
Paris, le lundi 27 mars 2023 - Le Républicain Lorrain a mis en lumière la semaine dernière la reconnaissance d’un cancer du sein comme maladie professionnelle en France, en lien avec le travail de nuit. Il s’agit d’une première selon la CFDT des mineurs qui a accompagné depuis 2020 la patiente concernée, une ancienne infirmière. Cette soignante aujourd’hui âgée de 62 ans, a travaillé pendant 28 ans au centre hospitalier de Sarreguemines, en grande partie de nuit.
En France, les horaires de travail atypiques (par opposition aux horaires standards qui se situent en journée du lundi au vendredi) concernent de nombreux salariés. La Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) estimait en 2021 à 45 % la proportion des salariés concernés au moins une fois par mois par de tels horaires, principalement en travaillant le samedi (1). Plus précisément, le travail de nuit, définit comme s’exerçant entre minuit et 5 heures du matin, concernait 11,3 % des salariés. Il est particulièrement représenté dans les secteurs d’activité ayant besoin de continuité : hébergement-restauration, transports et entreposage, administration publique-santé humaine et action sociale.
Une exposition cancérogène ?
Depuis plusieurs décennies, l’exposition au travail de nuit est suspectée d’augmenter le risque de cancer du sein chez les femmes (2). Il est actuellement admis que la perturbation circadienne est impliquée dans le mécanisme physiopathologique de cancérogénèse même si les voies biologiques restent à préciser. L’évaluation de l’association entre exposition au travail de nuit et cancer du sein est ardue du fait de scénarios d’exposition complexes à retracer, de la grande fréquence du cancer du sein et de facteurs de risque multiples interagissant entre eux. Cependant, les études épidémiologiques les plus récentes, les méta-analyses et les avis d’expert sont en faveur de l’augmentation significative du risque de cancer du sein chez les travailleuses exposées au travail de nuit. De plus, le travail de nuit a été classé par le CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer) comme agent probablement cancérogène 2A.
A l’heure actuelle, il n’est pas possible de déterminer un seuil d’exposition ou une intensité critique, même si le risque semble augmenté pour une exposition longue (plus de 20 ans), mais aussi pour une durée plus courte (plus de 10 voire 5 ans) mais intense (au moins 20 heures/semaine), chez les femmes avant la ménopause.
Un système de reconnaissance des maladies professionnelles centenaire
En France, la reconnaissance en maladie professionnelle repose principalement sur un système de tableaux dans lesquels sont fixés les conditions cumulatives pour bénéficier de la présomption d’origine professionnelle d’une pathologie, sans avoir à prouver le lien entre sa maladie et son travail, selon des critères de délais de prise en charge et une liste limitative (ou indicative) de travaux. Soulignant qu’ « il est aujourd’hui bien établi qu’il existe un large décalage entre, d’une part, l’état des connaissances sur les effets d’un certain nombre de facteurs de risque professionnels, et d’autre part, leur prise en compte par le système des tableaux, ce qui contribue à la sous-reconnaissance structurelle des maladies professionnelles », l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail) a publié en 2020 un guide méthodologique pour l’élaboration des tableaux de maladies professionnelles (3), méthode qui a déjà permis la création au régime agricole d’un tableau de maladie professionnelle relatif au cancer de la prostate en lien avec l’exposition aux pesticides fin 2021 (au régime général en 2022). Dès 2011 le rapport de la commission Diricq chargée d’étudier les causes de sous-déclaration des pathologies liées au travail dans le régime général, a pointé l’obsolescence ou l’insuffisance de certains tableaux et fait des propositions pour en créer de nouveaux, y compris un tableau relatif au cancer du sein causé par le travail de nuit (4). On le voit, l’évolution de ce système plus que centenaire ne se fait pas sans une certaine inertie…
Pas de tableau mais un CRRMP
Ainsi, actuellement, le cancer du sein ne figure pas comme maladie professionnelle caractérisée dans l’un des tableaux (5). En l’absence de tableau pour une pathologie mais si elle est directement imputable à l’activité professionnelle habituelle de la victime, et qu’elle entraîne le décès ou une incapacité permanente prévisible d’au moins 25 %, un salarié peut constituer un dossier auprès de la CPAM en vue de la reconnaissance de l’origine professionnelle de ce cancer par le CRRMP (Comité Régional de Reconnaissance des Maladies Professionnelles) dont la mission est l’expertise du lien de causalité entre l’activité professionnelle et la pathologie (à l’inverse de la présomption d’origine professionnelle des tableaux). Il se compose d’un médecin-conseil, du médecin inspecteur régional du travail et d’un professeur des universités-praticien hospitalier. Le dossier sur lequel le CRRMP fonde son analyse comprend les éléments recueillis par la caisse et ceux produits par les parties, l’avis motivé du médecin du travail et un rapport circonstancié du/des employeurs concernant les postes occupés. Le taux de reconnaissance des CRRMP avoisinerait les 47 % mais cette décision concernant un cancer du sein est une première.
Vers une jurisprudence ?
Cette infirmière à la retraite a œuvré au sein de divers services du centre hospitalier sarregueminois entre 1981 et 2009, pour un total de 873 nuits travaillées, comme le rapporte France Bleu Lorraine. Son cancer du sein a été diagnostiqué en 2009 alors qu’elle était âgée de 49 ans. Une expertise médicale, effectuée dans le cadre de la procédure de reconnaissance en caractère professionnel de la pathologie, lui a permis de faire reconnaître en janvier 2023 que le travail de nuit répété a pu favoriser l’apparition du cancer du sein, sans lui "en attribuer la responsabilité complète". "Les cancers du sein ne peuvent pas être attribués aux seuls choix de vie personnels, au tabac, à l’alimentation. Cette victoire est significative", s’est réjouie Brigitte Clément, secrétaire régionale de la CFDT des mineurs de Freyming Merlebach. La reconnaissance du caractère professionnel de sa maladie a par ailleurs permis à l’ancienne infirmière de toucher une indemnité mensuelle. En 2018, la CFDT avait mené une enquête-action dans plusieurs hôpitaux de la région. Seul le dossier de cette ancienne infirmière a jusque-là abouti. Mais cela pourrait "faire jurisprudence", a affirmé Me Elisabeth Leroux, avocate représentant des femmes travaillant la nuit. Et qui sait, faire évoluer les tableaux de maladies professionnelles, même si cela sera complexe dans l’état actuel des connaissances.
Pour en savoir plus :
-(1) Le travail en horaires atypiques en 2021. Dares, octobre 2022, n°52. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/9ecbd7771cb5901b009b74fc253e5623/DR%20travail_horaires%20atypiques_2021.pdf
-(2) Le risque de cancer du sein chez les travailleuses de nuit : état des connaissances. Dossier INRS TC164. Références en Santé au travail n°157, mars 2019. file:///C:/Users/jimar/Downloads/tc164.pdf
-(3) Rapport d’expertise collective, ANSES, juillet 2020. https://www.anses.fr/fr/system/files/AIR2019SA0220Ra.pdf
-(4) Rapport de la mission Diricq, juin 2011. http://www.annuaire-secu.com/pdf/rapport-commission-diricq2011.pdf
-(5) Tableau des maladies professionnelles : https://www.inrs.fr/publications/bdd/mp.html
Dr Isabelle Méresse