
Paris, le samedi 9 janvier 2016 - Voilà une affaire qui a fait grand bruit. Le 17 décembre dernier, un professeur de médecine de l’Hôpital Européen Georges Pompidou a mis fin à ses jours en se défénestrant sur son lieu de travail. A la suite de ce drame, une enquête de police a été diligentée pour éclaircir ses circonstances et dans le même temps, le Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) a été réuni.
Toutefois, c’est la lettre ouverte adressée le mercredi 23 décembre par un membre de la commission médicale d’établissement de l’Assistance publique qui a été à l’origine de la virulente polémique et du retentissement médiatique de l’affaire.
La lettre adressée par le Professeur Granger à l’attention de Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique est claire. Tout en rappelant ne pas méconnaitre « la complexité d’un acte suicidaire sur le lieu de travail » elle indique dans le même temps que des médecins, les subordonnées de Martin Hirsch ainsi que Martin Hirsch lui-même « auront à rendre des comptes ».
Bien entendu, il n’est pas question ici de trancher la question de savoir si cet acte, survenu à l’hôpital, a pour cause directe et certaine des agissements de harcèlement moral qui auraient été commis par l’administration de l’assistance publique ou des praticiens de l’Hôpital Européen. Il appartiendra, le cas échéant, aux juridictions compétentes de trancher cette question.
Toutefois, cette lettre met en lumière l’une des spécificités du suicide sur le lieu de travail. Face à l’incompréhension que représente ces passages à l’acte, la tentation est forte de vouloir désigner un responsable, et tout particulièrement l’employeur.
Dans cette situation, le magistrat se retrouve précisément face à « la complexité de l’acte suicidaire » rappelée par le Professeur Granger.
Et les questions sont multiples. Comment prouver que le travail est la source directe et l’élément déclencheur d’un suicide et surtout, comment prendre en compte la les problèmes personnels et les facteurs de risques ?
Le suicide sur le lieu de travail suffit-il à caractériser l’existence d’un harcèlement moral ?
En vertu de l’article 222-33-2 du Code Pénal, le harcèlement moral est caractérisé par des « agissements répétés » ayant pour objet ou pour effet une « dégradation des conditions de travail » susceptible de porter atteinte « à la santé physique ou mentale » du salarié. La définition du Code Pénal est ici similaire à celle de l’article L.1152-1 du Code du Travail et à l’article 6 du Titre I du statut général de la fonction publique.
Pour la jurisprudence, le harcèlement moral est caractérisé uniquement si les trois conditions sont réunies (à savoir des agissements répétés, la dégradation des conditions de travail et l’altération possible de la santé physique ou mentale). Ces agissements peuvent avoir été commis aussi bien par l’employeur lui-même que par l’un des subordonnés.
Pour être caractérisé, les agissements (brimades, vexations, injures, discrédit, mise à l’écart…) doivent être nécessairement répétés. Pour la Cour de cassation, un mode de gestion mis en place ne peut être constitutif d’un harcèlement moral, sauf s’il s’adresse à un salarié déterminé (et à lui seul) en vue de porter atteinte à sa santé mentale. Dans le même temps, un acte isolé, même grave, ne peut être qualifié à lui seul de harcèlement moral (tel est le cas, par exemple, du refus d’accession d’un salarié à de nouvelles fonctions ou à une promotion).
D’autre part, le harcèlement moral est caractérisé uniquement en présence d’une dégradation des conditions de travail « susceptible » de provoquer une atteinte à la santé physique ou mentale.
En d’autre termes, la réalisation d’un risque, y compris du suicide du salarié, est théoriquement indifférente à la qualification d’harcèlement moral. Mais dans le même temps, le suicide intervenant sur le lieu de travail ne suffit pas à établir l’existence d’un harcèlement.
Dès lors, comment les proches de la victime peuvent-ils prouver l’existence d’un harcèlement moral ?
Une charge de la preuve allégée, mais difficile à apporter
En principe, le salarié n’a pas à rapporter directement la preuve du harcèlement. Ce dernier doit simplement et dans un premier temps présenter les faits qui permettent de présumer de l’existence d’un harcèlement moral.
Dans le contexte d’un suicide, ces faits pourraient être constitués par des lettres qui auraient été adressées à la hiérarchie sur la dégradation des conditions de travail, des attestations des collègues de travail, des arrêts de travail...
Il appartient alors à l’employeur de rapporter la preuve que les agissements décrits ne sont pas exacts ou non constitutifs de faits de harcèlement.
Ainsi, l’employeur peut répliquer que les décisions, présentées comme des mesures de "dégradation", étaient en réalité justifiées par la situation économique de l’entreprise ou n’étaient pas dirigées contre un salarié en particulier. En droit administratif, l’administration peut également rapporter la preuve que les agissements en cause sont justifiés par des considérations qui étaient étrangères à tout harcèlement dirigé contre un salarié en particulier.
En clair, et même dans le contexte d’un suicide, le harcèlement moral ne peut être reconnu si les agissements de l’employeur ou d’un de ses subordonnés, étaient liés à des impératifs de gestion de l’entreprise, à des sanctions justifiées ou encore à l’exigence quant à la qualité du travail fourni…En clair, pour établir l’existence du harcèlement, les faits doivent témoigner d’un véritable abus de l’employeur dans son pouvoir de direction.
Dans ce contexte, prouver (ou affirmer) qu’un suicide commis sur le lieu de travail procède d’un harcèlement ne relève donc pas de l’évidence…
Le suicide sur le lieu de travail peut-il être considéré comme un accident du travail ?
Pour l’article L411-1 du code de la sécurité sociale, le principe est simple. L’accident survenu à l’occasion du travail et sur le lieu de travail est présumé être un accident du travail « quelle qu’en soit la cause ». Toutefois, et en théorie, il est toujours possible d’en rapporter la preuve contraire, à charge pour l’employeur ou la CPAM d’établir que "l’accident" est dû à une cause étrangère, et notamment à des facteurs personnels…
Dans un premier temps, la jurisprudence se montrait extrêmement réservée sur la reconnaissance du suicide en tant qu’accident du travail. Ainsi, l’existence d’un « état dépressif antérieur » était de nature à exclure systématiquement la qualification d’accident du travail. Il a fallu attendre la fin des années 1980 pour que les magistrats reconnaissent peu à peu la qualification d’accident du travail à des suicides survenus sur le lieu de travail en retenant l’existence de « geste de désespoirs » qui étaient uniquement et exclusivement le résultat de l’activité professionnelle du salarié.
La médiatisation de suicides survenus sur le lieu de travail ont incité la Cour de Cassation à modifier son approche. Ainsi, par un arrêt en date du 14 mars 2007, la Cour de Cassation a décidé d’inverser la charge de la preuve : dès lors qu’un suicide intervient sur les lieux du travail, c’est à l’employeur ou à la CPAM de prouver que ce suicide ne présente aucun lien avec l’activité professionnelle.
Il est également à noter que pour la Cour de Cassation, le suicide survenu en dehors du lieu du travail peut être qualifié d’accident du travail. Dans cette hypothèse, il appartient au salarié cette fois-ci d’établir que la tentative est survenue par le fait du travail (Cour de cassation, deuxième chambre civile, 22 février 2007).
Le suicide sur le lieu de travail peut-il être constitutif d' une faute de l’employeur ?
En droit privé, l’employeur doit à ses salariés une obligation de sécurité qui s’étend à la santé mentale du salarié (ArticleL4121-1 et suivants du Code du Travail). Pour la jurisprudence, cette obligation constitue une obligation de résultat. Ainsi, il appartient à l’employeur de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires afin d’éviter que le salarié soit victime d’une souffrance au travail.
Les employeurs ainsi que l’administration doivent mettre en place des instruments de prévention, le cas échéant avec le CHSCT, afin de détecter les risques éventuels pour la santé mentale (mise en place de dispositifs de surveillance, d’alerte, de réclamation…).
A défaut d’avoir mis en œuvre toutes les mesures nécessaires pour éviter tout accident du travail, la responsabilité de l’employeur peut être engagée. Or, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation, tout suicide qualifié d’accident du travail fait clairement peser le risque d’une condamnation de l’employeur pour faute inexcusable à raison d’un manquement à son obligation de sécurité.
Les juridictions reconnaissent désormais cette responsabilité. En 2006, le Tribunal des affaires de la sécurité sociale de Nanterre a condamné un employeur pour faute inexcusable, pour « n’avoir pas eu conscience » du danger auquel le salarié était exposé et pour « n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour préserver la sécurité de son salarié ».
Allant plus loin, la Cour d’Appel de Versailles, dans un arrêt du 19 mai 2011, a reconnu la faute inexcusable de l’employeur face au suicide du salarié, dans un cas où l’employeur n’avait pas « fait preuve de réactivité » face à la dégradation de l’état de santé du salarié et n’avait pas mis en place « un système de prévention performant » du stress au travail.
A la Suite du drame survenu à l’Hôpital Européen Georges Pompidou, et à ce stade de l’enquête, il est sans doute prématuré d’affirmer qu’un harcèlement moral serait à l’origine du suicide. Seule une enquête approfondie permettra de déterminer, le cas échéant, si tout a été mis en œuvre pour assurer la sécurité (y compris psychique) du personnel.
Charles Haroche - Avocat à la cour d'Appel de Paris (charlesharoche@gmail.com)