Lever les brevets sur les vaccins : est-ce possible, est-ce souhaitable ?

Paris, le samedi 8 mai 2021 – Comme nous l’annoncions dans nos éditions de jeudi dernier, le revirement américain est spectaculaire. Ce jour-là, l’administration Biden s’est en effet déclarée favorable à la levée des brevets sur les vaccins contre la Covid-19. Une décision jugée « historique ».

Cette levée temporaire, sollicitée à l’origine par l’Inde et l’Afrique du Sud, reçoit désormais, outre celui des Etats-Unis, le soutien de l’Union Européenne, de la France et de la Russie.

D’autres nations semblent beaucoup plus réticentes à l’idée d’accepter cette mesure. Ainsi, la Suisse et le gouvernement d’Angela Merkel ont exprimé de fortes réserves à l’égard de la proposition américaine, estimant au contraire que les brevets des vaccins devaient précisément être protégés.

Au cœur de la controverse, tout d’abord, une défense presque philosophique de la protection intellectuelle, considérée comme un outil indispensable à la recherche et au progrès. Dans un communiqué, la porte-parole du gouvernement allemand a notamment déclaré que cette protection « est la source de l’innovation et doit continuer à l’avenir à le rester ».

Pour bien aborder cette polémique, aux implications juridiques, économiques, techniques, diplomatiques et éthiques considérables, il faut bien comprendre le sens et le fonctionnement de la procédure de levée des brevets et sa portée.

En quoi consiste la levée des brevets ?

Pour protéger les résultats de leurs recherches, les entreprises privées comme publiques déposent des brevets pour interdire ou limiter l’utilisation de leurs travaux par des tiers. Dans le cas des vaccins contre la Covid-19, les laboratoires protègent non seulement les secrets de fabrication relatifs au vaccin lui-même, mais aussi sur les technologies qui peuvent l’accompagner. Ainsi, dès 2017, BioNTech et Moderna avaient déposé des brevets sur les technologies entourant l’utilisation médicale de l’ARN messager. 

A l’échelle mondiale, les nations membres de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) sont soumises à l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC ou TRIPS en anglais). Cet accord adopté le 15 avril 1994 prévoit une coopération des états dans le domaine de la protection des droits de la propriété intellectuelle.

Mais les traités prévoient également, en cas d’urgence, la possibilité de lever à titre temporaire les brevets, mettant fin aux droits de propriété intellectuelles sur ces derniers. Mais pour ce faire, l’accord unanime des 164 membres de l’OMC est nécessaire.

Unanimité requise

L’opposition actuelle de l’Allemagne, mais aussi de la Suisse, semble donc d’ores et déjà rendre difficile toute levée internationale des brevets. Katherine Tai, représentante du commerce dans l’administration Biden, reconnaît d’ailleurs que les tractations à l’OMC « prendront du temps, étant donné la nature consensuelle de l'institution et la complexité des questions en jeu ».

A l’heure actuelle, il est donc peu vraisemblable que le vaccin devienne à brève échéance « un bien commun de l’humanité ».

Mais en cas d’échec des négociations internationales, il restera possible pour les Etats membres d’avoir recours à un autre mécanisme : celui de la licence d’office ou obligatoire.

Une procédure nationale « d’expropriation » de la licence, possible en matière de santé publique, qui implique une indemnisation du propriétaire du brevet (à quel prix ?) et ne serait pas à l’abri de contestations juridiques nationales et internationales aussi diverses que complexes portant notamment sur la valeur des brevets.    

La levée des brevets permet-elle une augmentation de la production des vaccins ?

Mais, si ces premiers obstacles étaient franchis, suffit-il qu’un brevet soit public pour permettre une accélération de la production de vaccins ? Dans un long article publié dans Bill of Health, la revue de droit médical d’Harvard, Ana Santos Rutschman et Julia Barnes-Weise décrivent la levée des brevets comme « un mauvais outil pour un juste objectif ».

« Afin de comprendre les limites pratiques d'une renonciation aux droits de propriété intellectuelle sur un vaccin, il peut être utile de considérer les brevets comme des informations et outils nécessaires pour transformer une recette de cuisine en produit comestible.

Un ou plusieurs brevets fourniront une recette pour un procédé ou un composant nécessaire pour produire un vaccin. Mais, tout comme pour une bonne recette de cuisine, le pouvoir informationnel d'un brevet ne couvre pas les conseils ou les instructions du chef que l’on ne retrouve pas par écrit ». En clair, le brevet n’implique pas nécessairement le « savoir-faire » qui permet une fabrication efficace et en masse des vaccins.

Du reste, rappelons que dès octobre 2020, Moderna avait fait part de son intention de ne pas appliquer ses droits sur ses brevets durant la pandémie.

Un levier de négociation ?

La levée des brevets ne constitue donc pas un outil miracle pour la sortie rapide de la crise. D’autant plus que certains vaccins (Pfizer ou Moderna, mais pas seulement) impliquent par ailleurs la mise en place d’une technologie et d’une logistique complexes tant pour la fabrication que pour la conservation des produits difficiles à mettre en place dans de nombreux pays pauvres.

Mais la menace de levée des brevets est peut-être suffisamment dissuasive pour inciter les grandes entreprises pharmaceutiques à se mettre autour de la table pour envisager une baisse globale négociée des prix des vaccins (ce qui serait peut-être une approche plus réaliste et plus efficace). Ainsi dans les années 2000, l’évocation appuyée au recours à la licence d’office, en parallèle de pressions exercées par les pays du sud sur l’OMC, avait permis une réduction drastique du coup des traitements contre le VIH/sida.

La  simple annonce du recours possible à la levée des brevets pourrait même inciter des entreprises à passer volontairement des accords de coopération entre elles pour augmenter les capacités de production, ou à donner « volontairement » des doses aux organismes d’entraide existants, comme Covax, le programme de partage et de distribution de vaccins de l’OMS.

On le voit, au-delà des bonnes intentions, la levée de la protection des brevets ne serait sans doute pas suffisante, à court terme, pour régler rapidement les problèmes actuels d’approvisionnement en vaccins des pays pauvres, ne serait-ce qu’en raison des délais nécessaires à la mise en charge de chaines de production efficaces et sûres pour des produits aussi complexes que les vaccins à ARNm ou à adénovirus. Sans parler des questions qui se poseraient aux organismes publics de régulation pour autoriser ou non ces vaccins génériqués d’un nouveau genre…

A long terme, l’exemple d’une telle mesure ne conduirait-il pas les industriels à ne pas s’engager facilement dans des voies de recherche trop prometteuses de profits ?

Charles Haroche

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