Médecins vs infirmières : la lutte des classes ne sera-t-elle jamais finie ?

Paris, le samedi 14 janvier 2023 – Depuis quelques semaines, le collectif Médecins pour demain bouscule les codes et le cadre quelque peu figé de syndicats bien installés. Ses revendications sans nuance, son ton cash lui ont offert une visibilité que chacun reconnaît, même ceux qui émettent des réserves sur ses revendications, et notamment celle de voir doubler le tarif de la consultation des médecins généralistes.

Comme souvent, ce qui fait la notoriété (mais pas toujours la popularité) de ce groupe est que ses représentants ont l’audace d’exprimer publiquement ce que beaucoup de praticiens constatent depuis longtemps en silence et souvent en souffrant. Cependant, la forme de Médecins pour demain, et en particulier son point de départ sur Facebook rend difficile le contrôle de certaines dérives. Les messages du groupe (fermé au public) ne sont pas toujours des plus nuancés à l’encontre des autres professionnels de santé, infirmiers et infirmiers de pratique avancée (IPA) en tête.

De nombreux messages, qui sont régulièrement modérés par les responsables du groupe, distillent leur mépris à propos de la prétendue incompétence de certains infirmiers. Surtout, d’aucuns affirment que les IPA, mieux payés que les médecins généralistes, mais moins bien formés, gagneraient davantage que ces derniers, tout en n’ayant aucune responsabilité médico-légale !

Pas de médecine sans nous !

Les coordonnateurs du groupe Médecins pour demain ont tenu ponctuellement à rappeler que les commentaires glanés sur les réseaux sociaux ne pouvaient être considérés comme la position « officielle » du collectif. Cependant, avec évidemment moins d’outrance, la peur qui s’exprime à travers ces remarques, est partagée par un nombre bien plus large de praticiens.

D’ailleurs, nous avons évoqué dans ces colonnes comment la proposition de loi du député en marche Stéphanie Rist qui concerne l’accès direct sous certaines conditions à diverses professions paramédicales suscite l’inquiétude d’un grand nombre de représentants des praticiens, syndicats majoritaires et Ordre des médecins en tête.

Derrière le slogan « Pas de médecine sans les médecins », les syndicats, tels que la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) ou la Fédération des médecins de France (FMF) signalent clairement la dualité de leur préoccupation. Elle concerne tout d’abord la qualité de la prise en charge des patients : sera-t-elle toujours la même si les médecins en sont si non écartés en tout cas éloignés ? Les risques de retard de diagnostic sont ainsi signalés par un certain nombre de praticiens. Par ailleurs, la formulation révèle bien également la crainte des médecins de voir leurs prérogatives disparaître, leur rôle premier s’éclipser.

Démystification

Face à ce mélange de fronde et de peur, de nombreuses infirmières soutenues par leur Ordre et quelques médecins se sont inscrits en faux contre des représentations tronquées. Le mythe de l’IPA mieux payée, irresponsable et mal formée a ainsi été déconstruit. L’Ordre des infirmiers décrypte ainsi : « Ce qui est dit par certaines organisations : le cadre réglementaire actuel, qui prévoit que le médecin coordonne et oriente le patient vers l’Infirmier, déresponsabiliserait l’IPA et rendrait le médecin responsable des actes effectués par l’IPA. Pourquoi c’est faux : rappelons d’abord sur le plan pénal, chaque individu, quelle que soit sa profession, est bien évidemment responsable de ses actes. Sur le plan strictement professionnel, le décret encadrant la pratique de l’IPA pose clairement le principe de sa responsabilité. S’il exerce en libéral, il engage sa responsabilité au civil et a de ce fait l’obligation de souscrire une assurance, comme c’est le cas pour un médecin et plus largement pour tout professionnel de santé ». Concernant la formation, que beaucoup de médecins considèrent ne pas dépasser 5 ans, l’Ordre infirmier relève : « Ce qui est dit par certaines organisations : il serait scandaleux qu’un IPA, qui n’aurait fait que 3 ans d’études, fasse une partie du travail d’un médecin qui a lui 9 à 10 ans de formation derrière lui. Pourquoi c’est faux : un IPA est un infirmier expérimenté, qui dispose d’un diplôme d’Etat reconnu au grade universitaire de Master 2# A En pratique, ce sont des professionnels qui ont réalisé une première formation de 3 ans, leur permettant d’obtenir leur diplôme d’infirmier ; puis qui ont eu au moins 3 ans d’exercice de leur profession, avant de réaliser une formation complémentaire de 2 ans en pratique avancée, comprenant une année de spécialisation ».

Comparaison n’est pas raison…

Au-delà de ces débats concernant la formation et la responsabilité, le nerf de la guerre est l’argent. Mi-décembre, le compte Twitter Le Flohic tenu par un médecin généraliste (alias Docteur Gomi) s’émouvait : « Bon je le refais : la première consultation IPA est facturée 58,68 euros après une première consultation d'éligibilité facturée 20,74 euros, puis tous les 3 mois, facturation possible de suivi de 32,7 euros. Cette première consultation à 60 euros est rémunérée ce prix car il faut récupérer les éléments et créer le dossier. Je n'ai pas dit que les IPA sont des sangsues, je dis juste que je m’étonne que l’on soit toujours à 25 euros, sachant que les patients chroniques, on les voit aussi généralement 4 fois par an ».

Face à cette présentation reprise par de nombreux autres praticiens (et parfois de façon plus brutale), l’infirmier Vincent Lautard a tenu à rappeler qu’il existe « de très nombreuses aides financières et primes pour les médecins généralistes », et qu’au tarif de 25 euros, différentes majorations peuvent être ajoutées. Il assure encore : « Actuellement un médecin généraliste touche en moyenne plus de 5000 euros/net par mois. Un IPA en libéral dépasse actuellement difficilement les 1000 euros/mois. Il n'arrive même pas à se verser un SMIC ».

Si cette présentation alarmiste a été quelque peu nuancée par d’autres infirmiers, il apparaît de fait que la profession souffre d’un manque d’attractivité lié en partie à la rémunération. C’est ce que notait un collectif de professionnels de santé (tous métiers confondus) et d’associations de patients dans une tribune publiée par le Monde en décembre : « Lors du Ségur de la santé, le gouvernement affichait un objectif de 3 000 IPA formés en 2022. Or, selon les chiffres compilés par l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée (UNIPA), seulement 1 700 professionnels sont aujourd’hui diplômés. Cet écart est certainement lié au manque d’attractivité économique et aux freins à l’installation ».

On est loin d’une déferlante de professionnels venus facilement s’emparer de la place des médecins généralistes, d’autant plus que pour l’heure l’exercice de l’IPA est exclusivement coordonné (même si une expérimentation de l’accès direct, sous conditions, a été votée via la loi de financement de la sécurité sociale).

Dépassons nos différences contre l’ennemi commun !

Parallèlement à ces correctifs formulés par des infirmières, plusieurs médecins ont voulu prendre leur distance avec ceux exprimant leurs craintes. Ces messages ont pu prendre la forme de mise en garde, telle celle du Dr Wargon. Sur Twitter, il a ainsi noté : « Quand je vois les conneries racontées sur les IPA (…) je ne peux m’empêcher de penser aux urgentistes qui résistent à la paramédicalisation de l’extra hospitalier depuis des années et qui se sont fait doubler par les pompiers plutôt que d’accompagner ».

De la même manière, d’aucuns ont fait remarquer que plutôt que de redouter les retards de diagnostic qui seraient potentiellement liés au manque de compétences des IPA, il faudrait plutôt redouter les difficultés d’accès aux soins liées à l’absence de professionnels, médecins et infirmiers confondus. Sur ce point, certains, tel le docteur Marty, rétorquent que l’hypocrisie du gouvernement est de vouloir faire croire que l’accès direct aux paramédicaux va permettre de résoudre les problèmes d’accès aux soins, alors que les infirmiers et les kinésithérapeutes sont tout aussi exsangues que les médecins. Inciter à dépasser les querelles en pointant la responsabilité des pouvoirs publics est probablement ce qui pourrait permettre une forme de réconciliation.

Ainsi, Vincent Lautard martèle : « La médecine à deux vitesses, cela existe depuis des années et ce n’est pas à cause des IPA. C’est à cause d’un état défaillant » (même s’il pointe également la responsabilité « des organisations médicales corporatistes »).

La peur d’être jugé

Cependant, derrière les polémiques et l’apparente lutte des classes, se dessine également une nouvelle façon d’exercer, potentiellement bénéfique également pour les médecins. C’est que ce détaille l’IPA Laurent sur Twitter. Il travaille en exercice coordonné avec cinq médecins généralistes et il comprend les points de résistance des praticiens : « Alors oui nous demandons l’accès direct coordonné (c’est ce qui est dans le projet il faut être en exercice coordonné) parce que ça va simplifier toute une batterie de papiers pénibles à faire. Alors oui nous demandons la prescription initiale : pour pouvoir faire de la prescription de transport, pour pouvoir prescrire la pédicure après une évaluation au monofilament. Alors oui ça veut dire pour le médecin que je vois ses consultations, ça veut dire qu’il faut dépasser la crainte d’être jugé, sommes-nous là pour ça? Oui ça veut dire qu’il faut dépasser l’idée d’être le seul à pouvoir prescrire ».

Alors voilà

Enfin, ces semaines de tension ont inspiré au Dr Baptiste Beaulieu un billet qui invite à se rappeler l’importance du travail des infirmiers et la coordination tacite qui existe déjà sur le terrain (pas tout à fait étranger mais certainement éloigné des polémiques qui affleurent sur les réseaux sociaux et dans les syndicats) : « Alors voilà, la semaine dernière, je suis allé en visite à domicile chez une patiente diabétique. J’allais commencer ma consultation quand son infirmier à domicile est arrivé dans sa petite automobile. Il a étalé son champ stérile, puis les gants, et enlevé le pansement du gros orteil de madame et nettoyé sa plaie qui ne veut pas guérir, et pour laquelle il faut pratiquer des soins quotidiens. Au moment d’enlever l’ancien pansement, il l’a d’abord mouillé pour que cela ne fasse pas mal à la patiente quand il le décollerait de la plaie. C’est le genre de petits détails de rien du tout mais qui disent beaucoup sur le soignant. (…) Ensuite ? Ensuite il a injecté un anticoagulant, puis préparé le pilulier, a échangé avec moi sur ce qu’on pourrait faire pour améliorer l’état de la patiente. (…) Bref, l’infirmier est resté 36 minutes avec nous. Ses soins, il les a tous pratiqués courbé en avant, j’ai proposé une chaise, il a dit non, je ne sais pas pourquoi vu que c’était pénible pour lui, et ça, ça m’a marqué. Chaque jour, des milliers de patients bénéficient en France de soins à domicile, de la part de milliers d’infirmiers et infirmières dévoué(e)s et compétent(e)s qui ne comptent par leurs heures. Si j’en parle là ce matin, c’est aussi car il faut qu’on se rende bien compte de ce que cela représente en termes de cotation c’est à dire de salaire pour ces soignants-là : déjà, il touche 2€50 pour se déplacer jusque chez le patient. Et si on ajoute à cela ce qu’il touche pour les soins on atteint un total de attention (roulement de tambour) : 11€95 ! Pourquoi si peu ? Tenez-vous bien, le deuxième acte est coté 50 % de sa valeur. Et le troisième acte ou le quatrième eux ne seront pas comptabilisés. C’est comme si j’allais dans une librairie et que je payais mon premier livre plein pot, le deuxième moitié prix, et que je pouvais obtenir gratuitement le troisième voire le quatrième bouquin ! Je veux dire : si le pansement de cette patiente n’est pas fait, et si son pilulier n’est pas préparé, la patiente risque le pire. Ce sont des soins essentiels, au moins aussi essentiels que les miens en tant que médecin généraliste. Combien de patients devraient être hospitalisés sans eux (…), générant des coûts dix fois plus importants pour la communauté ? Ce sont mes collègues et ils exercent un métier formidable : il serait grand temps que leurs compétences soient appréciées à leur juste valeur et non rémunérées au rabais. Quel genre de société est la nôtre si nous accordons si peu de valeur au travail des infirmiers et infirmières à domicile ? ».

Qui a dit que la lutte des classes n’était jamais finie ?

On relira :

Vincent Lautard :

https://twitter.com/VLautard/status/1606187951251144704?t=8FDZSItk9NNCHCi01aMZCA&s=03

Matthias Wargon :

https://twitter.com/wargonm/status/1608356412064927745?t=zeFW-CLIyq4ChE0hi8_z4Q&s=03

Baptiste Beaulieu

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/alors-voila/alors-voila-de-baptiste-beaulieu-du-lundi-09-janvier-2023-6528635

Collectif de professionnels de santé

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/10/les-usagers-du-systeme-de-sante-ont-besoin-de-mesures-concretes-pour-avoir-acces-au-bon-professionnel-au-bon-moment_6153841_3232.html

Ordre infirmier

https://www.ordre-infirmiers.fr/assets/files/000/actu/IPA%20-%20R%C3%A9tablir%20la%20v%C3%A9rit%C3%A9%20(1).pdf

Le Flohic

https://twitter.com/drgomi/status/1593930615749050368

Laurent

https://twitter.com/ragou37/status/1609115981523320833

Aurélie Haroche

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Vos réactions (14)

  • Seniors et IDE

    Le 14 janvier 2023

    Bonjour, ma mère âgée de 89 ans cumule toutes les pathologies liées à l'âge. Diabète 2 modéré, insuffisance cardiaque sur FA, HTA, hypothyroïdie, gonarthrose, troubles de l'équilibre avec chute à répétition, DMLA... Elle n'a pas de troubles cognitifs et a gardé son autonomie de marche. Elle prend 13 cp ou gélules par jour. Elle vit seule mais nous passons 2 à 3 fois par semaine la voir. Les IDE viennent 2 fois par jour. Pour toilette, habillage et déshabillage, mettre ses contentions et préparer son pilulier. Je trouve ceci tout à fait inadapté car le nursing devrait être assuré par des AS. Cela permettrait un suivi de surveillance de maman sur TA, nutrition, dextro etc, son médecin ne passant que tous les deux mois pour le renouvellement de l' ordonnance et j'ose l'écrire en coup de vent - le seul acte essentiel est l'auscultation cardiopulmonaire. Et prescription de biologie tous les 4 mois.
    Il me semblerait judicieux que ma mère soit mieux surveillée par les IDE en particulier sur la iatrogénie, l'hydratation et ses pathologies chroniques par un acte de suivi 2 fois par mois par exemple. Ils pourraient prendre sa TA couchée et debout, sa SpO2 quand essoufflée, sa température quand elle tousse, faire une bandelette quand elle a des brûlures urinaires, la peser, demander une biologie... Quand elle a un problème c'est le 15 d'emblée !
    Je suis ancienne PH et je connais la compétence de nos collègues. On a l'habitude de déléguer, de faire confiance et cela se passe bien en général. Ne perdons pas de vue l'intérêt du patient ! Le très grand âge amène à repenser toute la médecine et l'organisation des soins. Certes le médecin a une connaissance plus large des pathologies, mais l'esprit d'équipe devrait primer sur les peurs et défiances (le grand remplacement...). Je pense que les IDE savent très bien ce qui ne relève pas de leur champ de compétence.
    Un dossier partagé de transmission ide/médecin avec alerte serait idéal.
    Exemple : madame XX a 38.5 et des brûlures urinaires, la bandelette est + j'ai demandé et effectué un ECBU dont vous aurez les résultats...
    Plutôt que d'attendre 48 H la visite à domicile ou l'appel au 15.
    Inventons la médecine de demain.
    Confraternellement.

    Dr A-Y Pasquier

  • IPA/médecins, ce n'est pas un "ou" mais un "et"

    Le 14 janvier 2023

    Le Dr Beaulieu résume très bien les réalités de terrain bien loin des réactions corporatistes des médecins. Ce ne sont pas les IPA qui sont responsables de l'absence de rendez-vous avec un généraliste, les week-ends, les soirs et l'embolisation des urgences. Combien de temps est consacré au patient pendant la consultation pour le renouvellement d'une ordonnance, une vaccination, un rhume, un traumatisme qui nécessitera d'être ensuite adressé à un spécialiste (pourquoi maintenir le médecin référent non joignable) ?
    Combien touche un médecin comme indemnité de déplacement comparé avec un infirmier ? Quelle est la raison de cette grosse différence ? La taille de la voiture ? Pourquoi des actes répétés sont décotés pour les infirmiers alors qu'une consultation de suite est tarifée à plein pour les médecins... On ne va pas énoncer toutes les inégalités... Les APN exercent en première ligne en Grande Bretagne depuis des décennies pour la plus grande satisfaction des patients, qui citent en premier le temps qui leur est consacré à les écouter. Le premier scandale est le monopole sur le soin par la profession médicale, alors qu'il y a tellement de métiers soignants efficients et compétents qui sont toujours de manière archaïque cantonnés dans cette appellation: "Auxiliaires Médicaux". Tout est là ...

    Pascal Rod

  • Médecins vs infirmières

    Le 14 janvier 2023

    Je suis surpris, mais rassuré aussi, que cette tribune ne tente pas une comparaison avec les pays étrangers, pratique très à la mode lors de débats à caractère politique !
    Ce débat présenté s’appuie sur des comportements anciens, voire très anciens de la hiérarchie des professionnels, tels que chirurgiens (ancien régime) et docteurs en médecine ou docteurs en médecine et officiers de santé (plus récents). Dans le premier cas, c'est la fusion de ces deux groupes qui a prévalu, dans le deuxième cas, c'est la suppression et la disparition.
    Qu'on se rassure, ces modèles ne seront pas appliqués, mais leur point commun est le niveau de connaissances médicales acceptables. Rétention d'informations ? Assurément, celle qui existe envers le patient et celle dénoncée dans cette belle tribune, envers les paramédicaux.
    Le partage du savoir engendre le partage des actes entre les professionnels. Prenons exemple sur certains pays (NL, AUS, UK-SCO, CDN-QC).
    La commission Nepveu au Québec a su simplifier ces niveaux et donc apaiser les conflits par une répartition des actes et plus récemment mettre en place... l'accès libre aux professionnels.

    R.R.

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