
Par le Dr Alain Cohen
« Pour découvrir, inventer, créer, ou décider, il reste essentiel de garder les deux yeux ouverts, l’un pour ce que l’on cherche et l’autre, pour ce que l’on ne cherche pas. » (Danièle Bourcier et Pek van Andel)(1)
Pour l’essayiste hollandais Rudy Kousbroek (1929–2010), « Le commandement des contes de fée ‘‘Va je ne sais où et tu trouveras je ne sais quoi’’ a toujours ravi l’imagination ; il est à la base de tout effort d’invention ou de découverte, quand il s’agit d’aller chercher dans les profondeurs du cerveau un trésor caché de la science ou des arts ». Poursuivons ici, pour d’autres disciplines que la médecine, notre voyage en sérendipité, commencé avec l’inattendu médical : « se laisser instruire par l’inattendu » conseille André Gide. L’imprévu scientifique ne pointe pas vers l’étoile polaire, mais sur celle de la Chance...
Prodiges aléatoires
Dans la pinède surmontant Montignac sur Vézère (Dordogne), la chute d’un arbre provoque un jour un entonnoir, terrier de renard présumé. Pour en avoir le cœur net, le 12 septembre 1940, Marcel Ravidat, 18 ans, décide d’explorer ce trou avec trois copains et le chien Robot. Matériel rudimentaire (ficelle, couteau, vieille pompe à graisse pour lampe), mais passion juvénile de l’aventure pour guide ! Jetant des pierres dans le trou, les amis sont surpris par la durée de la chute, révélatrice d’une grande profondeur. Pénétrant dans l’excavation, ils découvrent une vaste salle. Ce qu’ils y voient les laisse stupéfaits : des fresques polychromes ! Sans le savoir, sans le vouloir, ils viennent de découvrir celle que l’abbé Henri Breuil, grand spécialiste de l’art paléolithique, surnomme la « chapelle Sixtine », « cathédrale » ou « Versailles » de la Préhistoire : la grotte de Lascaux, apogée de l’art pariétal magdalénien (environ ₋20000 ans). Aux innocents, les mains pleines ! Mais l’accès de Lascaux est réglementé en 1963, la grotte devenant victime de sa célébrité. Après des millénaires de solitude, l’affluence soudaine de visiteurs (100000 en 1960 !) crée des perturbations physico-chimiques et micro-biologiques nocives pour la conservation du site. Comme l’écrit l’abbé Breuil, « peu de découvertes ont, plus que celles des grottes préhistoriques, une jolie tournure de roman. » Quoi de plus romanesque, en effet, que ce décalage considérable entre l’insignifiance apparente de la cause (des jeunes cherchant un renard) et l’importance majeure du résultat (découvrir cette « cathédrale de la Préhistoire ») ? Dans cet heureux concours de circonstances conduisant à une trouvaille non recherchée, on aura reconnu un cas de sérendipité. Certes majeur, l’exemple de Lascaux n’est pourtant pas unique : d’autres sites préhistoriques sont décelés par sérendipité. « En 1963‚ écrit Albert Ducrocq, un tir de mine dans les gorges de l’Ardèche révèle une petite grotte décorée de plusieurs animaux. » On connaît de même l’apport inattendu de l’avion à l’archéologie : certains sites (préhistoriques ou autres) sont des révélations imprévues de photographies aériennes.
De l’épinard au foie gras
Maintes trouvailles résultent de telles conditions aléatoires. Un fin gourmet (digne de Popeye) doit ainsi l’épinard au hasard, et non à une volonté délibérée d’acclimater ce végétal oriental, « prince des légumes » des auteurs arabes, mais inconnu dans l’Antiquité gréco-romaine : on pense que l’épinard fut introduit en Europe au XIIème ou XIIIème siècle par les Croisés revenant d’Orient. Leurs expéditions militaires sont vaines en général, mais ils en rapportent involontairement cette plante potagère, car ses graines épineuses s’accrochent à leurs vêtements ! Il est avantageux d’être privilégié par un hasard favorable, mais une pareille aubaine gratifie surtout un observateur en éveil, comme l’affirme Pasteur : « Dans les champs de l’observation le hasard ne favorise que les esprits préparés. » Aussi d’autres découvertes, pourtant accidentelles, doivent-elles davantage à la perspicacité du chercheur. C’est le cas du cyclamate de sodium, un édulcorant de synthèse : en 1937, alors qu’il prépare un doctorat en chimie à l’Université de l’Illinois, Michael Sveda, 25 ans, porte ses doigts aux lèvres « sans s’être lavé les mains et constate qu’ils ont un goût sucré ; intrigué, il goûte les produits de tous les béchers devant lui et découvre ce composé qu’il affine ensuite. » Variante de cette histoire : alors qu’il recherche de nouveaux sulfamides, il pose sa cigarette sur un coin où traîne un peu de cyclamate. Surprise ! Elle présente alors une saveur sucrée ! Et un jour de 1944, le four à micro-ondes connaît une genèse similaire : absorbé par ses travaux sur les radars, l’ingénieur américain Percy Spencer pose distraitement son sandwich sur un dispositif à haute fréquence sous tension, et l’y oublie quelques instants. Retrouvant alors ce sandwich tout chaud, il a la curiosité d’expérimenter sur cette conversion thermique du rayonnement électro-magnétique, en faisant éclater du pop-corn ou fondre du chocolat par ondes ultra-courtes... Préparant des conserves de foie gras, vers 1970, le cuisinier Georges Pralus constate avec dépit qu’elles perdent jusqu’à la moitié de leur poids à la cuisson : au prix du produit, on voit l’intérêt d’une solution ! Après de longues recherches, il résout ce problème par la cuisson sous vide où la perte de poids est réduite à 5%. La surprise, c’est que la généralisation du procédé (le conditionnement sous vide des plats cuisinés) débouche sur une nouvelle gamme de semi-conserves où une moindre oxydation par l’air et une température de cuisson plus basse remédient en outre à un problème distinct du défi initial : améliorer le goût des conserves et leur teneur en vitamines. Il arrive donc qu’un défi suscite une découverte inattendue.
Bonnes étoiles de la science
Ces retombées imprévues d’un problème concernent aussi l’astronomie où les progrès par sérendipité sont fréquents. Après la découverte des lunes de Jupiter par Galilée en 1610, on tâche d’utiliser les horaires de leurs éclipses (prévisibles) pour résoudre le problème de la longitude en mer, alors crucial pour la navigation, faute d’horloges fiables. Mais un phénomène bizarre perturbe ces mesures : les éclipses retardent quand la Terre s’éloigne de Jupiter, et avancent quand ces planètes se rapprochent. L’astronome danois Ole Christensen Rømer donne en 1676 la clef du mystère : quoique considérable, la célérité de la lumière n’est pas infinie, et la première estimation de sa vitesse est justement une retombée de cette énigme. Autre cas où la sérendipité stimule un progrès scientifique : le phénomène d’aberration de la lumière. Alors qu’il effectue des relevés de la position de l’étoile γ Draconis dans l’espoir d’évaluer la distance des étoiles à la Terre (défi déjà ancien), l’astronome anglais James Bradley note vers 1725 un effet surprenant : curieusement trop grande (20 secondes d’arc), la parallaxe stellaire semble en outre maximale quand on s’attend à ce qu’elle soit minimale ! Bradley comprend que ni ses prédécesseurs (Hooke, Flamsteed, Halley...) ni lui-même n’ont en fait établi cette parallaxe stellaire, car elle n’excède jamais une seconde d’arc (approximativement l’angle sous-tendant une pièce de monnaie à 3 km !), échappant ainsi aux possibilités des instruments de l’époque. Leurs observations résultent non d’un effet de parallaxe (établi seulement en 1838 par Bessel et Struve), mais du rapport insoupçonné entre vitesse orbitale de la Terre (environ 30 km/s) et vitesse de la lumière. Environ cent ans après la condamnation de Galilée à ce sujet (E pur si muove ! Et pourtant elle tourne !), l’observation de ce phénomène d’aberration de la lumière apporte une preuve irréfragable du mouvement orbital de la Terre. Elle constitue aussi le germe de l’expérience cruciale de Michelson et Morley (1887). Lorentz interprète les résultats négatifs de cette expérience en apparence « ratée » (l’impossibilité de démontrer l’existence d’un « éther luminifère » où se propagerait la lumière et l’impossibilité de mettre en évidence une différence de vitesse de la lumière entre deux directions de propagation perpendiculaires et à deux intervalles de temps) comme une forme de sérendipité, « expression d’une réalité physique inattendue » : la constance de la vitesse de la lumière. De surcroît, cette expérience historique inspire Albert Einstein pour la théorie de la relativité...
Autres surprises des cieux, avec les ondes radio. En 1931, un ingénieur de la Bell Telephone Company, Karl Jansky, étudie dans le New Jersey les perturbations des émissions de TSF. Outre les bruits parasites classiques (liés surtout aux orages), il observe un signal inattendu, émanant d'un point de l’horizon identifié au centre de la Voie Lactée : sans recherche axée délibérément sur ce thème, la radioastronomie vient de naître ! Et les ondes radio sont désormais une autre fenêtre d’observation, complétant l’étude de l’Univers en lumière visible. Une sérendipité identique survient en 1964 : en effectuant des réglages d’antenne, les physiciens américains Arno Penzias et Robert Woodrow Wilson croient d’abord que des fientes d’oiseaux perturbent leur appareil. En fait, ils viennent de détecter accidentellement ce que le physicien Stephen Hawking qualifie de « découverte la plus importante du XXème siècle, si ce n’est depuis toujours », le fond diffus cosmologique ! Pour la théorie cosmologique du « big-bang » dont il constituerait une forme de « résidu », ce « rayonnement fossile » (ou rayonnement thermique à 3K) apporte un argument majeur, prévu par George Gamow dès 1948. Et pour Penzias et Wilson, le prix Nobel de Physique en 1978.
Surprise d’un hiver
Évoquée par Jean Jacques dans son ouvrage passionnant sur ce thème de la découverte imprévue(2), l’histoire de la glycérine est extraordinaire. Sa découverte illustre déjà le paradoxe d’un déchet utile, comme ce fut par exemple le cas pour la pechblende (longtemps déchet stérile des mines d’argent de Bohême, avant de devenir minerai d’uranium puis d’autres éléments radio-actifs) ou pour la balle de riz (traditionnellement rejetée par les populations atteintes du béribéri, mais dans laquelle Christiaan Eijkman et Kazimierz Funk découvrent vers 1910 la vitamine B1 dont la carence cause cette maladie). Sans le savoir, on obtenait de la glycérine depuis des siècles, comme déchet liquide de la fabrication des savons par saponification des corps gras. Mais elle demeure un sous-produit ignoré (et jeté) pendant 2000 ans, car seul importe alors le savon. C’est seulement en 1779 que le chimiste suédois Carl Wilhelm Scheele découvre la glycérine (dans les eaux mères de saponification), ouvrant ainsi la voie aux antigels (glycol), comme aux explosifs et aux... médicaments anti-angineux (nitroglycérine ou trinitrine) ! Durant près d’un siècle, la glycérine reste connue sous forme de liquide incolore (caractère qui lui permet de garder l’incognito si longtemps), sirupeux et, surtout, refusant toujours de cristalliser, même à basse température. Basée sur une logique inductive issue de l’accumulation des expériences antérieures, la raison voulait que la glycérine conservât systématiquement son comportement immémorial. Mais durant l’hiver 1868, coup de théâtre ! S’attendant à recevoir sa cargaison de glycérine liquide habituelle, un commerçant observe que, pour la première fois, elle s’est prise en masse, en aiguilles blanches ‘‘comme du sucre candi.’’ Cette cristallisation jusqu’alors impensable se produit (selon Jean Jacques)2 pendant la traversée de la Manche, « dans des tonneaux qu’un négociant allemand livre à Londres ; à la surprise générale, il faut recourir au ciseau et au maillet pour prendre livraison de cet arrivage inattendu. Nous savons depuis que la glycérine pure fond à 18,6° C, température qui n’a rien de sibérien, et rares sont ceux qui, encore aujourd’hui, ont eu l’occasion de voir la glycérine geler. » Pourquoi cette métamorphose inopinée du liquide séculaire en un solide imprévu ? N’est-il pas étrange que la réalité prenne brusquement une tournure différente ?... La raison de ce mystère est subtile, et échappe bien sûr aux témoins stupéfaits de cette « première » insolite. Elle réside dans le phénomène de surfusion, étudié notamment par Gustav Tammann. La surfusion procède d’une brisure de symétrie dans le comportement de la matière : si la transition de l’état solide vers l’état liquide suit docilement l’élévation de température, il n’en va pas toujours de même dans l’autre sens, lors du passage de l’état liquide vers l’état solide. Il arrive qu’un corps demeure liquide à une température bien inférieure à son point de solidification : c’est la surfusion, s’observant surtout avec des liquides purs (poussières ou impuretés étant des germes potentiels de cristallisation). La surfusion de l’eau entraîne ainsi des accidents d’avion : même à -20° C, certains nuages de haute altitude contiennent de l’eau restée liquide ; quand l’avion traverse un tel nuage, il risque d’être alourdi dangereusement par cette eau, prise soudain en glace au contact de l’appareil (givrage). La surfusion est plutôt l’exception : quand un freezer ne donne pas de glaçons, le diagnostic de panne l’emporte sur celui de surfusion ! Mais pour la glycérine, la surfusion est à l’inverse la règle, d’où la très faible probabilité d’observer le gel de la glycérine (ou de tout antigel) : « Il a fallu attendre presque un siècle, écrit Jean Jacques, avant de voir se former le premier embryon solide qui a enfin permis le développement de sa cristallisation, l’apparition de ce premier agrégat paraît complètement aléatoire. » Dans son ouvrage Testament pour l’océan (2001), le biologiste Alain Bombard donne une variante de cette même histoire : « La glycérine, liquide de composition chimique bien connue (CH2H-CHOH- CH2H), peut être solidifiée par refroidissement et fond à ≈ 17°C. Mais elle peut être aussi cristallisée. Cette cristallisation s’est produite pour la première fois à la fin du XIXème siècle, à la suite d’un événement inconnu : des wagons de glycérine ont été expédiés vers la Bulgarie. Dans l’un de ces wagons, la glycérine était cristallisée ! C’est à partir de ces cristaux « accidentels » que l’on continue à cristalliser la glycérine. Jamais l’on n’a pu reconstituer ce qui a pu se passer pour ce wagon et ce wagon seul, dans tout un train ! Le hasard. »
La méprise utile
Comparant l’activité de recherche scientifique à la chasse,
Claude Bernard écrit : « Si le gibier se présente quand on le
cherche, il arrive aussi qu’il se présente quand on ne le cherche
pas, ou bien quand on en cherche un d’une autre espèce. » Dès
1777, le chimiste anglais Joseph Priestley (l’un des découvreurs de
l’oxygène avec Lavoisier et Scheele) promeut cette forme de
sérendipité : « C’est en poursuivant de fausses lueurs
qu’on peut découvrir des vérités importantes, et il n’est pas rare
de trouver une chose tandis qu’on en cherchait une
autre. » Au XIXème siècle, Ernst Kummer
s’acharne ainsi vainement sur la célèbre conjecture de
Fermat (énigmatique jusqu’à sa démonstration par le mathématicien
britannique Andrew Wiles, en 1995), mais il découvre à cette
occasion une notion mathématique féconde : les idéaux.
Christophe Colomb ne connut jamais cette fameuse route des Indes
par l’Occident qu’il convoitait : mais « il découvrit
l’Amérique et s’en contenta ! » Recherchant
vainement, en 1896, une relation entre phosphorescence et rayons X,
Henri Becquerel « se contente » aussi d’une
découverte insolite (abordée déjà en 1861 par Abel Niépce de
Saint-Victor)(3) : la radio-activité‚ prélude de
l’énergie nucléaire. Bien que la sérendipité ne soit pas toujours
« le résultat sublime d’une erreur » (comme dit
Aharon Kantorovich), maintes situations montrent l’intérêt de la
méprise, déjà certain pour l’académicien Destouches en 1732 :
« Il est bon quelquefois de s’aveugler soi-même, et bien
souvent l’erreur est le bonheur suprême. » Par exemple,
l’invention de la gomme provient d’une confusion providentielle,
faite en 1770 par l’Anglais Edward Nairne, entre une mie de pain
(utilisée jusque-là pour effacer les taches d’encre) et un petit
bout de caoutchouc, ramassé par inadvertance ! Surpris par
l’efficacité du produit, il fait commerce de ces premières
gommes... Autre méprise bénéfique, en 1977, chez un employé de la
firme japonaise Canon, Ichiro Endo : lors d’un faux mouvement,
il fait tomber un jour son fer à souder sur une seringue emplie
d’encre. Heureuse maladresse ! En voyant une petite
éclaboussure d’encre, suite au contact entre la pointe chaude du
fer et le col de la seringue, cet observateur avisé conçoit le
principe de l’imprimante à jet d’encre... Mentionnons encore
l’invention du célèbre Post-it, en 1980, par Spencer Silver et
Arthur Fry, travaillant pour la compagnie américaine 3M. Cette
création d’un « papier repositionnable » est issue
d’une erreur : en se trompant dans les dosages pour obtenir
une colle forte, Spencer Silver obtient au contraire une
« colle à faible pouvoir adhésif », idéale pour
répondre au problème pratique soulevé par Arthur Fry : marquer
aisément les pages indiquant l’hymne en cours dans sa chorale
dominicale !
Lumière dans la nuit
Jean Jacques(2) nous conduit en 1669, dans l’atelier d’un alchimiste de Hambourg : « Il chauffe plusieurs litres d’urine et les évapore jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un dépôt carbonisé... Puis chauffe à nouveau ce résidu pendant plusieurs heures... » Miracle ! L’inattendu naît alors du creuset de cet alchimiste, Hennig Brandt, sous la forme d’une étrange lueur dans l’obscurité ! Sans le rechercher, Brandt vient en effet de découvrir un nouvel élément « porteur de lumière » qui reçoit le nom dévolu jadis à Vénus : phosphore. De cet élément très inflammable, l’alchimiste tire les « briquets chimiques » (les allumettes), secret vendu à prix d’or par un tiers au roi d’Angleterre, Charles II. Pour le centenaire de cette découverte, Scheele trouve une autre source de phosphore, alors tout aussi inattendue : les os. Et le peintre anglais Joseph Wright of Derby (1734-1797) donne un tableau célèbre représentant Brandt en prières devant la phosphorescence, lumière déchirant les ténèbres. Mais la question demeure : qui a vaincu ces ténèbres ? La science, ou le hasard ? La découverte du phosphore ne relève nullement d’une prévision scientifique, car Brandt n’est certes pas un scientifique, au sens où nous l’entendons : aujourd’hui, ses conceptions seraient farfelues ! Et pourtant, Brandt n’agissait pas non plus au hasard, comme l’explique Jean Jacques : « En évaporant son urine et en calcinant ce qu’il en restait, il ne faisait pas n’importe quoi. » Il était mû par un projet dicté par le savoir de son époque. « C’est une grande joie de se transposer dans l’esprit des temps passés, dit Goethe, de voir comment avant nous un homme sage a pensé, et comment nous-mêmes sommes allés si loin par la suite. » Mettons-nous donc à la place de Brandt, pour comprendre sa démarche insolite. Comme tout alchimiste, il est en quête de « quintessence », dans un but bien précis : la pierre philosophale. À cette fin, l’alchimiste s’adonne essentiellement à la calcination et à la distillation devant lui procurer la « cinquième essence » des choses, ce principe qui s’ajouterait aux quatre éléments d’Aristote : air, eau, feu et terre. Dans cette traque systématique de la quintessence de toute chose, Brandt inclut en particulier la recherche de la quintessence de l’urine, but extravagant aujourd’hui, mais assignable en 1669. Or la sérendipité intervient : sauvant l’œuvrede Brandt de l’oubli, elle transmute ce fatras d’idées en découverte dorée, comme le souligne Jean Jacques : « S’appuyant sur une théorie que nous considérons comme délirante, il cherche et trouve autre chose que ce qu’il cherchait. » L’urine n’a nulle quintessence, mais elle contient du phosphore : ignorant celui-ci, Brandt le dévoile justement grâce à sa quête insensée de celle-là ! Et réalise ainsi, malgré lui, « la plus curieuse, sinon la plus importante découverte de la chimie balbutiante. » Le phosphore concrétise l’utilité imprévue d’une méprise où, par chance, un raisonnement aberrant conduit cependant à une très grande découverte...
L’analogie insolite
Une variété de sérendipité procède d’une faille dans un raisonnement analogique. Dans Les cinq cents millions de la Bégum, un livre revanchard écrit après 1870 (en s’inspirant d’un manuscrit de Paschal Grousset, L’Héritage de Langevol)(4) et prémonitoire de la course aux armements du XXème siècle, Jules Verne recourt à un tel deus ex machina pour sauver in extremis l’utopique cité de France-Ville du super- canon de l’infâme Herr Schultze. Pour ce dernier, un canon est en effet d’autant plus redoutable qu’il est plus puissant. Fort de ce raisonnement, il s’entête donc à construire un canon monstrueux pour détenir une suprématie incontestable. Surprise : ce canon s’avère alors si puissant qu’il ne peut plus tirer d’obus mais devient, de façon totalement imprévue pour son constructeur, un lanceur de satellite artificiel ! La logique linéaire est ainsi prise en défaut : la puissance et la portée d’un projectile sont en principe proportionnelles à sa vitesse ; mais après une certaine vitesse (environ 11km/s), le projectile trop puissant ne retombe plus. Paradoxalement, son surcroît de puissance balistique rend l’arme de Herr Schultze inoffensive ! Bien qu’un tel engin soit probablement irréalisable, l’affaire du super-canon de l’ingénieur canadien G.V Bull(5) (en 1990) montre que cette tentation demeure vivace, cent ans après Jules Verne !
Le 35 et le 53
Un raisonnement analogique suscite parfois une prédiction exacte, mais incomplète, car la réalité se révèle plus complexe que le modèle initial : on observe le phénomène prévu, mais également une autre chose, inattendue. La découverte du brome relève de ce type de sérendipité permettant d’enrichir une analogie. En 1826, une quinzaine d’années après la découverte de l’iode dans les algues de l’Atlantique, un chimiste de Montpellier, Antoine Balard, estime par analogie que les algues de Méditerranée doivent aussi contenir de l’iode (élément 53 de la classification périodique). L’expérience confirme à Balard ce raisonnement, car il y retrouve effectivement de l’iode, mais découvre en outre à cette occasion un autre halogène, alors inconnu : le brome (l’élément 35).
Le 72
Le groupe des terres rares recèle plusieurs éléments aux propriétés physico-chimiques voisines. En 1907, la découverte du lutécium par Urbain porte leur nombre à 14, depuis le cérium (58) jusqu’au lutécium (71). Le raisonnement analogique suggère donc que l’élément 72, encore inconnu, relève lui aussi des terres rares. Mais en s’appuyant sur la structure quantique de l’atome, Niels Bohr fait une audacieuse prédiction : l’analogie sera brisée pour l’élément 72 qu’il est donc inutile de s’acharner à rechercher dans les minerais de terres rares ; il faut le traquer plutôt près du zirconium où les chimistes danois le trouvent effectivement au rendez-vous ! Cette découverte de l’élément 72 (le hafnium, ou celtium) en 1923 enthousiasme le philosophe Karl Popper, car la puissance du raisonnement humain a su prévoir une insolite rupture d’analogie.
L’improvisation salvatrice
Autre forme de sérendipité‚ les cas où une heureuse improvisation rétablit in extremis une situation inopinément compromise : le résultat s’avère alors favorable au-delà de toute espérance, malgré l’incident fâcheux, et paradoxalement grâce à lui ! Pensons ainsi à la célèbre friandise, la bêtise de Cambrai(6). Son nom rappelle explicitement que sa recette résulterait d’une erreur de manipulation, d’une « bêtise » commise au XIXème siècle par son créateur, selon les variantes le confiseur Émile Afchain ou Jules Despinoy. Au dessert, songeons de même que la petite ville de Lamotte-Beuvron, en Sologne, est célèbre, selon la légende (inventée ou propagée par le célèbre critique culinaire Maurice Edmond Sailland dit Curnonsky, prince des gastronomes), pour une maladresse involontaire des sœurs Tatin, Caroline et Stéphanie, aubergistes dans ce bourg à la fin du XIXème siècle. Un jour de 1898, dans le feu de l’action, les amphitryons laissent choir accidentellement une tarte aux pommes. Mues par une inspiration subite, elles rattrapent alors les dégâts en recouvrant les pommes d’un peu de pâte et en remettant au four la tarte ainsi renversée. Résultat inattendu, apprécié depuis la Belle Époque par tous les gourmets : la délicieuse « tarte des demoiselles Tatin », aux pommes caramélisées. Miam, miam !... Merci, mitronnes !
Références :
(1) Danièle Bourcier & Pek van Andel : De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit (Éditions L’Act Mem, 2008)
(2) Jean Jacques : L’imprévu, ou la science des objets trouvés (Éditions Odile Jacob,1990).
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Abel_Ni%C3%A9pce_de_Saint-Victor
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Paschal_Grousset
(5) Le super-canon https://www.journaldequebec.com/2019/03/06/baladole-super-canon-de-bull-capable-de-mettre-des-satellites-sur-orbite
(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%AAtise_de_Cambrai