
Certains émulsifiants alimentaires ont un impact
délétère sur le microbiote. Des chercheurs de l’Inserm, du CNRS et
d’Université de Paris ont montré que ces additifs activaient le
gène de la virulence de certaines bactéries spécifiques de
l’intestin conduisant à une inflammation chronique. Leurs résultats
sont publiés dans Cell Reports. Benoit Chassaing revient pour le
JIM sur leurs travaux.
JIM.fr : Vos travaux sur des modèles animaux avaient déjà
montré que la consommation d’émulsifiants alimentaires altérait
négativement le microbiote et favorisait l’inflammation.
Aujourd’hui, vos résultats apportent un nouvel éclairage. Lequel
?
Benoit Chassaing : Nous étudions effectivement cette
classe d’additifs alimentaires depuis plus de cinq ans. Nous
voulions comprendre comment les maladies inflammatoires chroniques
de l’intestin (MICI) et les dérégulations métaboliques, qui
augmentent de façon importante dans les pays industrialisés,
pouvaient être connectées à la mauvaise alimentation. Nous avons
voulu passer de la notion de « corrélation » entre
l’évolution de l’industrie agroalimentaire et l’augmentation des
MICI au lien de « cause à effet » entre les deux. Nous
savions déjà que les émulsifiants avaient un effet direct sur des
bactéries du microbiote conduisant ainsi à des inflammations
intestinales chroniques. Dans notre dernière étude, nous avons
voulu comprendre pourquoi ces émulsifiants ont un effet sélectif
sur certaines bactéries spécifiques, par quels mécanismes et
pourquoi ces bactéries répondent de manière si négative en présence
de ces additifs-là.
JIM.fr : Des émulsifiants ont un impact sur certaines
bactéries spécifiques, inoffensives dans des conditions “normales”,
mais ayant un potentiel pathogène. Pouvez-vous nous expliquer
?
Benoit Chassaing : Toutes les bactéries de l’intestin
ne sont pas touchées par la consommation de ces additifs. Certains
patients ou certaines populations qui n’ont pas ces bactéries
spécifiques-là peuvent consommer ces émulsifiants sans avoir
d’impact négatif sur leur microbiote. Mais si certaines autres
personnes sont prédisposées, c’est-à-dire qu’elles ont ces
bactéries spécifiques dans leur intestin, et consomment de la
nourriture ultra transformée contenant ces émulsifiants, elles
développeront une inflammation intestinale chronique.
JIM.fr : Vous avez particulièrement étudié les bactéries
AIEC (Adherent-Invasive Escherichia coli), plus adhérentes
aux cellules de la paroi intestinale et plus invasives que les
souches habituelles.
Benoit Chassaing : Nous avons étudié les bactéries
AIEC, un sous-groupe d’Escherichia coli, comme un modèle car
nous savions que, dans certaines circonstances, elles induisent une
inflammation. Nous avons montré que c’est la combinaison entre ces
bactéries et la présence de certains additifs alimentaires qui
conduit à l’inflammation intestinale chronique. Ce n’est qu’un
exemple et nous sommes en train d’identifier au laboratoire quelles
sont les autres bactéries qui, comme les bactéries AIEC, répondent
à la présence de ces additifs alimentaires en conduisant à une
inflammation intestinale chronique et à des dérégulations
métaboliques.
JIM.fr : Par quel mécanisme ces bactéries, en présence
d’agents émulsifiants, augmentent-elles leur virulence et leur
propension à induire l’inflammation ?
Benoit Chassaing : Nous avons observé que ces additifs
ont un impact direct chez la bactérie qui va induire l’expression
de facteurs virulents et de gènes qui sont importants pour conduire
à l’inflammation. C’est un fait. Alors pourquoi ? Très probablement
la bactérie reconnaît ces additifs comme une agression car ils ont
un fort pouvoir détergent. Les bactéries vont donc y répondre en
exprimant ces facteurs de virulence. Nous sommes en train
d’identifier quels sont les mécanismes impliqués et quels sont, par
exemple, les récepteurs, exprimés par les bactéries, qui leur
permettent de reconnaître la présence de ces additifs alimentaires.
Nous screenons des bandes de mutants. Ce sont des travaux qui sont
en cours au laboratoire.
JIM.fr : Les bactéries AIEC se retrouvent chez environ 40 %
des patients atteints de la maladie de Crohn. Quelle est la
prochaine étape de vos travaux pour ces profils de patients
?
Benoit Chassaing : La maladie de Crohn est une
pathologie multifactorielle qui a des composantes génétiques,
environnementales, alimentaires et microbiote. Comme les bactéries
AIEC sont associées à cette pathologie et jouent un rôle dans le
développement de l’inflammation intestinale, nous allons tester des
approches cliniques avec des patients atteints par cette pathologie
qui possèdent ces bactéries spécifiques et qui ont une
inflammation. Nous allons leur demander d’arrêter de consommer ces
agents émulsifiants. Ces bactéries seront moins virulentes en
l’absence de ces additifs alimentaires et nous nous attendons à
avoir un effet bénéfique sur l’inflammation intestinale chez ces
patients.
JIM.fr : Votre objectif serait de pouvoir, en prévention,
identifier la composition du microbiote des patients afin d’évaluer
leur risque d’inflammation. Quels seraient les biomarqueurs
?
Benoit Chassaing : Beaucoup d’études doivent encore
être faites sur ces questions. Dans notre laboratoire, nous sommes
en train de mettre au point des protocoles d’études cliniques en
collaboration avec d’autres équipes. Nous voulons voir si nous
pouvons identifier quels sont les microbiotes qui rendent les
personnes plus sensibles ou moins sensibles à la présence de ces
agents émulsifiants. En d’autres termes, il s’agit de déterminer ce
qu’est un bon microbiote et un mauvais microbiote dans le cadre de
la consommation d’additifs alimentaires. L’objectif est d’émettre
des recommandations nutritionnelles personnalisées. Et l’objectif
ultime de notre recherche est de pouvoir identifier, en analysant
le microbiote de chaque patient atteint de la maladie de Crohn,
ceux qui bénéficieraient de recommandations nutritionnelles
adaptées par rapport à ces agents émulsifiants. Et je pense que
cela s’applique à beaucoup d’autres pathologies comme le diabète,
l’obésité et d’autres maladies inflammatoires chroniques.
JIM.fr : Les MICI sont associées à un risque accru de
cancer colorectal. Une étude danoise a montré que, par rapport à la
population générale, ce risque est multiplié par 2 à 2,5 après 10
ans d’évolution de la maladie. Proscrire les additifs alimentaires
qui ont des effets délétères est-il un enjeu de santé publique
?
Benoit Chassaing : Oui. Quand ce sera validé chez
l’homme, il faudra que la réglementation change de façon à
proscrire l’utilisation des additifs les plus néfastes et
encourager l’usage des plus inoffensifs comme cela a déjà été le
cas avec certains d’entre eux. La France a déjà interdit le dioxyde
de titane (E171) utilisé par l’industrie agroalimentaire et les
cosmétiques surtout comme agent de blanchiment car trop de soupçons
pesaient sur ces molécules. Si nos recherches confirment leur
impact chez l’homme, je pense que la réglementation devra faire la
même chose pour certains agents émulsifiants.
Les émulsifiants favorisent aussi le développement
d’inflammation de façon plus modérée dans les modèles de souris
normales. Ils sont associés à des dérégulations métaboliques et
joueraient également un rôle dans l’apparition et la chronicité de
maladies métaboliques telles que l’obésité et le diabète de type
2.
JIM.fr : Quels sont les agents émulsifiants néfastes pour
le microbiote ?
Benoit Chassaing : Ils sont vraiment partout. Nous les
trouvons dans la majorité des produits emballés en grande surface
(les crèmes glacées, les barres chocolatées,…) et dès qu’un produit
a une durée de vie de plusieurs jours, voire semaines. Mais ils
sont aussi dans beaucoup de produits que nous pensons être sains
comme le lait d’amande, le lait de soja, le lait de coco car ces
produits ne seraient pas stables sans agent émulsifiant. En effet,
ces laits se sépareraient en plusieurs phases.
Au laboratoire, nous travaillons sur l’arrêt total de la
consommation d’agents émulsifiants. Mais dans le monde dans lequel
nous vivons c’est malheureusement très difficile de s’en passer.
Nous avons mis au point des systèmes de microbiotes en culture qui
nous permettent de cribler de nombreux additifs alimentaires. Dans
nos travaux actuellement en cours, nous avons mis en évidence que
certains additifs alimentaires n’ont pas ou très peu d’effets
négatifs sur le microbiote. Nous pourrions envisager alors de
recommander à certains patients de favoriser tels additifs
alimentaires et d’arrêter de consommer ceux trop néfastes pour leur
microbiote. Pour le moment, nous savons que le polysorbate 80
(E433) et le carboxyméthyl cellulose (E466) sont des agents
émulsifiants qui ont un impact très négatif et induisent une
inflammation intestinale. Nos travaux sur les lécithines et les
autres classes d’émulsifiants sont actuellement en cours d’analyse
et de validation par nos pairs. Nous devrions pouvoir publier nos
résultats d’ici la fin de l’année. Il nous reste encore beaucoup de
choses à vérifier chez l’homme mais nous espérons faire changer la
réglementation à propos de ces additifs alimentaires de façon à
pouvoir avoir un impact bénéfique sur la vie des patients atteints
de maladies inflammatoires intestinales.
Propos recueillis par Alexandra Verbecq