
La pénurie de masques à destination des personnels soignants (hospitaliers ou libéraux), mais aussi du grand public, symboliserait à elle seule le désarmement face au Covid-19.
Et pourtant. Il y a dix ans seulement, la France pouvait compter sur un stock impressionnant de masques. En 2009, notre pays disposait de 723 millions de masques FFP2 et de plus d’1 milliard de masques chirurgicaux.
Une décennie plus tard, le stock de masques FFP2 avait tout simplement disparu.
Les enquêtes menées par divers médias (The Conversation, l’Opinion s’agissant de la période allant de 2001 à 2020, Mediapart pour les dernières semaines…) permettent de dessiner une chronologie de ce fiasco qui n’est pas simplement une faillite de l’administration, mais bien une faillite collective.
2005 - 2009 : un Etat qui s’arme face au risque
épidémique
Dans le sillage de l’épidémie de SRAS en Chine (2003) et face à la
menace que représente la grippe aviaire, la France se prépare à
affronter une pandémie sur le territoire national.En 2005, un « rapport sur le risque épidémique » est co-signé par le député Jean Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin.
A l’époque, le masque est perçu (il est vrai s’agissant d’un virus différent) comme un moyen pour freiner la propagation d’une épidémie. Les parlementaires recommandent que « les personnes en contact avec le public puissent disposer de masques adaptés à la pandémie ».
Comme le souligne Arnaud Mercier, journaliste pour The Conversation, les deux parlementaires avaient alors conscience du coût important que représentait l’acquisition de millions de masques : « La mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement un coût très élevé mais, en même temps, aiderait à limiter la paralysie du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût ».
En conséquence, la France s’équipe massivement en masques FFP2 et chirurgicaux.
2009 : la pandémie qui n’a pas eu lieu
En amont de la crise de la grippe H1N1, la France dispose donc de stocks conséquents.Un arrêté du 3 décembre 2009, pris sur le fondement de l’article L. 3131-1 du Code de la Santé Publique, prévoit même la possibilité de distribuer une boite de masques à chaque patient infecté par la grippe H1N1 et resté confiné chez lui, afin de limiter le risque de propagation de la maladie au sein de son foyer !
Mais voilà, le 13 janvier 2010, la France annonce officiellement la fin de l’épidémie de grippe H1N1 avec un bilan de 323 morts sur le territoire national.Cette crise va modifier de manière durable la manière dont l’Etat appréhende le risque sanitaire.
D’après un rapport parlementaire, 150 millions d’euros avaient été engagés pour l’achat de masques et les décisions prises par la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, font l’objet de vives critiques. Ainsi, Marine le Pen avait appelé la Ministre « à tirer les conséquences » de « son manque d’anticipation » : « Gouverner, c’est prévoir. Quand on n’est pas capable de prévoir et qu’on dépense l’argent des contribuables sans raison, car là en l’occurrence, on parle de près de 2 milliards d’euros. Il faut que les Français sachent qu’au-delà du milliard dépensé pour les vaccins, il y a aussi tout le reste : les stocks de Tamiflu qui se périment vite et les masques ».
L’opinion publique également juge très sévèrement l’action de la ministre. Dans son magazine Pièces à conviction, Elise Lucet fait de la gestion des masques un symbole de la « mauvaise gestion de l’Etat ». Les questions adressées à Roselyne Bachelot par la journaliste, dans l’émission Pièces à conviction, diffusée en 2011, appellent la ministre à faire son autocritique : « ceux qui nous gouvernent ont-ils manqué de discernement ? Le matin, quand vous vous regardez dans la glace vous ne vous dites pas à un certain moment, je me suis un peu trompée dans les prises de décision ? ».
En revanche, point à souligner, la Cour des Comptes avait salué « la pertinence » de la constitution de stocks de masques et d’antiviraux dans son rapport publié le 21 mars 2011 !
On constate même à l’époque que certaines erreurs de logistiques avaient été relevées dans les rapports parlementaires sur la gestion des masques : « les calendriers de livraison font apparaître des réceptions de commandes tardives, ce qui pose la question de l'opportunité de tels achats qui, de toute évidence, allaient arriver trop tard pour la pandémie ».
2011 - Une responsabilité partagée avec les établissements de santé
Le 13 novembre 2010, Roselyne Bachelot est remplacée à son poste de ministre de la Santé par Xavier Bertrand et un changement de doctrine va être acté par l’administration française.Ainsi, en 2011, une instruction ministérielle bouleverse la gestion des stocks. Une distinction alors est opérée entre deux types de stocks de produits de santé. L’État a pour mission de consolider un stock stratégique de médicaments et de masques qui sera géré par l’Etablissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS). Mais pour éviter les problèmes de logistique en cas d’épidémie, chaque établissement de santé où se trouvent des SAMU et des SMUR est invité à établir un stock tactique de masques, pour permettre une prise en charge rapide des épidémies.
La date de 2011 est donc très importante. A partir d’elle, la responsabilité dans la constitution des stocks était donc partagée entre l’État et les établissements hospitaliers.
Dans cette instruction ministérielle, il est ainsi précisé que l’acquisition des stocks tactiques doit être prise en charge par les établissements de santé : ce qui pose la question suivante, comment chaque établissement de santé a organisé la gestion de son propre stock entre 2011 et 2020 ?
En 2011, la France disposait encore de plus de 600 millions de masques FFP2.
Conséquence de cette distinction entre stock stratégique et tactique, une note du 27 juillet 2011 fait part de la décision « de ne pas renouveler un stock » jugé suffisant, et ceci « dans l’attente du projet de loi de finance pour l’année 2013 ».
2013 - De l’Etat stratège à l’Etat comptable
En 2012, une nouvelle majorité, socialiste, arrive au pouvoir. Et surprise ! En 2013, dans le cadre d’un changement de doctrine sanitaire, il est jugé que le rapport coût / efficacité du masque FFP2 n’est finalement plus si favorable que cela.Pour l’administration : « le recours systématique aux masques de protection respiratoire de type FFP2 a montré ses limites en termes d’efficacité car la gêne voire la difficulté respiratoire liées à leur port, conduisent à un faible taux d’utilisation ».
Il a donc été estimé par les autorités qu’il n’était plus nécessaire d’assurer le renouvellement du stock de masques FFP2. Tout au plus, il était demandé aux établissements de décider si ils estimaient nécessaire ou non de constituer leurs propres stocks de masques FFP2. Or, la durée de vie d’un masque FFP2 étant limitée (5 ans), le stock a logiquement fondu au point de devenir inexistant.
En parallèle, la production française de masques chirurgicaux n’a fait que diminuer.
Symbole de cette nouvelle gestion, l’EPRUS fait l’objet d’une dissolution en 2016 (et ceci malgré la vague d’attentats qui a frappé la France en 2015-2016). Ses attributions sont alors fusionnées avec celles d'autres organismes au sein de l’Agence nationale de santé publique.
2020 - Trop tard pour agir
Au moment où l’épidémie de Covid-19 débute en France, où en est le fameux « stock stratégique » mis en place en 2011 ?Le 3 mars dernier, le Ministre de la Santé Olivier Véran fait état d'une réserve de 145 millions de masques chirurgicaux.
Le piège qui se referme (et dont le ministre actuel, arrivé au pouvoir mi-février n’est [pour le coup] pas responsable) est particulièrement diabolique. D’une part, le marché mondial fait face à une très forte demande (les stocks de masques ont également fondu aux Etats-Unis !). D’autre part, la Chine, premier pays producteur de masques et premier pays frappé par l’épidémie, n’est pas en mesure de répondre à une demande soutenue. Comme le révèle Mediapart, lors des premières semaines de mars, la cellule interministérielle dédiée à l’achat des précieuses protections masques n’a pu qu’obtenir de l’Asie que 40 millions de masques.
Les difficultés criantes d’approvisionnement dès le début de l’épidémie dans notre pays ont renforcé le sentiment de défiance des Français vis-à-vis des autorités (ces mêmes Français qui vilipendaient la politique de prévention de Roselyne Bachelot en 2009, devenue une icône des plateaux télévisés à l’occasion de la pandémie de Covid-19 !).
Il est vrai que « pour ajouter de la confusion à la confusion », la doctrine française sur l’utilité très relative du port du masque, répétée à l’envi par les représentants de l’état jusqu’à une date très récente (alignée sur celle de l’OMS et sur l’avis de nombreuses sociétés savantes), a donné l’impression que le gouvernement cherchait à « masquer une pénurie ».
Passé, présent, avenir ?
Voilà donc comment en quinze ans, les soignants se sont parfois retrouvés désarmés face à une crise sanitaire d’ampleur.Il existe plusieurs manières de percevoir ce fiasco.
Tout d’abord, on serait tenté de dénoncer la logique budgétaire de l’État. A partir de 2009, les gouvernements successifs ont privilégié les politiques permettant de limiter les dépenses publiques.
Mais ce scandale est-il simplement un scandale d’État ? La gestion des stocks tactiques au cours de cette période devra faire l’objet d’un examen minutieux dans les mois à venir. Le transfert de compétence n’exonérant pas les établissements de santé de leur responsabilité.
Enfin, la dernière interrogation concerne sans doute notre responsabilité collective. En fustigeant la gestion de la crise de la grippe H1N1 par le ministère de Roselyne Bachelot, l’opinion publique n’a-t-elle pas « tétanisé » les gouvernements qui se sont succédé ? En effet, ce sont bien les critiques incessantes (et courtermistes) de l’opinion qui ont poussé à adjoindre au « principe de précaution sanitaire » un « principe de précaution financier ».
Charles Haroche