
J. WIPFF*, Y. ALLANORE**,
*Service de rhumatologie A, Hôpital Cochin, Paris
**Inserm U781, Hôpital Necker, Paris
La sclérodermie systémique (ScS) reste à ce jour la plus grave des connectivites. La sévérité de la ScS tient à ses complications viscérales cardiopulmonaires et rénales pour le pronostic vital et les atteintes cutanées et ostéo-articulaires pour le handicap fonctionnel. En pratique, sauf cas particuliers (forme cutanée diffuse récente ou complication aiguë), un patient ScS stable peut être suivi tous les 6 mois en alternant une consultation et une hospitalisation courte. Au cours de ces consultations, les examens cliniques et complémentaires s’attacheront à dépister la survenue d’une complicationde la ScS, à décider si une hospitalisation est nécessaire, en urgence ou non, et à débuter un traitement adapté si besoin.
Épidémiologie et formes cliniques
La sclérodermie systémique (ScS) appartient au groupe
des connectivites. Elle se caractérise par une atteinte vasculaire
microcirculatoire impliquant un vasospasme puis une fibrose
généralisée vasculaire et tissulaire touchant la peau et différents
organes. La faible prévalence de la ScS en fait une maladie rare
répondant ainsi à la définition des maladies orphelines,
c’est-à-dire touchant moins d’une personne sur 2 000 (référence
OMIM #181750). Elle est plus fréquente chez la femme (sex ratio =
4/1).
Deux formes cliniques principales sont actuellement individualisées
: d’une part les formes cutanées limitées (atteinte cutanée
restreinte au visage et à la partie distale des membres), d’autre
part les formes cutanées diffuses (atteinte de la partie proximale
des membres et du tronc). L’évolution de ces 2 formes est
fondamentalement différente et va conditionner la surveillance des
patients ayant une ScS. La forme diffuse est de survenue plus
brutale avec, dans les 5 premières années, de possibles atteintes
viscérales graves (pulmonaire, cardiaque ou rénale) mettant le
pronostic vital en jeu.
La ScS reste à ce jour la plus grave des connectivites avec une
survie à 10 ans de l’ordre de 60-80 %. La sévérité de la ScS tient
à ses complications viscérales cardiopulmonaires et rénales pour le
pronostic vital et les atteintes cutanées et ostéo-articulaires
pour le handicap fonctionnel.
Pour toutes ces raisons, les patients ScS doivent donc être suivis
de manière régulière par les rhumatologues de ville en
collaboration avec les centres hospitaliers spécialisés. Si la
maladie est stable, un patient ScS peut être vu tous les 6 mois :
on pourra alterner une consultation de ville avec une
hospitalisation courte (tableau 1).
Cependant, certains patients, notamment dans les premières années des formes diffuses ou pour le suivi de complications sévères, nécessitent un suivi plus rapproché.
En pratique, sauf cas
particuliers (forme cutanée diffuse récente ou complication
aiguë),
un patient ScS peut être suivi tous les 6 mois en alternant une
consultation et une hospitalisation courte.
Quel bilan au cours du suivi ?
Au cours de ces consultations, l’examen
clinique s’attachera à dépister la survenue d’une complication de
la ScS et à décider si une hospitalisation est nécessaire, en
urgence ou non. Les signes cliniques seront détaillés pour chaque
atteinte. Les constantes telles que le poids, la tension artérielle
et le pouls peuvent révéler une complication (HTA et crise rénale
par exemple) et sont donc indispensables et systématiques.
Par ailleurs, chez ces patients fragiles, il faut absolument
éliminer tout autre facteur de risque tel que le tabac ou l’alcool.
Enfin, la ScS étant une maladie chronique, sévère et handicapante,
elle retentit souvent sur le moral et peut nécessiter une prise en
charge spécifique à ne pas négliger.
L’intérêt des examens complémentaires sera également précisé pour
chaque atteinte. Lors des consultations, un bilan biologique seul
réduit au strict minimum semble suffisant avec NFS, CRP,
ionogramme, créatinine, bilan hépatique. Au cours de
l’hospitalisation annuelle, le bilan biologique sera plus large et
complété par des examens radiologiques.
Anticorps antinucléaires
Au cours de la ScS, les anticorps
antinucléaires sont positifs (supérieur à 1/160) dans environ 90 %
des cas. Deux types d’anticorps spécifiques d’un des sous-types
cutanés peuvent être détectés : les anticentromères (par
immunofluorescence indirecte) sont associés à la forme cutanée
limitée, et les antitopoïsomérase I (par immunodiffusion) à la
forme cutanée diffuse.
Le dosage répété de ces anticorps n’est pas nécessaire car ils
n’ont pas la valeur pronostique et diagnostique d’une poussée de la
maladie qu’ont les facteurs antinucléaires et anticorps anti-DNA
natifs dans le lupus systémique.
Atteinte vasculaire périphérique
L’atteinte vasculaire, présente dans plus de 90 % des cas, se manifeste en particulier par un syndrome de Raynaud (figure 1) qui peut se compliquer de fissurations, d’ulcérations digitales (figures 2a et 2b), voire de nécrose distale.
![]() |
Figure 1. Phase syncopale d’un syndrome de Raynaud. |
![]() |
Figure 2a. Phase inflammatoire de
troubles vascu laires avec ulcération débutante de l’index
gauche. |
Ce phénomène reflète un vasospasme microcirculatoire en réponse classiquement au froid touchant les extrémités : doigts mais aussi orteils, nez, oreilles ou langue. Il faut donc systématiquement demander aux patients si le syndrome de Raynaud est actif ou non, et si les extrémités sont douloureuses ou le siège d’ulcérations actif. Si tel est le cas, et surtout dans les formes avec début de nécrose, il faut alors en urgence faire hospitaliser le patient afin de débuter un traitement médical par vasodilatateurs oraux ou en perfusion pour éviter l’évolution vers la gangrène. L’éducation du patient est primordiale : en cas de douleurs inflammatoires des extrémités ou d’ulcérations débutantes, il doit absolument être examiné le plus rapidement possible. De plus, des mesures de précautions contre le froid doivent être indiquées.
La présence d’une ou
plusieurs ulcérations pulpaires digitales est une urgence
thérapeutique
nécessitant des vasodilatateurs oraux ou intraveineux pour éviter
l’évolution vers une gangrène.
Atteinte cutanée
La peau est l’organe le plus fréquemment
atteint dans la ScS.
L’atteinte fibrosante de la peau doit être évaluée à chaque visite
par le score de Rodnan modifié (évaluation de l’induration cutanée
entre 0, peau normale, et 3, sclérose adhérente au plan profond sur
17 sites, soit un score maximal de 51) et le HAQ-SSc car la ScS
peut entraîner des complications fonctionnelles majeures,
principalement du fait de la rétraction des doigts en flexion avec
une limitation parfois totale des amplitudes articulaires.
Une kinésithérapie peut être nécessaire pour éviter une trop grande
limitation des amplitudes articulaires ou de l’ampliation
thoracique. En effet, l’atteinte scléreuse du tronc peut entraîner
une dyspnée par restriction de la capacité d’ampliation
thoracique.
Enfin, les calcinoses sous-cutanées dues à des dépôts d’hydro -
xyapatite peuvent, de par leur volume, gêner l’articulation
adjacente ou aboutir à une ulcération cutanée en regard avec
extrusion de matériel calcique nécessitant une prise charge locale
médicale.
Atteinte pulmonaire
La première cause de mortalité actuelle des patients ScS est l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) précapillaire. Il faut donc rechercher très attentivement tout signe évocateur d’HTAP : la dyspnée, en évaluant le stade NYHA (tableau 2), bien que non spécifique est un symptôme d’alerte dans la ScS qui peut traduire l’apparition de nombreuses complications (tableau 3), la présence de douleurs thoraciques ou de symptômes d’insuffisance cardiaque droite (hépatalgies d’effort).
L’examen clinique doit rechercher une
turgescence jugulaire, un reflux hépatojugulaire, des oedèmes des
membres inférieurs, un éclat de B2 ou un souffle tricuspidien à
l’auscultation cardiaque. En cas de suspicion d’HTAP,
l’hospitalisation en urgence du patient s’impose afin de confirmer
ou non cette complication.
L’échographie cardiaque permet dans un premier temps d’estimer la
pression dans l’artère pulmonaire (PAP). Cet examen est par
ailleurs indiqué de façon annuel en dépistage systématique.
Trois indications imposent la réalisation d’un cathétérisme
cardiaque droit, seul examen diagnostic de certitude : une PAP
échographique supérieure à 40 mmHg, une dyspnée inexpliquée et une
diminution de la DLCO/VA (capacité de diffusion du monoxyde de
carbone divisé par le volume alvéolaire) inférieure à 50 % en
dehors de toute fibrose pulmonaire.
Le cathétérisme droit permet premièrement de confirmer le
diagnostic d’HTAP avec une élévation des pressions dans l’artère
pulmonaire (PAP moyenne > 25 mmHg au repos ou > 30 mmHg à
l’effort) et, deuxièmement, d’en définir le mécanisme soit
précapillaire due au remodelage des vaisseaux pulmonaires soit
post-capillaire secondaire à une dysfonction du ventricule
gauche.
L’HTAP est la première
cause de mortalité au cours de la ScS.
En cas de dyspnée inexpliquée, de PAP systolique échographique
supérieure à 40 mmHg ou de DLCO/VA < 50 %
sans fibrose pulmonaire, il existe une indication à réaliser un
cathétérisme cardiaque droit.
Actuellement, il existe des traitements spécifiques de l’HTAP dans la ScS (1). Cibler les patients à risque pour une surveillance « à la carte » permettrait un diagnostic et donc une prise en charge plus précoce de cette complication. Récemment, deux marqueurs, le NT-proBNP et la DLCO/VA ont démontré leur intérêt pronostique (2). En cas de dyspnée, le dosage du NT-proBNP est utile afin d’en évaluer le mécanisme en distinguant une origine cardiaque (primitive ou secondaire : augmentation du NT-proBNP) ou pulmonaire parenchymateuse (NT-proBNP normal). En cas d’augmentation du NT-proBNP conjuguée à une baisse de la DLCO/VA < 70 % chez un même patient ScS, celui-ci voit son risque de développer une HTAP dans les 3 ans multiplié par 47 en comparaison à un patient ScS n’ayant pas ces critères.
• La fibrose pulmonaire est une
complication potentiellement aussi sévère, d’autant qu’aucun
traitement n’a prouvé son efficacité.
La dyspnée est le maître symptôme pour cette complication
d’installation parfois rapide.
L’auscultation retrouve des crépitants généralement bilatéraux
débutant aux bases. Les examens diagnostiques sont la radiographie
de thorax, le scanner thoracique avec coupes fines (figure 3) et
les explorations fonctionnelles respiratoires (EFR) montrant un
syndrome restrictif pur (capacité pulmonaire totale [CPT] < 75 %
et capacité vitale forcée [CVF] < 75 %).
![]() |
Figure 3. |
L’évaluation initiale de ces paramètres est essentielle pour le suivi pulmonaire. Une CVF initiale normale et l’absence d’images de fibrose sur le scanner pulmonaire au diagnostic sont autant de facteurs de bon pronostic de l’évolution de la fibrose pulmonaire et de son retentissement.
Atteinte cardiaque
L’atteinte cardiaque reste longtemps
asymptomatique et devient un facteur de surmortalité lorsqu’elle
est symptomatique. Le phénomène d'ischémie-reperfusion itératif
serait un événement central de la pathogénie de l’atteinte
myocardique « primitive » induisant à la longue une fibrose
myocardique irréversible.
Il peut également exister des troubles du rythme et plus rarement
une myocardite inflammatoire. Les signes cliniques évocateurs sont
multiples allant des douleurs angineuses à la dyspnée d’effort en
passant par des malaises lipothymiques.
Les examens à réaliser ne sont pas spécifiques de la ScS (enzymes
cardiaques, ECG, radiographie du thorax, échographie cardiaque)
hormis, dans certains cas plus complexes où la réalisation d’une
IRM cardiaque permet de faire la différence entre une atteinte
cardiaque ischémique, une atteinte par fibrose myocardique ou par
myocardite inflammatoire (figure 4).
![]() |
Figure 4. |
Atteinte rénale
La crise rénale est un événement rare mais
sévère au cours de la ScS. Sa fréquence a récemment été estimée en
France à 2 % dans une cohorte de 127 patients ScS (3). Elle se
définit par la survenue brutale d’une hypertension artérielle
parfois maligne et/ou d’une insuffisance rénale aiguë oligurique
sans protéinurie.
Elle traduit une atteinte microcirculatoire rénale. Sa survenue est
favorisée par la prise de corticoïdes oraux qui doivent donc être
utilisés à faible dose (< 10 mg/jour) et uniquement en cas de
besoin. Les symptômes faisant évoquer le diagnostic sont ceux d’une
insuffisance rénale aiguë, d’une HTA maligne ou d’une
microangiopathie thrombotique avec ou sans hémolyse.
L’hospitalisation est alors indispensable pour débuter un
traitement adapté par vasodilatateurs à forte dose (inhibiteurs de
l’enzyme de conversion et inhibiteurs calciques).
Atteinte digestive
Le tube digestif est l'organe le plus
fréquemment atteint au cours de la ScS après la peau. L'atteinte
digestive se traduit dans la grande majorité des cas par un reflux
gastro-oesophagien (RGO) parfois sévère et souvent invalidant qui
nécessite un traitement au long cours par inhibiteurs de la pompe à
protons.
La gêne due au pyrosis doit être systématiquement évaluée mais
c’est surtout l’apparition ou la modification d’une dysphagie qui
doit être un signe d’alerte pour faire réaliser une fibroscopie
oesogastroduodénale à la recherche d’une complication comme une
oesophagite peptique, un endobrachyoesophage ou un adénocarcinome
oesophagien. La présence d’un endobrachyoesophage signe une
métaplasie intestinale de la muqueuse oesophagienne secondaire au
RGO. C’est le principal facteur de risque de survenue de
l’adénocarcinome oesophagien et il nécessite donc un suivi
endoscopique régulier : tous les 3 ans en cas d’absence de
dysplasie, tous les ans en cas de dysplasie de bas grade et tous
les 3 mois en cas de dysplasie de haut grade.
Une dyspepsie, des nausées ou des vomissements postprandiaux ou des
douleurs abdominales peuvent traduire une gastroparésie.
L’estomac peut également être le siège d’une ectasie vasculaire
antrale ou « estomac pastèque » (figure 5).
![]() |
Figure 5. |
Cette complication se traduit par une
anémie ferriprive profonde, récidivante dès l’arrêt de la
supplémentation martiale, voire nécessitant des transfusions
itératives.
Une malabsorption avec diarrhées peut refléter une pullulation
microbienne favorisée par les anomalies de motilité tout au long du
tube digestif.
Atteinte ostéo-articulaire
Des arthromyalgies aspécifiques sont
fréquentes au cours de la ScS. L'atteinte rhumatologique proprement
dite est relevée chez environ 50 % de patients ayant des synovites
et 20 % des érosions osseuses à partir d’une étude récente d’IRM
des mains de patients ScS (4). La ScS peut dans certains cas
s’intégrer dans un véritable syndrome de chevauchement avec la
polyarthrite rhumatoïde. Il est donc parfois nécessaire d’instaurer
un traitement spécifique pour cette atteinte articulaire en restant
prudent quant à l’utilisation de la corticothérapie pour le risque
rénal.
Une acro-ostéolyse radiologique peut se voir et correspond à une
résorption des houppes des phalangettes.
Elle est associée aux complications vasculaires graves de la
maladie faisant suspecter un mécanisme ischémique pour cette
complication.
Points forts |
---|
![]() ![]() ![]() ![]() |
Références
1. Allanore Y, Kahan A. Traitement de la
sclérodermie systémique. Rev Rhum 2006 ; 73 (7) : 673-9.
2. Allanore Y, Borderie D, Avouac J, Zerkak D, Meune C, Hachulla E
et al. High N-terminal pro-brain natriuretic peptide levels and low
diffusing capacity for carbon monoxide as independent predictors of
the occurrence of precapillary pulmonary arterial hypertension in
patients with systemic sclerosis. Arthritis Rheum 2008 ; 58 (1) :
284-91.
3. Meyer O, Fertig N, Lucas M, Somogyi N, Medsger TA Jr. Disease
subsets, antinuclear antibody profile, and clinical features in 127
French and 247 US adult patients with systemic sclerosis. J
Rheumatol 2007 ; 34 (1) : 104-9.
4. Allanore Y, Seror R, Chevrot A, Kahan A, Drapé JL. Hand vascular
involvement assessed by magnetic resonance angiography in systemic
sclerosis. Arthritis Rheum 2007 ; 56 (8) : 2 747-54.