
Paris, le mardi 5 janvier 2016 – Près de trois semaines après la défenestration d’un cardiologue à l’hôpital Georges-Pompidou, le professeur Jean-Louis Megnien, âgé de 54 ans et père de cinq enfants, le bouleversement et l’agitation demeurent tant dans l’établissement qu’au sein de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP). Le suicide du praticien sur son lieu de travail a en effet été l’occasion de la révélation de la violence des luttes "claniques" au sein de l’hôpital et au-delà dans de nombreux centres de l’AP-HP et des dysfonctionnements managériaux qui au mieux sont impuissants à résoudre les conflits, au pire les attiseraient.
Des conflits non ignorés mais non résolus
Si la direction de l’AP-HP a très promptement réagi avec la réunion dès le lendemain du décès du professeur du Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), bientôt suivie de l’annonce de la conduite de deux enquêtes, l’une administrative, la seconde dédiée plus certainement à la question des conflits internes confiée à trois personnalités (les Prs Didier Houssin et Patrick Hardy et Marie-Sophie Desaulle), beaucoup continuaient à redouter une minimisation de la véritable situation de "harcèlement" qui se serait installé à l’HEGP. En réponse à ce climat, alors que les langues tendent à se délier de plus en plus (même si l’anonymat demeure la règle et que le flou persiste sur la nature du harcèlement et ses auteurs) et que la veuve de Jean-Louis Megnien souhaite aujourd’hui déposer une plainte pour "homicide" (et non plus seulement pour harcèlement, selon le Figaro), le directoire de l’AP-HP a tenu hier une « réunion exceptionnelle ». A l’issue de cette dernière, le communiqué publié ne laisse aucun doute sur l’existence d’un « contexte conflictuel au sein de l’unité où exerçait le Pr Megnien ». Cependant, le directoire, comme il y a quinze jours le président de la Commission médicale d’établissement (CME) tient à rappeler que des tentatives de règlement ont été lancées, mais admet qu’ « aucune (…) n’a abouti à des solutions acceptées par l’ensemble des parties ». Espérant que toute la « lumière » sera faite, le directoire appelle pour l’heure à éviter toutes les « conclusions hâtives ou accusations individuelles » avant la fin de l’enquête.
Vœux pieux et quelques mesures concrètes
Cependant, dores et déjà, le directoire a adopté « un plan d’action » destiné à la prévention et au traitement des situations conflictuelles susceptibles de nuire « à la qualité des soins et à la qualité de vie au travail ». Plusieurs mesures visent la « politique managériale » au sein des établissements : il s’agit d’éviter que les personnes chargées d’encadrer les équipes soient dénuées de toute capacité managériale. Le directoire souligne clairement qu’un excellent praticien, tant médicalement que scientifiquement, n’est pas nécessairement habilité à diriger une équipe ou un service. A l’avenir, il faudrait qu’existent d’autres façons de reconnaître le mérite des praticiens. Le directoire propose ainsi quelques gardes fous pour éviter que certains services ne tombent sous le coup d’un autoritarisme dangereux et suggère notamment de « rétablir une durée limitée au mandat de chef de service ». Autre préconisation qui sera sans doute plus difficile à mettre en œuvre : « Entourer les procédures de chef de service de davantage de garanties d’objectivité ». Vœu que certains considéreront comme pieux. La protection des praticiens passe également par un renforcement de la médecine du travail, estime le directoire de l’AP-HP. Il s’agit d’un sujet ancien et récurent que chaque drame remet en lumière sans que des solutions soient apportées : les médecins sont quasiment "exemptés" de la médecine du travail. Concernant la détection et la résolution des conflits, le directoire souhaite la mise en place « d’un dispositif d’identification des situations à risque », la constitution d’équipes « susceptibles d’intervenir en mission d’audit, d’appui ou de médiation » et le déclenchement des interventions de ces dernières de manière plus rapide et plus systématique. Enfin, en écho sans doute au défaut de suivi du cas de Jean-Louis Megnien, le directoire insiste sur l’importance de « garantir que ces interventions soient suivies de décision ».
Marisol Touraine se donne (un peu) de temps
Ce plan et ces déclarations du directoire pourraient ne pas être suffisants pour apaiser les tensions actuelles au sein de l’HEGP et de l’AP-HP. Certes, une reconnaissance des situations problématiques et de leurs possibles conséquences dramatiques est aujourd’hui totalement actée. Cependant, les mesures préconisées ressemblent davantage à des incantations qu’à un véritable plan d’action. Surtout, beaucoup jugent que les deux enquêtes aujourd’hui lancées par l’AP-HP (parallèlement à l’enquête judiciaire) n’offrent pas les garanties suffisantes de transparence et d’indépendance. Ainsi, récemment constitué, un collectif de soutien baptisé Les amis de Jean-Louis Megnien dénonce : « La mise en place de la commission d’enquête administrative et le choix des enquêteurs ne garantissent pas une totale indépendance ni une totale impartialité, alors que l’administration française dispose d’un corps d’inspecteurs généraux qui aurait dû immédiatement être saisi ». Sur ce point, c’est la réponse du ministre de la Santé qui est attendue. Le 31 décembre, Marisol Touraine s’est pour la première fois exprimée sur cette affaire déclarant que « toute la transparence serait faite » et a indiqué qu’elle prendrait d’éventuelles « décisions » au vu des premiers résultats de l’enquête administrative qu’elle attend avant le 15 janvier.
La souffrance au travail : thème oublié en France
Au-delà de ce cas particulier, cependant, d’autres observateurs jugent que c’est la lutte globale contre la souffrance au travail qui manque d’ambition en France. Sociologue chercheur au CNRS, Marco Diani assure ainsi sur le site du Huffington Post que la « France est le seul grand pays avancé ne disposant d’aucun programme sérieux de recherche sur les suicides au travail, le stress et la souffrance au travail. Et qui néglige ostensiblement d’étudier la profonde défaillance d’un management capable d’une si mauvaise gestion de crise du "facteur humain"», assène-t-il assurant même que la « mort volontaire au travail (…) semble n’intéresser vraiment personne dans les hautes sphères du gouvernement ».
A cela aussi, certains espèrent que Marisol Touraine répondra après le 15 janvier.
Aurélie Haroche