
Pointe-à-Pitre, le vendredi 6 janvier 2023 – Les juges d’instruction ont prononcé un non-lieu dans l’affaire de la chlordécone, provoquant une vive déception chez les Antillais.
Des décennies d’attente pour rien. Ce lundi, les deux juges d’instruction du pôle santé du tribunal judiciaire de Paris chargés du dossier de la chlordécone ont prononcé un non-lieu, 16 ans après le dépôt des premières plaintes et 14 ans après le début de l’instruction. Tout en reconnaissant l’existence d’un « scandale sanitaire » et « d’une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants », les deux magistrates ont constaté l’impossibilité de « caractériser une infraction pénale ».
Pour rappel, la chlordécone est un pesticide qui a été massivement utilisé dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe entre 1972 et 1993. Alors qu’elle a été classée comme substance cancérogène dès 1979, la chlordécone n’a été interdite en France qu’en 1990. Des dérogations ministérielles ont permis de prolonger son utilisation légale aux Antilles jusqu’en 1993 et des importations illégales ont perduré au moins jusqu’en 1995.
Des obstacles de fait et de droit
Diverses études menées ces vingt dernières années ont permis d’établir que les sols, rivières et littoraux des Antilles étaient pollués, probablement pour des siècles. Une étude de 2018 a démontré que 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais présentaient de la chlordécone dans leur sang. L’exposition à ce pesticide augmente le risque de naissance prématuré, de troubles de développement du nourrisson et surtout de cancer de la prostate : selon une étude de 2012, la Martinique et la Guadeloupe présentent la plus forte prévalence de ce type de cancer de la planète.
Pour justifier leur non-lieu, les deux magistrates avancent trois séries d’arguments.
En premier lieu, elles considèrent impossible de rapporter la preuve de faits reprochés aussi anciens, dont certains remontent au début des années 1970. Ensuite, elles estiment que le lien de causalité directe entre l’exposition à la chlordécone et le cancer de la prostate n’a été établi qu’après la fin de son utilisation aux Antilles : « il n’est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques postérieures aux faits » écrivent les deux juges dans leur ordonnance de non-lieu. Enfin, les deux juges s’appuient sur un argument juridique de taille, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale : impossible en effet d’appliquer aux faits reprochés la responsabilité pénale des personnes morales, le délit de mise en danger d’autrui ou encore le droit pénal de l’environnement, qui n’existaient pas à l’époque.
A demi-mots, les magistrates reprochent la passivité des parties civiles « longtemps silencieuses » dans cette instruction d’une durée exceptionnelle et les incitent à se tourner vers d’autres instances officielles pour obtenir une indemnisation. Rappelons que depuis le 22 décembre 2021, le cancer de la prostate est reconnu comme maladie professionnelles pour les anciens travailleurs des bananeraies antillaises, ce qui facilite la procédure d’indemnisation.
Un « déni de justice » pour les Antillais
La décision des juges parisiens est tout sauf une surprise, puisqu’elles avaient clos leur instruction en mars dernier sans avoir procédé à aucune mise en examen et que le parquet avait requis un non-lieu en novembre. Elle reste cependant très mal vécue par les Antillais, qui depuis des années considèrent l’affaire de la chlordécone comme un symbole du mépris de la métropole à leur égard. Sur la forme, les parties civiles s’indignent du fait que cette décision de non-lieu ait été révélé par l’AFP ce jeudi, avant même qu’elles ne reçoivent le courrier officiel du tribunal. « C’est pitoyable » réagit Maître Louis Boutrin, avocat de l’association Pour une écologie urbaine.
Sur le fond, les Antillais voient dans cette décision un « déni de justice », expression qui revient sur toutes les lèvres. « C’est une instruction qui a été bâclée, les juges d’instruction n’ont jamais mis les pieds sur le sol martiniquais ou sur le sol guadeloupéen » s’indigne Maître Boutrin. « Un Etat de droit ne peut pas dire qu’il y a un non-lieu face à une injustice d’une telle gravité » surenchérit Maître Harry Durimel, avocat de plusieurs parties civiles mais également maire de Pointe-à-Pitre, signe que l’affaire a depuis longtemps pris un aspect politique. Une réunion « en urgence » des élus martiniquais a d’ailleurs été convoqué ce vendredi par le président du conseil exécutif de Martinique « afin d’évoquer les suites à donner à ce dossier ».
La suite en réalité est déjà connu, plusieurs parties civiles ayant déjà manifesté leur intention de faire appel de l’ordonnance de non-lieu. « Si on n’a pas satisfaction, on ira en cassation et ensuite devant la justice européenne » explique Maître Durimel. Trente ans après la fin de l’utilisation de la chlordécone, l’affaire est donc loin d’être terminée.
Quentin Haroche