler. Observant tout d’abord que les médecins français sont probablement les seuls à s’adonner à de tels exutoires (et ils ne sont pour autant pas les plus équilibrés de la galaxie, note-t-il)*, il insiste sur le fait que cette forme de catharsis n’est accessible qu’aux seuls médecins et pas à tous ceux qui à l’hôpital côtoient également la mort, et notamment les premiers concernés, les malades (oubliant cependant que la responsabilité des médecins pèse sans doute d’un poids plus important que sur les autres… même des premiers concernés). C’est alors que l’on assiste à une critique sociale de l’idée de catharsis. « La catharsis dans les fresques, c'est donc le propre de l'élite. Le tag et la dégradation de bien public, c'est pour les pauvres. L'orgie symbolique c'est pour l'élite. Les pauvres et les immigrants, eux, doivent se contenter des viols "à la tournante" » lance-t-il, jugeant : « Allez, la "catharsis" a bon dos ! ». Ainsi à travers la plume de Martin Winckler apparaît-il clairement que l’affaire de la fresque a permis (une nouvelle fois) de mettre à jour les critiques nourries à l’encontre des salles de garde. Beaucoup jugent la réflexion intéressante, mais même si certains dans les commentaires et sur les blogs estiment que s’il est probablement « pompeux » (pour reprendre le terme de nfkb) de se draper dans le besoin de « catharsis » pour justifier les salles de garde, le traitement de l’affaire est considéré comme fortement « exagéré ».
Je suis une fresque
Amoureux des salles de garde et de leur « folklore » ou opposants à ces coutumes archaïques et non sans présupposés auraient pu se retrouver au final dans la défense de la liberté d’expression. En effet, de même que les internes de Clermont Ferrand qui ont rapidement obtempéré face au déferlement médiatique ont tout de même tenté d’évoquer une légère dissension en recouvrant l’emplacement du dessin d’un « Je suis une fresque » (en référence à l’ultra célèbre « Je suis Charlie ») beaucoup ont fustigé cette « censure », mot qui apparaît sur le site de nfkb et sur de nombreuses pages Facebook d’interne et de médecins et dans les très nombreux commentaires suscités sur notre site par les articles ayant trait à cette affaire (il est d’ailleurs à noter que si sur les blogs les voix s’étant exprimées le plus fortement ont fustigé la fresque et les salles de garde, sur Facebook, les réseaux sociaux et autres, la défense a été plus large mais moins développée). Mais là encore la voix de Martin Winckler fait dissension. Il estime en effet que l’argument de la liberté d’expression est irrecevable parce que toutes les personnes exposées aux fresques pornographiques qui recouvrent les murs des salles de garde ne sont pas consentantes, à la différence de ce qui prévaut face à une œuvre d’art, un journal ou un article de blog. « Un internat n’est pas un club privé, c'est un bâtiment mis à la disposition de salariés de l'hôpital (les internes, les étudiants, les médecins, mais pas seulement) et où circulent des personnes de sensibilités très différentes. Le mur d'une salle d'internat n'est pas un "lieu d'expression libre" comme l'est un journal, un livre, un film – ou un tableau d'affichage prévu à cet effet. Et, dans un internat, la loi s'applique. Il ne serait pas toléré qu'on y peigne des scènes racistes, pédophiles ou appelant à la haine. Pourquoi est-il toléré qu'on y peigne des fresques pornographiques, des viols ou des orgies ? Tous les médecins n'ont pas envie de vivre sous des fresques pornographiques ou des textes grivois. (…) Une fresque qui s'impose et contraint tous les usagers d'un lieu à subir des représentations sexistes n'est pas une manifestation de liberté. C'est juste une brutalité (mal) travestie. La liberté ne peut pas se construire sur la contrainte ou l'insulte d'autrui. La liberté, c'est l'absence de contrainte pour tous et pour toutes » argumente-t-il. Ainsi, est-il peu probable que Martin Winckler reprenne le leitmotiv « je suis une fresque ».
Exécution en règle d’Osez le féminisme… par une femme !
Pour Peggy Sastre, au contraire, « la liberté » est ici clairement bafouée puisque sous des prétextes moraux et à partir de l’interprétation, très discutable, de quelques uns, on invoque une loi qui vraisemblablement ne s’applique pas. « De la même manière qu'il faudra autrement plus de temps pour démontrer que la Lune est un satellite de notre planète que d'affirmer qu'il s'agit d'une meule de fromage accrochée dans le ciel, démonter une accusation d'apologie du viol sera autrement plus fastidieuse que le simple fait de la proférer. Quand vous faites œuvre de propagande, euh, pardon, de militance, tout mensonge est bon à prendre, c'est bien connu. Certes, l'apologie de la violence est interdite et il est donc interdit d'en appeler par tous les moyens d'expression possibles à taper, brûler, violer ou encore écarteler autrui, nous sommes parfaitement d'accord. Sauf que, dans le cas qui nous occupe, cette apologie de la violence n'a rien de factuel, elle est liée à l'interprétation que fait Osez le Féminisme (et tous ceux qui sont d'accord avec l'association) de la fresque condamnée, interprétation qui sera d'ailleurs soumise au débat si la justice, comme le laissent aujourd'hui entendre le CHU de Clermont-Ferrand et le Conseil national de l'Ordre des médecins, en vient à être saisie pour arbitrer un éventuel litige. (…) Je ne peux pas accepter sans un minimum de résistance qu'on se drape dans une soi-disant légitimité juridique pour censurer un objet d'expression qui déplaît à notre goût ou à notre morale. Qu'on trouve la pornographie, le gang bang, le fist-fucking, l'éjaculation faciale et les héros de Marvel moches et dégueulasses, la chose est tout à fait plausible et recevable. Mais, dans des sociétés démocratiques et pluralistes, la justice n'a rien à faire de litiges où la culpabilité d'un accusé est présumée du simple fait qu'il aura heurté telle ou telle sensibilité, vu que (là encore, je croyais que la chose avait été confirmée ces derniers jours, oups) la liberté d'expression l'emporte sur les émotions forcément subjectives de toute personne que cette même liberté sera susceptible de perturber. Ce qui s'applique à tout le monde. Que ces perturbés soient les bigots d'une quelconque religion révélée ou les petits flics d'un certain féminisme qui passent leur vie à traquer le moindre recoin de nos existences pour voir si elles sont bien conformes à ce qu'en professe la doxa de leur secte » exécute-t-elle.
La fresque : une aubaine pour Marisol Touraine
Enfin, dernier acte de ces gloses à l’infini de cette « affaire » : la dimension politique. Bientôt, commença à fleurir sur les blogs l’idée que l’indignation du ministère de la Santé était une façon de créer un écran de fumée devant le conflit actuel autour de la loi de Santé. « La Ministre de la Santé aurait mieux fait de passer au dessus de ce dessin et se concentrer sur des dossiers plus importants » écrit par exemple nfkb tandis que plusieurs commentaires font clairement allusion au débat autour de la loi de santé. Les internes eux-mêmes après avoir commis un communiqué de contrition ont estimé que le « crime » de la fresque ne pouvait excuser les condamnations injurieuses des proches du ministre et encore moins l’oubli total des internes dans le projet de loi de Santé.
C’était en janvier 2015. L’affaire eut finalement tant d’importance qu’après avoir pansé la France des blessures infligées par trois terroristes, l’Elysée reçut les internes, humiliés par les retombées de l’affaire de la fresque. Rendez-vous fut pris le 27 janvier, comme l’indique Jean-Yves Nau à la plume désabusée.
Pour en savoir plus et découvrir dans l’intégralité tous les textes vous pouvez cliquer sur ces liens :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1309847-fresque-pornographique-ciblant-marisol-touraine-non-ce-n-est-pas-une-apologie-du-viol.html
http://ozinzen.com/blog/les-nouveaux-inquisiteurs-sattaquent-aux-internes-de-lhopital-de-clermont-ferrand/
http://ecoledessoignants.blogspot.fr/2015/01/denoncer-la-presence-de-fresques.html
http://www.nfkb0.com/2015/01/21/my-2-cents-sur-laffaire-de-la-fresque/
https://www.facebook.com/richard.lemal
https://m.facebook.com/permalink.php?story_fbid=741948552567174&id=697384420356921
http://jeanyvesnau.com/2015/01/21/jetais-une-fresque-ou-les-obscenites-condamnees-dune-salle-de-garde-dinternat/
http://jeanyvesnau.com/2015/01/19/en-finir-avec-les-obscenites-picturales-des-salles-de-garde-laiques-de-nos-hopitaux-publics/
1) Exposition: Sade. Attaquer le soleil. Musée d'Orsay (Paris)
du 14 octobre 2014 au 25 janvier 2015.
2) Exposition: Le Kâma-Sûtra: spiritualité et érotisme dans l'art
indien. Pinacothèque de Paris du 2 octobre 2014 au 11 janvier
2015.
3) Exposition : Hokusai, Grand Palais (Paris) du 1er octobre 2014
au 18 janvier 2015.
*A ce propos on notera cependant que les dessins obscènes des étudiants, mettant notamment en scène des professeurs de médecine, et ce dans n’importe quelle discipline, ne sont pas que l’apanage des internes en médecine français. La « tradition » serait plutôt latine, s’expliquant sans doute par un poids moins important du puritanisme que sous d’autres cieux (sans évoquer les interdits multiples qui sévissent dans les pays opprimés où faire des dessins sur les murs est tout bonnement impensable comme mille autre choses).
Aurélie Haroche