Faut-il avoir peur des discours identitaires en médecine ?
Paris, le samedi 9 octobre 2021 – Les exemples sont nombreux et ont
été beaucoup commentés. L’essai Tuskegee, étude clinique initiée en
Alabama par des praticiens américains pour connaître l’évolution de
la syphilis sans traitement est un cas d’école qui cache d’autres
expérimentations aussi scandaleuses. Initiée en 1932, cette étude a
en effet été poursuivie jusqu’en 1972 sans que les participants
noirs en soient informés et surtout sans qu’ils reçoivent de
pénicilline dont l’efficacité sur la maladie était pourtant
clairement démontrée depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Au-delà de cas aussi scandaleux, la discrimination des sujets noirs
par la recherche médicale a pu être constatée à de nombreux
niveaux. Et au-delà de la question de la couleur de la peau,
partout dans le monde, les patients prennent la parole pour évoquer
la façon dont les médecins et les professionnels de santé
méconnaissent encore trop souvent les particularités de
chacun.
Un monde meilleur ou le meilleur des mondes
Un monde où l’on considère la multiplicité et la diversité, où l’on
recherche la nuance, où l’on apprend à se méfier de ses propres
automatismes, qui sont souvent le fruit de mauvais enseignements,
un monde où l’on reconnaît les outrances d’hier et où on les répare
est probablement un monde meilleur. Cependant, la lutte légitime
contre le racisme et toutes formes de discrimination doit veiller à
ne pas s’allier avec l’anti-science et l’anti-universalisme. En
effet, la médecine repose nécessairement sur l’objectivité
scientifique, tandis que son humanité se fonde sur
l’universalisme.
Une augmentation remarquable des travaux sur le racisme ou
l’intersectionnalité en médecine
Ce que l’on appelle parfois le wokisme, l’intersectionnalité,
voire pour aller plus loin la théorie critique de la race (CRT)
pourraient n’apparaître que comme des phénomènes de mode, de vagues
concepts permettant aux militants et aux anti-militants de se
perdre en d’aussi savoureuses qu’incompréhensibles polémiques.
Pourtant, elles tendent à prendre une place de plus en plus
importante dans les discours sur la médecine. C’est ce qu’a observé
le docteur Andreas Bikfalvi (dont les recherches INSERM, à
Bordeaux, concernent à l’angiogenèse) dans deux textes récents
publiés dans La Tribune et Le Point. Il a ainsi mené une petite «
enquête » bibliométrique qui lui a permis d’observer l’ampleur
prise par les thèmes du « racisme » et de « l’intersectionnalité »
dans les travaux publiés dans les revues médicales. « Une
recherche sur la plateforme scientifique Pubmed NCBI avec comme
mot-clé racism ou intersectionality montre des choses étonnantes.
Pour racism, il y avait, en 2010, seulement 107 entrées, avec
ensuite une augmentation soutenue pour atteindre 1 255 articles en
2020. Par ailleurs, en 2018, il y avait 636 entrées et, en 2019,
774 entrées, ce qui signifie une augmentation de 100 % en à peine
deux ans, et 62 % en à peine un an. Avant 2010, le nombre d'entrées
s'était maintenu à un niveau très faible. Pour intersectionality,
il n'y avait que 13 entrées en 2010, avec, en 2020, 285 entrées.
L'augmentation de ces deux mots-clés suit donc une évolution
parallèle. C'est certainement explicable par les événements récents
aux États-Unis, à la suite de l'apparition de groupes militants de
« justice sociale », dans le sillage du mouvement Black Lives
Matter, qui ont eu un impact significatif dans les différentes
institutions académiques. Cela ne reflète donc pas l'augmentation
des problèmes raciaux, mais une importation récente de ces
problématiques dans la recherche. Inutile d'effectuer ici une
analyse scientométrique précise. Mais on peut dire que la qualité
des divers articles des journaux est variable si on se réfère au
facteur impact, depuis des publications marginales comme Feminist
Legal Studies (IF : 0,731) à des revues parmi les plus
prestigieuses au monde, comme New England Journal of Medicine
(NEJM) (IF : 74.699) et The Lancet (IF : 60.392) », énumère le
praticien.
Cas d’école de la pensée identitaire
Cette analyse volumétrique pourrait conduire à se féliciter
d’une prise de conscience par les praticiens de la persistance de
certains réflexes et préjugés racistes dans le monde médical.
Cependant, la lecture de certains articles montre que le propos va
parfois plus loin qu’une simple alerte et une incitation à une
correction. Andréas Bikfalvi cite par exemple un papier publié dans
The Lancet « car il constitue un cas d'école de la pensée
identitaire et de son introduction dans la biomédecine. Cet
article, écrit par deux universitaires appartenant à des instituts
universitaires de santé publique, est intitulé « Adoption d'un
cadre de lecture intersectionnel pour appréhender le pouvoir et
l'équité en médecine ». Le langage woke est ici clairement celui du
militantisme de la « justice sociale ». En voici quelques extraits
en traduction française : « Cependant, dans les contextes
occidentaux, les effets (…) de l'éducation médicale sur les
médecins et les patients sont façonnés par des histoires et des
valeurs patriarcales et coloniales. (…) Les manuels médicaux
renforcent les normes basées sur la blanchité (whiteness) en
sous-représentant les minorités raciales et ethniques (par exemple
en présentant des descriptions cliniques différentes pour les
patients à la peau plus foncée). (…) L'essentialisme biologique est
ancré dans la recherche médicale et l'éducation, mais n'est pas
enraciné dans des preuves scientifiques et peut être remis en
question par l'utilisation du cadre de l'intersectionnalité ». La
lecture de cet article laisse pantois. On y trouve une somme de
stéréotypes du militantisme social (« blanchité », « patriarcat »,
« racisme », « décolonisation », « démantèlement des structures de
pouvoir », « essentialisme biologique »). Tout l'arsenal langagier
de ce courant de pensée y est employé. On pourrait s'atteler à
déconstruire ces affirmations absurdes, une à une, pour montrer
qu'il n'y a rien à retenir de cet article, ce que tout lecteur
informé pourrait faire facilement lui-même. Limitons-nous à une
petite incursion dans l'histoire de la médecine. La médecine
analogique du Moyen Âge, qui était aussi présente dans divers pays
non européens, et même à une époque plus récente, a été
progressivement supplantée par la médecine scientifique. Celle-ci a
émergé, au grand désarroi des auteurs de l'article, en Occident.
Les innovations médicales ne profitent pas seulement aux Européens.
Elles sont planétaires, comme les recherches concernant les
maladies infectieuses dont les causes ont été découvertes en
Occident, où les traitements ont été développés. L'un des premiers
traitements contre le paludisme, la quinine, isolée à partir de
l'écorce de quinquina, n'a pas été breveté par ses découvreurs pour
permettre sa diffusion large (…). Qu'en est-il de la drépanocytose
et de la bêta-thalassémie, maladies génétiques qui touchent plutôt
les pays du Sud ? On peut multiplier les exemples à l'infini.
L'imposture ultime de ce texte est qu'il affirme que le concept
d'intersectionnalité est un cadre utile pour remettre la recherche
biomédicale sur le droit chemin ! Qu'auraient pensé les bons
docteurs Pasteur, Koch, Semmelweis et Schweitzer ? Aucun journal
médical sérieux n'aurait publié, il y a encore quelques années, un
tel article militant dans ses colonnes » estime le docteur
Bikvalfi. Sa prise de position pourrait être tout à fait contestée
par ceux qui une fois encore se satisfont de voir que la médecine
ne reste pas étrangère à un mouvement de pensée potentiellement
libérateur pour des millions de personnes.
Fracture de la société
Cependant, dans un autre article sur le même thème publié dans La
Tribune, Andreas Bikvalfi loin d’y voir la possibilité d’une
libération, s’inquiétait des conflits et des fractures que
nourrissent ces cadres de pensées. S’interrogeant ainsi sur la
perméabilité de certaines sphères médicales à ces idées, il
concluait « Ce courant se veut constructiviste, «
différentialiste » (ou « diversitaire ») et « métascientifique ».
Il vise à imposer un cadre ou une grille de lecture à la médecine
et à la recherche médicale. Nous assistons à une sorte d'inversion
du darwinisme social (on pourrait l'appeler anti-darwinisme
social), tout aussi toxique que le premier en date. Rappelons-nous
la phrénologie, les pratiques de stérilisation qui ont été
conduites en son nom… Nous avions cru le concept de « race » damné
pour l'éternité, mais il resurgit aujourd'hui comme un étendard
brandi par des antiracistes autoproclamés, promu par des journaux
de biomédecine parmi les plus réputés au monde. Voilà qui est
extrêmement préoccupant. La médecine est une activité humaniste qui
se fonde sur une philosophie universaliste et doit donc se prémunir
contre des idéologies constructivistes, racialistes et «
différentialistes » qui fracturent la société jusqu'au sein de ses
institutions les plus vénérables ».
Quand la défense des personnes obèses se fait au mépris de la
science
A la lecture de ces différents extraits, d’aucuns pourraient songer
que ces débats sont dénués de répercussions concrètes et sont bien
éloignés des préoccupations des médecins dans leurs cabinets ou les
hôpitaux. Pourtant, peu à peu, les possibles dérives nées de ces
courants de pensée risquent de complexifier la prise en charge de
certains patients. Un exemple possible est celui de l’influence des
« fat studies », évoquée récemment dans un long article
publié dans l’Express par le journaliste Benjamin Sire. On pourrait
considérer que derrière le terme de « fat studies » se
rangent tous les travaux salutaires mettant en évidence les effets
clairement néfastes de la discrimination des personnes obèses, pour
leur santé physique et psychique. Cependant, les « fat
studies » ne se limitent nullement à ce champ de réflexion car
un glissement s’est opéré. De « la défense et la protection des
personnes souffrant d'obésité », certains militants sont passés
à « la glorification de cette même obésité au prétexte de la
sacralisation des identités, au nombre desquelles elle se voit
désormais rangée. Après l'époque du "small is beautiful", voici
venu le temps du "big is cool". Pourquoi pas, après tout ? Sauf que
cette tendance s'avère des plus délétères ». En effet, ce courant
de pensée s’appuie sur une tentative de remettre en cause toutes
les preuves scientifiques de la dangerosité de l’obésité sur la
santé. « L'autre discours instillé par les "fat studies" consiste
carrément à remettre en cause les conséquences de l'obésité sur la
santé de ceux qui en souffrent. Dans leur viseur se trouve, l'IMC,
le fameux indice de masse corporel, servant à déterminer la
corpulence des individus. (...) On le voit, si l'IMC n'est pas un
marqueur absolument rigoureux, (…) il donne une idée des seuils
pouvant mettre le corps (cœur, artères, articulations etc...) à
rude épreuve et représenter un danger pour lui. À partir de là,
envisager la défense des personnes en surpoids sur le fondement de
la contestation d'un indice indicatif est tout à fait
contre-productif et s'assimile au fait de casser le thermomètre
pour supprimer la fièvre. Une fois la question de l'IMC traitée,
les étranges défenseurs de nos concitoyens obèses, trouvent
d'autres angles d'attaque pour remettre en cause le rôle du poids
sur la santé. (…) Par exemple, dans son livre The End of the
Obesity Epidemic (2010), le chercheur de l'Université du Queensland
Michael Gard soutient que la "crise" ne s'est pas produite selon
des prédictions désastreuses et que l'espérance de vie augmente
dans le monde occidental. D'autres ont attiré l'attention sur le
"paradoxe de l'obésité" : les personnes obèses atteintes de
certaines maladies chroniques sont parfois en meilleure santé que
les personnes minces atteintes des mêmes conditions » » énumère
Benjamin Sire avant de décrypter l’inexactitude de ces
affirmations. Il est notamment avéré qu’une des raisons de la
stagnation de l’espérance de vie aux Etats-Unis (avant l’épidémie
de Covid) est la prévalence de l’obésité (associée à la crise des
opioïdes).
Autisme, handicap : le danger d’un rejet de la science au nom
de l’idéologie « woke »
On pressent bien combien ces discours peuvent être dangereux
alors que la lutte contre l’obésité est un enjeu de santé publique
primordial. Or, le surpoids n’est pas le seul domaine « concret »
où les discours « woke » choisissent de prendre leur distance avec
les faits scientifiques avérés : « Ces tentatives de
décrédibilisation des données scientifiques pour contrecarrer les
politiques de santé publique ne se retrouvent pas seulement dans le
domaine de l'obésité. On les observe incessamment au cœur des
débats entourant la crise sanitaire que nous vivons actuellement et
notamment la question vaccinale, mais également dans d'autres
domaines qui sont dans le viseur de la sociologie militante et
intersectionnelle. (…) On observe enfin le même prisme déviant au
sujet de l'autisme, remis en cause à la sauce "woke" par une
inversion accusatoire (encore), déniant en partie son existence
pour critiquer la norme sociale. Ainsi, comme le note Pierre
Valentin, auteur d'une remarquable note sur l'idéologie "woke"
réalisée pour la Fondapol, dans une interview donnée à nos
confrères de Le Point : "dans le domaine des "disability studies"
(études sur le handicap, NDLR), une activiste [...] explique : "Je
ne crois pas au fait qu'il faille laisser le pouvoir au complexe
médico-industriel de décider qui est autiste et qui ne l'est pas."
" Il ajoute à propos des "woke" : "Ils ont un relativisme tel que
toute conclusion scientifique sera réduite à un complot à
l'encontre des communautés marginalisées." Toutes ces théories
méprisent en réalité le réel et encore plus les données de santé
publique, se fondant essentiellement sur les apports qu'ils prêtent
aux identités qu'ils défendent (queer, non binaire, racisé,
féminisme islamique et j'en passe) sur des questions concrètes qui
n'ont que peu de rapport avec elles, mais servent leur idéologie.
Comme le dit encore Pierre Valentin en introduction du 5ème
chapitre de sa note : "Dans ces différentes "disciplines", la
mouvance "woke" opère toujours de la même façon, en rejetant la
validité d'une norme sociale, morale ou scientifique par la mise en
avant de l'exception à celle-ci, dans le prolongement du
relativisme culturel. [...] Ce refus de toute norme est plus
évident encore chez les partisans des "fat studies", qui réduisent
l'injonction à soigner les formes d'obésité dite sévère ou morbide
à une pure construction sociale (la preuve d'un nutritionnisme
omniprésent) au service des dominants. La médecine étant formelle
sur les liens entre le surpoids et les risques pour la santé,
celle-ci est dépeinte comme une stratégie pour opprimer des
marginalisés." Comme le dit Pierre Valentin l'exception, ici, par
exemple, le fait que certains obèses se portent bien à l'instant T,
permet de rejeter les mantras des autorités sanitaires et de les
considérer comme une stratégie d'oppression ».
Echo à la lutte contre les fakemed
Ces exemples, concernant l’obésité, l’autisme ou encore le
handicap, permettent de mesurer le possible impact de certains
discours « identitaires » sur la prise en charge. Ils
confirment également une fois encore la fragilité du discours
scientifique qui peine toujours à convaincre et est constamment
concurrencé par d’autres formes de pensée. Cependant, l’opposition
à ces discours « woke » reste complexe, car le risque d’être
considéré comme incapable de comprendre les souffrances de l’autre
est important (ce que l’on retrouve d’ailleurs également quand on
tente de s’opposer aux médecines dites alternatives ou fakemed).
Dans sa note Pierre Valentin confirme en effet « si quelqu’un
s’oppose à ces thèses, c’est qu’il est au mieux naïf (ayant grandi
dans cette culture toxique, il n’est pas capable de la percevoir
comme telle) ou, au pire, malveillant (car il souhaite sciemment se
défendre pour continuer à jouir de sa position de dominant). La
possibilité d’un désaccord sincère, étayé et désintéressé est ainsi
dès le début désactivée ».
Mais si l’on croit encore à la possibilité d’un débat sur ce
sujet, outre les nombreux articles cités par le Dr Bikvalfi, on
pourra relire :
Très intéressant cet article ! Je constate depuis longtemps qu'il y a autant d'âneries chez les bien pensants que chez les malveillants, mais je croyais qu'un scientifique intelligent avait intégré depuis toujours l'imbécillité intrinsèque du racisme, et donc que le débat est clos dans notre communauté (et qu'il aurait dû passer de la même manière en dehors de notre communauté, dans le reste de la société). Vous m'apprenez qu'il n'en est rien, et que des diafoirus aussi bien pensants soient ils arrivent à faire passer des articles bons pour la poubelle dans des revues à comité de lecture aussi prestigieuses que le Lancet, déjà discrédité par son article bidon sur le traitement anti COVID !
Une seule explication : notre "complexe" de culpabilité, bien repéré par les wokistes, qui ne font que nous exploiter comme des racistes ordinaires. Donc pas de complexes, du courage scientifique , et de l'information bien étayée comme celles du JIM !
Dr F Chassaing
Aurélie Haroche
Le 09 octobre 2021
Je cotise au JIM pour lire Aurélie Haroche, et une fois de plus je ma félicite de ce choix !
Dr Jean-Paul Boiteux
Bravo+Aïe !
Le 09 octobre 2021
Bravo pour l'article ! Merci. Mais, aïe, Louis Pasteur n'était pas médecin.