Quand l’ordinateur fait écran entre médecin et malade

Paris, le samedi 22 janvier 2022 – D’aucuns se félicitent de constater que la télémédecine qui était encore balbutiante avant le début de l’épidémie de Covid semble connaître désormais un véritable essor. Or cette pratique pourrait être en partie une réponse aux déserts médicaux. Cependant, certains mettent en garde contre les risques de l’intromission trop importante des écrans et des technologies numériques dans les relations entre professionnels de santé et patients. C’est le cas du cardiologue Pierre Vladimir Ennezat (GHU Henri Mondor, Créteil) qui dans une tribune publiée dans le Monde cette semaine remarque que les écrans tendent peu à peu à prendre la place des patients dans la vie quotidienne des praticiens. « Lorsque vous pénétrez dans l’univers hospitalier, la probabilité de rencontrer physiquement les soignants dans les chambres des patients est devenue largement inférieure à celle de les trouver en face d’écrans » écrit-il. Cette embolisation du temps des soignants par les écrans concernerait notamment les infirmiers et les aides-soignants juge le Dr Ennezat qui remarque : « Les visites des médecins se font trop souvent sans les infirmiers, trop occupés à rentrer « les constantes », les administrations de médicaments, à tracer les poses et les ablations de cathéters veineux, à remplir des diagrammes de soins, à rédiger les transmissions dans le dossier informatique ; et sans les aides-soignants devant aussi remplir des plans de soins (distribution des repas, désinfection des chambres, aide à la marche…). Autrefois les surveillants, les cadres de santé devenus « managers » sont désormais astreints à un temps de travail informatique considérable (planning, reporting…) qui, s’ajoutant aux réunions incessantes, les isole des équipes soignantes. Les yeux des soignants, médecins, internes et paramédicaux restent trop souvent rivés sur ces écrans ».

Et s’il fallait diminuer le nombre d’écrans pour faire revenir les soignants ?

Le praticien évoque encore la lourdeur de certaines démarches informatiques et les dysfonctionnements qui ne sont pas si rares pour achever ce portrait d’une médecine dont le premier geste technique est désormais de taper sur un clavier plutôt que d’ausculter. Pour lui, il n’est pas impossible que « Cette numérisation massive de la médecine » participe à la « la vague de burn-out qui touche l’ensemble du personnel soignant. (…) Le manque inquiétant d’infirmiers et aides-soignants, responsable de la fermeture de lits dans beaucoup d’hôpitaux et de cliniques, s’explique en partie par cette destruction des équipes, accentuée par la mobilité et la polyvalence des postes. Dans le monde de l’industrie automobile, la robotisation a clairement été une victoire sur le rythme éreintant du travail à la chaîne ; mais peut-on laisser le secteur de la santé, profondément centré sur l’humain, se déshumaniser et s’épuiser à cause d’une digitalisation non maîtrisée, au nom d’une traçabilité outrancière ? » conclut-il dessinant peut-être une piste de réflexion nouvelle face à cette question de la désaffection pour les carrières hospitalières dont beaucoup espèrent qu’elle constituera un enjeu majeur des futures élections présidentielles.

L.C.

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Vos réactions (2)

  • Un réel constat

    Le 25 janvier 2022

    Oui, tout à fait d'accord avec ce qui est écrit, je n'avais pas poussé l'analyse de l'écran qui favorise le désintérêt, le burn-out dans le métier mais c'est un fait. Avec le patient c'est clair : 10 minutes avec lui et le double voire le triple pour "tracer" son dossier (observation médicale, prescriptions...).

    L'écran fait écran à l'humain patient et soignant.
    Je me dis qu'on ne pourra pas continuer ainsi, c'est du mauvais soin, qui a bel et bien perdu en qualité.
    Merci pour cette tribune !

    Dr Elise Mongeois

  • Tout à fait juste, mais c'est aussi logiciel-dépendant

    Le 26 janvier 2022

    Cela fait des années que j'ai pris conscience que je regardais plus l'ordinateur que le patient en consultation. Très exactement depuis que la frappe du courrier de consultation incombe aux médecins, aussi bien à l'hôpital qu'en libéral. Je m'en excuse parfois avec humour auprès des patients qui se sentent un peu seuls de l'autre côté du bureau.

    Autrefois on prenait des notes sur le dossier-papier et on pouvait continuer à regarder le patient, avec son langage non verbal.
    Et avec le masque en plus, c'est le pompon !
    Mais le sujet serait imparfaitement abordé, notamment concernant les hôpitaux, si on ne parlait pas du choix souvent désastreux des... logiciels. Achetés à grands prix, ils sont très souvent d'interface peu intuitive, avec de petits caractères qui fatiguent les yeux, des processus complexes injustifiés qui font perdre du temps. Et les faiseurs de logiciels, une fois grassement rémunérés, en général n'assurent pas correctement le SAV qui devrait comporter des mises à jour et toutes les modifications nécessaires suite aux retours des soignants utilisateurs.

    Je crois qu'on est un peu arriérés en France en matière de qualité de nos logiciels dans le service public. Des logiciels de qualité existent, et pourraient exister dans le domaine de la santé, qui feraient vraiment gagner du temps aux soignants.

    Un exemple simple : j'ai connu un logiciel hospitalier qui, pour prescrire une simple gélule de paracétamol, vous dévidait toute la liste des galéniques existantes, avec tous les dosages et tous les génériques ! On perdait un temps fou à faire défiler la souris pour cocher, au pif, du Mylan ou autre. Idem pour une banale perfusion d'antibiotique classique dans le service : le logiciel demandait une foultitude de détails sur le générique mais aussi le volume de la poche de soluté de reconstitution, le débit... alors qu'avant on notait "antibiotruc 1g en perfusion matin, midi et soir", et l'infirmière qui connaissait son travail et ses référentiels s'organisait très bien avec cela...

    Dr Anaïs Pipet

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