M. NAASSILA
Unité Inserm UMR1247,
Université de Picardie Jules-Verne, Amiens
Le « binge drinking », boire beaucoup et rapidement,
commence à être connu de tous, même des professionnels de santé.
Mais qui est capable d’en donner une définition précise, de le
repérer et d’intervenir ?
La pédiatrie est concernée à plusieurs titres. D’abord parce
que le binge drinking (BD) pendant la grossesse peut avoir
des conséquences néfastes sur le fœtus et ensuite parce que des
adolescents, voire des préadolescents peuvent s’adonner à cette
pratique et finir aux urgences avec des alcoolémies qui dépassent
l’entendement.
Dans ce contexte, si on rappelle souvent le rôle pivot des
médecins généralistes dans le repérage et la prévention des
dommages liés à l’alcool, on oublie un peu vite celui des
pédiatres. Pourtant ils sont eux aussi en première ligne, d’abord
pour repérer les enfants touchés par l’exposition fœtale à l’alcool
et ensuite pour repérer et prendre en charge les adolescents qui
s’adonnent au BD. Cet article vise à donner une définition actuelle
de ce comportement et à définir ses conséquences.
Qu’est-ce que le binge drinking ?
C’est une modalité particulière et dangereuse de consommation
d’alcool qui vise à atteindre l’ivresse, voire dans les cas les
plus extrêmes le coma éthylique, le plus rapidement possible. Elle
est le plus souvent rencontrée chez les jeunes qui boivent moins
régulièrement mais en plus grande quantité par occasion,
comparativement aux adultes qui eux ont tendance à boire plus
régulièrement et en moins grande quantité. Il n’y a pas de
définition consensuelle au niveau international du BD, ce qui
cantonne ce type de consommation et de comportement à un concept
confus. La consommation d’alcool se mesure en verres ou en unités
d’alcool ou encore en verres standard qui contiennent en France 10
g d’éthanol pur. Les enquêtes nationales de type ESCAPAD (Enquête
sur la santé et les consommations lors de l’appel de préparation à
la défense) réalisées par l’Observatoire français des drogues et
des toxicomanies (OFDT) utilisent la définition des alcoolisations
ponctuelles importantes (ou API) comme étant la consommation d’au
moins 5 verres en une occasion chez les jeunes de 17 ans. Dans
cette enquête ESCAPAD, 44 % et 16,4 % des personnes interrogées
déclaraient en 2017 avoir eu au moins une ou trois API dans le mois
écoulé, respectivement ; et 3 % avoir été ivres « au point de
vomir et de tout oublier ».
L’OMS a défini le BD comme étant la consommation d’au moins 4
et 5 verres par occasion, respectivement chez les filles et les
garçons. L’Institut américain sur l’abus d’alcool et l’alcoolisme
(NIAAA) a précisé en 2004 que le BD se caractérise par une
alcoolémie d’au moins 0,8 g/l atteinte seulement après deux heures
et qui correspond à la consommation d’au moins 4 à 7 verres. La
définition du BD est primordiale. Une étu de récente a montré qu’en
prenant la définition du NIAAA, les jeunes admis aux urgences après
alcoolisation présentent des conséquences plus graves
comparativement à ceux du groupe sélectionné selon les critères de
l’OMS. Boire beaucoup et surtout rapidement, semble donc plus
dommageable.
Récemment, différents niveaux de consommation ou paliers ont
été proposés pour définir différents niveaux de BD. Il est fréquent
de constater que des sujets s’alcoolisent bien au delà de ces
seuils (5+/4+). Des jeunes déclarent ainsi boire au moins 10 verres
par occasion ou par heure. C’est ainsi qu’est apparu le terme de «
binge drinkers extrêmes » (ou encore « BD à haute intensité
») et la notion de niveaux de BD : niveau I (70 g + à 130 g pour
les hommes et 60 g + à 100 g chez les femmes), niveau II (140 g + à
200 g pour les hommes et 110 g + à 150 g chez les femmes) et niveau
III (210 g + pour les hommes et 170 g + chez les femmes). Les
niveaux II et III constituant les binge drinkers extrêmes.
Les sujets des niveaux I, II et III ont respectivement 10 fois, 70
fois et 93 fois plus de risques d’être admis aux urgences que les
nonbinge drinkers. Il existe donc plutôt un continuum et un simple
seuil ne peut suffire à caractériser le comportement de BD et ses
conséquences. Une étude récente a démontré que le BD n’est pas un
comportement unitaire, il existe en effet de grandes différences,
notamment dans certaines dimensions de personnalité, de
métacognition et entre les sexes. Chez certains binge
drinkers, ce comportement s’inscrit dans la recherche de
sensation au travers des effets de l’intoxication alcoolique alors
que pour d’autres ce comportement correspond à une stratégie de
coping et donc un moyen de faire face à leurs difficultés.
Un comportement à risque
Le BD ne se définit pas seulement par l’intensité de
l’alcoolisation, c’est aussi un comportement à risque, voire même
parfois ordalique puisqu’il peut s’agir de se lancer le défi de
boire le plus rapidement possible pour atteindre le coma éthylique.
Le BD entraîne un état d’intoxication qui se caractérise notamment
par une désinhibition et une perte de mémoire. L’altération de la
conscience est alors responsable d’une prise de risques, de la
survenue d’accidents sur la voie publique, de violences et de
troubles du comportement. Sur le plan sexuel, le BD est associé à
un risque accru de viols et de relations non protégées. Les
conséquences les plus néfastes sont atteintes en général à partir
de la consommation de 7 à 8 verres. La consommation d’autres
drogues (tabac, cannabis) est plus fréquente chez les binge
drinkers. Le BD correspond à des épisodes d’alcoolisation plus ou
moins intenses et fréquents à l’adolescence, une période pendant
laquelle le cerveau est en pleine phase de maturation. Cette
alcoolisation de type « montagnes russes » comprend donc des
épisodes de consommation entrecoupés d’épisodes de non-consommation
pendant lesquels des phénomènes de toxicité et de réparation ont
lieu. La neurotoxicité de ces épisodes s’apparente à celle observée
pendant le sevrage chez les sujets alcoolodépendants avec des
mécanismes d’excitotoxicité et d’inflammation neuronale qui sont
très délétères sur le fonctionnement cérébral.
Les conséquences cérébrales et cognitives du BD
Des études d’imagerie structurelles et fonctionnelles ont mis
en évidence l’existence de patterns spécifiques qui concernent les
processus exécutifs, mnésiques et de cognition sociale et qui sont
en plus dépendants du sexe. Les fonctions exécutives correspondent
aux processus cognitifs qui permettent de planifier et de s’adapter
à des situations nouvelles et/ou complexes. Elles font appel à des
fonctions d’inhibition, de flexibilité mentale et à la mémoire de
travail. Si les résultats sont discordants sur les fonctions
d’inhibition, ceux sur la flexibilité mentale montrent des déficits
chez les binge drinkers et notamment à la fin de l’adolescence
(1922 ans), indiquant ainsi que les atteintes des fonctions
exécutives dépendent du nombre d’épisodes de BD. Des études
ont mis en évidence des atteintes des capacités d’apprentissage et
de mémorisation et une amélioration à l’arrêt de la pratique du BD.
La sévérité de ces atteintes dépendrait des épisodes de « gueule de
bois » et des blackout. Le BD est prédictif du risque d’être en
échec scolaire.
Quels sont les facteurs de vulnérabilité ?
La vulnérabilité à la pratique du BD dépend de l’interaction
complexe entre des facteurs individuels (génétique, histoire
familiale de trouble de l’usage d’alcool, sensibilité à la
récompense, impulsivité), environnementaux (stress, publicité) et
socioculturels (pression des pairs, avoir des amis qui consomment,
pratiques éducatives parentales, représentation, acceptabilité et
tolérance vis-à-vis du produit). La propension de désirabilité
sociale de l’adolescent souhaitant être inclus dans le groupe,
pourrait l’amener à la consommation d’alcool. À l’âge de 12 ans
s’effectue la bascule et c’est la pression des pairs qui prend le
dessus sur celle des parents, relativement à l’influence sur la
consommation d’alcool. Les facteurs de vulnérabilité génétiques
pourraient jouer un rôle important au début de l’adolescence alors
que les facteurs environnementaux (notamment la pression des pairs)
interviendraient à la fin de l’adolescence. L’initiation à la
consommation d’alcool serait quant à elle plus gouvernée par la
personnalité alors que la transition vers l’intensification de la
consommation et le comportement de BD seraient plus gouvernés par
les facteurs génétiques. L’exposition à l’alcool dans les films et
les réseaux sociaux est corrélée positivement avec la prévalence du
BD dans la population.
Le sexe féminin pourrait constituer un facteur de
vulnérabilité. Des études d’imagerie cérébrale ont démontré des
atteintes de la mémoire de travail visuo-spatiale spécifiquement
chez les filles.
Conclusion
En pratique, on retiendra que le BD est un comportement
dangereux et hétérogène. Il dépend de l’interaction complexe entre
des facteurs individuels, environnementaux et sociaux. Il est
associé à un risque accru de trouble de l’usage d’alcool et de
l’humeur à l’âge adulte. Il est essentiel de développer des
stratégies de prévention ciblées qui intègrent l’hétérogénéité des
populations de binge drinkerset qui visent à changer les
représentations toujours trop positives du produit alors que les
risques sont élevés non seulement à l’adolescence mais aussi à long
terme. La prévention vise en particulier à changer les
représentations, renforcer les compétences psychosociales et
parentales, et retarder l’initiation des consommations. Tous les
pédiatres devraient repérer le BD chez les jeunes.