
La montée en fréquence de l’utilisation, ces 20 dernières
années, des antalgiques dérivés de la morphine génère de nombreux
problèmes en raison des phénomènes de surdosage et de dépendance.
Ceci concernerait 11 000 000 d’individus en Amérique du Nord avec
42 000 décès en 2016.
L’impact endocrinologique de ses médicaments était déjà
soupçonné.
Dans les modèles animaux, les morphiniques exercent une
inhibition de l’axe gonadotrope via des récepteurs hypothalamiques
et de surcroît par l’intermédiaire d’une hyperprolactinémie qui
surajoute son effet inhibiteur sur cet axe. Plus récemment, les
publications d’endocrinologie insistent sur l’atteinte de l’axe
corticotrope toujours par le biais d’une interaction négative avec
des récepteurs hypothalamiques.
Importance et prévalence des effets endocriniens
Diverses publications d’intérêt inégal existent.
Ce qui fait l’intérêt de la méta-analyse publiée dans le JC EM
ce mois-ci. Elle a utilisé une méthodologie classique avec des
mots-clés du domaine de l’endocrinologie et recherche sur les
grandes bases de données de la littérature médicale. Seuls les
articles anglophones sont retenus. Il n’y a pas d’études chez
l’enfant. Il y a de nombreux critères d’exclusion : abstract de
congrès, série non publiée, données insuffisantes, biais de
sélection, tests hormonaux inadéquats, absence de groupe témoin
etc.
À partir de critères de sélection précis, il a été retenu 52
études dont 34 évaluaient les effets sur l’axe gonadotrope, 24 sur
l’axe corticotrope, 8 sur l’axe thyréotrope, 9 sur la sécrétion de
prolactine et 5 sur l’axe somatotrope. En outre,6 études
concernaient des essais thérapeutiques comprenant une substitution
par la testostérone pour hypogonadisme masculin et un par
l’hydrocortisone. Les études ont été publiées entre 1970 et 2018 et
62 % d’entre elles après 2010 ; 13 études concernaient la
méthadone, 12 la morphine ; 8 études concernaient des
morphinomimétiques divers. La plupart des études étaient
nord-américaines (18) européennes (18) et australiennes (6).
Effets sur la fonction gonadique
Quinze études regroupant 3 250 patients ont concerné des
données relatives à la fonction gonadotrope chez les utilisateurs
chronique de morphiniques. Plus de 99 % des patients étaient des
hommes. Le pourcentage d’hypogonadismes allait selon les études, de
36 % à 100 % avec une moyenne de 63 %.
Les patients sous méthadone ou oxycodone ont un risque très
élevé de diminution du taux de testostérone comparé à ceux qui
utilisent l’hydrocodone. L’utilisation de morphiniques retard
augmente le risque. La plupart des études montrent un effet dose
sur l’hypogonadisme.
Concernant la symptomatologie clinique, une seule étude
constate l’absence de corrélation entre une dysfonction sexuelle et
l’utilisation de morphiniques. Toutes les autres, montrent une
augmentation de la fréquence des dysfonctions érectiles et de la
diminution de la libido.
Ces symptômes étaient présents chez 89 % des patients. Une
grande majorité annonçait une baisse brutale de la libido peu de
temps après l’initiation du traitement morphinique. Par ailleurs 50
% des patients avaient une ostéopénie et 21 % une ostéoporose. On
peut toutefois imaginer ici des facteurs confondants en raison des
pathologies associées à la prise de morphiniques.
Concernant les femmes, on constate une diminution du taux de
la testostérone et pas de diminution de l’œstradiol. Pour certaines
études, on constate aussi une installation rapide des troubles de
la libido après l’initiation du morphinique. Il est signalé une
aménorrhée pour des pourcentages variables de patientes ainsi que
des irrégularités menstruelles. Une étude signale une corrélation
entre les syndromes dépressifs et le taux bas d’androgène.
Effets sur la fonction corticotrope
Cinq études regroupant 205 patients (58 % d’hommes) évoquent
une insuffisance cortisolique. Le pourcentage de patients avec
insuffisance cortisolique est de 5 % à 42 % selon les études avec
une moyenne de 15 %. Deux études ont comporté un test
d’hypoglycémie insulinique qui a montré que 24 % des patients ont
une insuffisance surrénale haute si on considère que l’hypoglycémie
insulinique est un test robuste pour l’évaluation de la fonction
corticotrope.
Un total de 21 études représentant un peu plus de 1 000
patients décrit l’effet des morphiniques sur la fonction
corticotrope. Neuf d’entre elles décrivent un effet inhibiteur, 4
d’entre elles un effet de stimulation (on peut dans ce cas invoquer
un phénomène de stress plurifactoriel : douleur, addiction,
pathologie sous-jacente à l’origine de la prescription) et, 8
d’entre elles ne constatent pas d’effet. Dans les études, l’axe
corticotrope a été évalué sur le cortisol salivaire et la
cortisolémie. Des tests de stimulation ont été faits sur 208
patients comprenant l’hypoglycémie insulinique, le test au CRF, la
métopyrone ou le cortisol stimulé par la yohimbine. Les 2 plus
grandes études montrent une diminution de l’ACTH et du cortisol. Il
est rapporté là aussi un effet dose. Les 2 études avec hypoglycémie
insulinique ont montré une diminution du pic de sécrétion
post-stimulation en faveur d’une insuffisance du cortisol comparé
au contrôle. Les données cliniques sont en revanche limitées. Il
est signalé une insuffisance surrénalienne clinique traitée. Une
étude concerne un essai de substitution par l’hydrocortisone à
faible dose (contexte de douleurs chroniques) contre placebo à
partir d’une biologie compatible mais sur des signes cliniques peu
spécifiques. Elle conclut à l’amélioration d’un score de vitalité
et de douleur.
Rappelons que cette revue n’a pas retenu les case report et
abstracts de congrès ce qui en pratique clinique sur des cas
particuliers n’exclut pas l’hypothèse d’une insuffisance
surrénalienne possible devant un tableau clinico-biologique
cohérent.
Effets sur l’axe thyréotrope, la prolactine, l’axe somatotrope
Sept études regroupant 274 patients ont décrit les effets sur
l’axe thyréotrope. Une étude montre une augmentation de la TSH
après administration aiguë de morphine. Plusieurs études montrent
une augmentation de la réponse de TSH à la TRH chez les
utilisateurs chronique de morphiniques. Une étude a montré des taux
de T4 libre bas chez les consommateurs d’un thé comprenant un
opiacé (le kratom, interdit en France).
Sept études totalisant 350 patients se sont penchées sur les
effets des morphiniques sur la prolactine : quatre montrent une
augmentation de la prolactine. L’une d’entre elles montre une
augmentation franche de la prolactine chez 40 % des patients.
Cinq études évaluent les effets sur l’axe somatotrope. Une
étude montre une diminution d’IGF1 et une diminution du pic de GH
durant l’hypoglycémie insulinique. Les morphiniques injectables
intra-thécaux ont une action plus franche que les morphiniques par
voie orale.
Quelques études abordent l’effet d’une hormonothérapie
par testostérone
Les auteurs reconnaissent les limites d’une méta-analyse même
réalisée avec tous les critères exigés.
Il y a une hétérogénéité des patients, des molécules, de
l’utilisation chronique ou ponctuelle, des voies d’administration
avec des effets plus important pour les morphiniques injectés.
Cette hétérogénéité est illustrée par l’effet dominant de la
méthadone sur l’inhibition de l’axe gonadotrope. Certaines
indications des morphiniques pour des phénomènes douloureux
notamment en oncologie pose le problème du caractère spécifique des
modifications de l’axe gonadotrope et plus globalement des
fonctions hypophysaires chez les malades en souffrance
psychologique ou somatique ou avec altération de l’état
général.
Les résultats ne sont pas obligatoirement les mêmes avec
l’utilisation récréative de morphiniques.
Les fonctions les plus souvent touchées sont l’axe
gonadotrope, corticotrope (dysfonction surtout biologique pour
cette revue) et la prolactine.
Les auteurs mentionnent les implications cliniques de cette
revue, notamment sur les recommandations internationales relatives
à l’usage au long cours de cette classe médicamenteuse. Comme il ne
s’agit que d’une méta-analyse, ils recommandent des travaux
complémentaires avec des protocoles plus homogènes et ciblés à la
fois sur des items biologiques mais aussi cliniques. Exemple parmi
d’autres : après bilan, un certain nombre de patients sous
méthadone pourraient être susceptibles de recevoir une substitution
par testostérone pour traiter ou prévenir une déminéralisation
osseuse.
Dr Edgard Kaloustian