Fresques : les internes doivent-ils baisser la garde ?

Paris, le samedi 28 janvier 2023 – Lassitude ? Inattention ? Stratégie de maître ? Certaines très longues guerres se terminent parfois avec une simplicité désarçonnante. En une instruction, la Direction générale de l’hospitalisation et de l’offre de soins (DGOS) semble en passe de gagner une bataille débutée il y a 220 ans. Un an après que la justice administrative a considéré que « les représentations graphiques à caractère pornographique dans l’enceinte des hôpitaux sont illégales » (et ce apparemment même dans les espaces privés), la DGOS a publié le 17 janvier une instruction qui appelle au retrait de toutes les « fresques carabines à caractères pornographiques et sexistes ».

Alors que Napoléon perçait sous Bonaparte

Cette mesure de la DGOS n’est pas uniquement une réponse à « l’air du temps », comme beaucoup l’ont observé, air du temps marqué de façon légitime par la lutte contre les discriminations subies par les femmes. Elle s’inscrit dans une longue histoire où les salles de garde (et en leur sein plus encore leurs fresques) ont été l’objet de « tracasseries » sans relâche des directions hospitalières. C’est ce que rappelle le Dr Emmanuelle Godeau, médecin de santé publique et également titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale qui a consacré plusieurs essais sur les salles de garde. Dans le numéro 28 de « Sociétés et Représentations » publié en 2009, elle retraçait : « Régulièrement, des directeurs d’hôpitaux, à l’occasion de plaintes du personnel des internats faisant part de leurs difficultés à remettre les lieux en état après des soirées agitées ou des projections alimentaires particulièrement abondantes, proposent de repeindre en blanc lessivable les murs de la salle de garde, invoquant essentiellement l’hygiène et la propreté (l’instruction de la DGOS évoque la nécessité de prendre des dispositions « pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs », ndlr). Mais, il ne faudrait pas s’arrêter à ces préoccupations de salubrité et de gestion des fonds publics. En effet, depuis la création de l’internat en 1802, un antagonisme plus ou moins larvé et périodiquement réactivé, oppose l’administration hospitalière aux internes. Au cœur du problème, les diverses prérogatives des internes en leur domaine et leur légendaire indiscipline, plutôt mal tolérées par ceux qui sont, malgré tout, leurs supérieurs administratifs, dès lors victimes de choix pour nombre de canulars bien trop nombreux ».

Tout est bien qui finit bien ?

Alors que la DGOS semble avoir porté l’estocade finale, faut-il y voir le triomphe de la protection des femmes ou plutôt une défaite pour les internes, la liberté et un monde où le sens littéral n’est pas le seul qui vaille ? Difficile de prévoir si c’est juste une bataille ou la fin de la guerre, mais il est peu probable que l’instruction soit l’objet d’une attaque devant les tribunaux administratifs et que même si une telle procédure était engagée, elle soit victorieuse. De fait, beaucoup ressentent une forme de soulagement à l’idée qu’ils ne seront plus saisis lors de leur entrée en salle de garde par la représentation de sexes turgescents et autres culs rocambolesques, qui ne sont tout de même pas du goût de tous quand on veut se repaître tranquille. Beaucoup de femmes apprécieront de ne plus voir des êtres aux poitrines et vagins démesurés accaparer tout l’espace, subir quelques assauts irrespectueux et trahir les fantasmes (voire pire) de ceux qui les ont dessinées. Et surtout un grand nombre considèrent qu’il est aujourd’hui des combats plus essentiels, d’autant plus que celui-ci est à haut risque.

Où est Charlie ?

Pourtant, sur le JIM, l’annonce de la publication de cette instruction a fait bondir et en grande majorité les commentaires se désolent d’une part qu’en ces temps troublés pour les hôpitaux on s’empresse de toucher au symbolique plutôt que de résoudre le concret et d’autre part la morale puritaine rampante qui s’exprime à travers cette mesure. Ailleurs, également, certains déplorent cette censure à l’œuvre. Le jeune médecin auteur de la bande dessinée Vie de Carabin qui se fait souvent remarquer pour ses positions légèrement décalées remarque sur Twitter : « Je n’ai jamais été fan de ces trucs-là. Mais il ne faut pas refaire l’histoire, si les fresques étaient là ce n’est pas juste un « héritage d’une ancienne époque. C’était une tradition que les internes reproduisaient encore jusqu’à aujourd’hui. (…) Si les fresques sont là, années par années, c’est parce que les internes le souhaitent. Et quand ils en ont marre, ils les effacent eux-mêmes. Chaque fois que les internes ont effacé ces fresques, je les ai soutenus. Ils sont chez eux, ils décorent les murs comme ils veulent. Quand les internes décident d’effacer les fresques, on parle de changement des mentalités. Quand c’est l’état qui l’impose, on parle de censure. Et juste pour info : il y a deux dessinateurs morts dans les attentats de Charlie Hebdo qui avaient dessiné des fresques d’internat ».

Tout n’est pas bon dans la tradition

On voit bien derrière ce commentaire indigné, non seulement une forme d’inquiétude pour la liberté d’expression, mais aussi les enjeux de pouvoir qui existent dans cette affaire. « Sous couvert de Morale, se tapit l'atteinte à l'indépendance professionnelle des soignants. Le mur blanc n'est-il pas à l'image de cette uniformisation tant recherchée par une administration qui n'accepte plus l'existence de lieux hors de son emprise, de lieux de contre-pouvoir ? La salle de garde est de ces lieux où l'on n'obéit pas, ou l'on se moque du pouvoir, du sacré et de la mort » écrivaient déjà en 2017 les docteurs Valérie Briole, Gérald Kierzek, Jérôme Marty et Dinah Vernant dans une tribune publiée dans le Figaro. Beaucoup rétorquent que l’argument de la tradition a ses limites : de nombreuses traditions, parce qu’elles mettent en danger (réellement et non pas seulement symboliquement) l’intégrité d’une personne, doivent disparaître et l’état se doit d’y veiller… y compris via la censure.

Un dessin n’a jamais violé personne

Cependant, peut-on considérer que des dessins, des fresques protestatrices (comme les dessins de Charlie) peuvent représenter en eux-mêmes un danger ? N’y a-t-il pas un risque pour la liberté à considérer le symbolique comme similaire aux actes réels ? A propos de la fresque du CHU de Toulouse en 2015 qui avait fait couler beaucoup d’encre (représentant Marisol Touraine dans des positions inattendues), d’aucuns avaient affirmé qu’elle pouvait être considérée comme une « incitation au viol ». Nous avions rappelé : « En vertu de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, seules les provocations publiques (par exemple exprimées à l’occasion de réunions ouvertes au public ou sur Internet) peuvent être poursuivies. A défaut de publicité, aucune infraction ne peut être caractérisée. Or, en l’espèce, il ne fait aucun doute que cette peinture n’était visible que des internes du CHU et que la salle de garde, lieu « sacré » et difficilement accessible pour les non-médecins, a un caractère strictement privé. (…) En outre, la photo de cette fresque ayant été publiée sur Internet, il aurait été nécessaire de caractériser l’élément intentionnel pour envisager des poursuites : les médecins ont-ils voulu créer un état d’esprit propre à provoquer une agression sexuelle ou, du moins, étaient-ils conscients que l’œuvre pouvait insidieusement inciter à la commission d’un viol ? Il y a fort à parier que le juge aurait considéré, en de telles circonstances, comme c’est le cas par exemple pour les chansons de rap, que l’œuvre ne pouvait être analysée qu’en tenant compte du caractère « volontairement provocateur et outrancier » des peintures de salles de garde et qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une provocation au viol ». On mesure bien dans cette interprétation de la loi, la séparation importante que le juge fait (ou devrait faire) entre la représentation et la réalité.

La pornographie est-elle la cause ou la conséquence ?

Certes, mais la sanction globale des fresques est une remise en cause de la pornographie dans son ensemble ; pornographie qui serait d’une part intrinsèquement sexiste et qui d’autre part favoriserait les réflexes sexistes chez les hommes. Ces points de vue sont cependant discutés. Beaucoup de féministes bien sûr n’ont aucun doute sur le rôle joué par la consommation de pornographie dans les comportements sexistes. Néanmoins, « la philosophe américaine Martha Nussbaum étudia également le concept d’objectivation. Elle considérait que la pornographie n’était pas la principale cause de l’objectivation des femmes. Si pour elle, cette objectivation est en effet souvent causée par l’inégalité sociale entre hommes et femmes, il n’y aucune raison de croire que la pornographie est au cœur de cette inégalité. De plus, contrairement à Kant, Dworkin et MacKinnon, elle pensait que l’objectivation n’était pas toujours déshumanisante » résumait il y a plusieurs années le blog féministe Antisexisme.

On devine que Martha Nussbaum invite à ne pas concentrer une trop grande part de nos efforts contre le sexisme en se focalisant sur la pornographie. Or aujourd’hui, comme l’ont mis en évidence cette semaine encore les commentaires autour de la publication du rapport du Haut comité pour l’égalité entre les femmes et les hommes déplorant la perpétuation d’images sexistes chez les jeunes hommes, beaucoup ont eu tôt fait de faire de l’accès à la pornographie le coupable idéal. Or, une telle argumentation, poussée à l’extrême, pourrait conduire à croire que sans pornographie ces violences et discriminations seraient bien plus rares, alors que c’est sans doute plus certainement la pornographie qui doit être vue comme une des manifestations de cette violence. Cette analyse rapide semble en outre refuser la possibilité chez beaucoup d’hommes d’une distanciation.  Cette dernière, concernant les médecins, était évoquée par les Drs Valérie Briole, Gérald Kierzek, Jérôme Marty et Dinah Vernant. « Effacer ces images reviendrait à nier leur capacité de distanciation face à des images qui relient leur passage avec celui de leurs prédécesseurs ».

Un autre regard sur l’obscénité

Par ailleurs, ne voir dans la pornographie et plus encore dans les fresques des salles de garde que l’expression de la hargne dominatrice des hommes (même si elles peuvent l’être en partie) est probablement réducteur. Sans convoquer l’antienne classique de la catharsis (qui parfois a bon dos), le caractère libérateur de la « pornographie », sa façon de dégommer l’ordre établi à coup de dessins (inoffensifs) ne doivent pas être minimisés. A cet égard, on pourra évoquer l’expérience de Soleil Ren. Cet étudiant transgenre aux Beaux-Arts a été sollicité par des amis internes pour repenser la salle de garde de l’hôpital Bichat, afin notamment d’en finir avec des représentations dégradantes pour les femmes. L’œuvre de Soleil Ren est une réponse à ces temps archaïques mais nullement une rupture avec l’esprit des salles de garde : on y voit des sirènes lesbiennes s’adonnant à des plaisirs joyeux, tandis qu’une femme toute entière rouge se tient à califourchon sur le visage d’un homme et qu’une autre déesse tient en laisse un praticien égaré (ce qui pouvait être déjà visible dans des fresques old school !). « C’est l’économe qui est le soumis de l’économinette . Je leur ai demandé à tous et toutes si ça leur allait. Étonnamment, oui » avait commenté Soleil Ren dans les Inrocks en 2021.

Un autre langage

Ainsi, on le voit, la pornographie doit pouvoir être vue comme une arme, comme une façon de se défendre contre la hiérarchie hospitalière, la mort qui guette et ce temps que l’on consume en faisant l’important dans les salles de garde des internats (car l’autodérision y est très fréquente). « C’est bien parce que l’obscénité est ici un langage, un outil de communication, qu’elle n’apparaît plus comme une fin en soi, comme pourraient le croire ceux qui imputent aux internes une perversité pathologique » remarque Emmanuelle Godeau. De son côté, Gilles Tondini, photographe qui depuis plus de quinze ans se passionne pour ces lieux condamnés à mort invite à regarder les dessins des fresques bien plus comme du surréalisme que comme de la vraie pornographie (où ce sont des images crues et sans filtre que l’on jette devant des yeux parfois non avertis). « On n’est plus dans la réalité. Il y a des verges qui font trois kilomètres de long, des seins comme des tonneaux. On est dans l’excès. Ça permet de relativiser le corps. Or les internes sont des gamins de 25 ans confrontés d’un seul coup à la maladie, à la mort, au corps dans ce qu’il a de moins ragoûtant, au drame absolu ».

L’exutoire, l’esprit de fronde peuvent même s’affranchir de la pornographie comme le raconte Emmanuelle Godeau qui évoque : « Le cas étonnant des fresques surréalistes de l’hôpital Sainte-Anne illustre particulièrement bien cette dimension identitaire des fresques. La première fut réalisée en 1936 par le peintre Frédéric Delanglade. Sur les murs, ni obscénité ni caricatures. À leur place, un triptyque d’inspiration surréaliste, dominé par le complexe d’Œdipe, qualifié par son auteur « d’onirique » : L’Illustration des concepts freudiens, qui deviendra vite emblématique de la communauté des internes en psychiatrie de Sainte-Anne, bientôt éminents aliénistes. Ainsi ces derniers pouvaient-ils à la fois afficher leurs liens privilégiés avec le courant surréaliste et se distinguer des carabins ordinaires (qui, eux, s’entouraient de fresques obscènes). Le paradoxe étant ici que des internes opposés aux stéréotypes carabins en utilisent un outil emblématique pour affirmer leur différence. Bien sûr, la fresque considérée ne suit en rien les canons du genre, mais il n’en demeure pas moins qu’elle joue parfaitement son rôle de représentation communautaire, ici comme ailleurs. Détruite par les Allemands sous l’Occupation car jugée subversive, l’œuvre fut remplacée par une création collective, à l’initiative du nouveau chef de la salle de garde et toujours de Delanglade ».

Redessiner le pouvoir

Ces différents exemples, ces observations invitent donc à reconsidérer les fresques d’hier et d’aujourd’hui et l’importance qu’elle pourrait continuer à avoir, même pour des internes soucieux de ne plus voir les femmes comme des objets trop vite avilis. D’ailleurs, probablement conscient du risque constitué par la perte de cet objet de pouvoir, le Syndicat des internes des hôpitaux de Paris avait invité l’année dernière les internes à se réapproprier les lieux et les murs, afin qu’ils ne puissent plus être taxés de remparts sexistes mais qu’ils puissent continuer à demeurer des remparts pour eux.

Trop tard si l’on en juge par l’instruction de la DGOS.

On pourra relire :

Emmanuelle Godeau

https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2009-2-page-13.htm

Vie de Carabin

https://twitter.com/VieDeCarabin/status/1618534600875339783

Valérie BrioleJérôme MartyDinah Vernant et Gérald Kierzek

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2017/11/03/31003-20171103ARTFIG00332-repeindre-les-salles-de-gardes-des-hopitaux-au-secours-la-morale-revient.php

Le blog Antisexisme.net

https://antisexisme.net/2013/08/13/objectivation-1-2/

Aurélie Haroche

Copyright © http://www.jim.fr

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Vos réactions (12)

  • Fresques

    Le 28 janvier 2023

    Ces fresques remettaient en cause le prestige et la domination voire les abus (dans tous les sens du terme) de certains mandarins mégalos, et c'était salutaire car vrai, mais énoncé avec humour. Les hommes et les femmes y étaient ridiculisés dans des remakes de fresques célèbres des grands peintres et c'était parfois drôle vu la personnalité de certains chefs de service, ou de ministres de la santé : directeur d'ARS hors sol.
    Bref, sur ces fresques, il y a avait une certaine dose de subversion dans une institution à la hiérarchie très pesante. Il y avait du cul mais c'était plutôt sympa : qui donc n'est pas obsédé sexuel (même un peu) à 20 ans ? Il y avait de la liberté d'expression puisqu'on notait les "bons mots" et les "traits d'esprit" ou "traits de bêtise" sur les murs et on marquait la date. Attendu qu'on était déplacés tous les six mois, les stages étant des passages d'un hôpital à l'autre, on laissait une petite trace et on lisait la trace des autres... un peu comme dans des murs de prison, mais en plus drôle.
    J'ajouterai que je ne vois pas vraiment de sexisme dans ces fresques car les hommes s'y faisaient sodomiser tout autant que les femmes. Certaines vampirellas fouetteuses sadiques ou jouisseuses, en position de domination, punissaient des hommes. ou profitaient de leur situation hiérarchique pour exercer des sévices débridés sur des "externes simplets" (et on se rappelle de la plainte de la ministre MS Touraine parce qu'une fresque lui faisait dire des bêtises mégalo en tenue minimale).
    Qu'elles aient déplu a des Tartuffes ou ayatollahs des mœurs, ou a des gens qui ont peur de la subversion ou de la remise en cause de hiérarchies rigides et toxique, cela me semble plus vraisemblable pour expliquer cette décision que je trouve personnellement attristante.

    Dr I Herry

  • Fresques des carabins

    Le 28 janvier 2023

    Bizarrement il y a un budget pour détruire les fresques... et le message de la destruction c’est maintenant les internes rentrez dans le rang, travaillez 70 heures par semaine pour le SMIC et plus de vague...

    Dr C Restoueix

  • Censure

    Le 28 janvier 2023

    Bravo pour cet article
    La censure dans des lieux privés doit nous inquiéter... Vouloir effacer l'histoire est un comportement de certains régimes, pas de ça chez nous.
    No more comment.

    Dr Hervé Maisonneuve

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