
Paris, le samedi 9 septembre 2023 – Difficile de considérer cela comme un soulagement. « Le retour à la normale » est en réalité le retour des plannings sans cesse mouvants, de la pénurie chronique de personnels, du risque permanent de nouveaux départs et de nouveaux épuisements. Mais au moins, c’est la fin de l’été, la fin de cette période pendant laquelle s’ajoutent au chaos habituel des jours, la désertification médicale et la brûlure du soleil. Ainsi, l’hôpital sort doucement de sa torpeur estivale sachant qu’il doit se tenir prêt à affronter les épidémies de l’automne et de l’hiver.
Vous avez dit mouvement marginal ?
En ville, même si les difficultés estivales ne suscitent pas la même attention médiatique, la rentrée est synonyme du même marasme inévitable : la conviction que les appels lancés au gouvernement depuis si longtemps ne seront pas entendus. Aussi, au cœur des mois de juillet et d’août, la fronde tarifaire des praticiens libéraux a pris de l’ampleur. Tout en ayant renforcé ses contrôles et ses menaces de sanction, l’Assurance maladie assure qu’elle demeure minoritaire. La tendance serait un peu différente si l’on en croit les récents chiffres d’une enquête menée par la Fédération des médecins de France (FMF) à laquelle ont participé 3022 médecins.
Ainsi, 55 % de ces praticiens assurent participer à la fronde tarifaire ; ce qui compte tenu du biais de sélection de ce sondage n’est sans doute pas totalement représentatif de la réalité des médecins français, mais témoigne néanmoins de l’existence d’un mouvement qui n’est sans doute pas aussi marginal que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) l’affirme. Et ce d’autant plus qu’un « tiers de ceux qui ne participent pas envisagent de le faire à l’avenir, contre un tiers qui s’y refuse, et un tiers qui réserve sa réponse ». La FMF observe par ailleurs que la colère ne semble pas uniquement mue par les considérations financières : « puisque les deux tiers des participants appliquent des dépassements inférieurs ou égaux à 5 €. La motivation première est de montrer le « ras-le bol » d’une profession qui en a assez d’être maltraitée et attaquée de tous bords, et qui n’a plus que ce moyen pour l’exprimer et le faire savoir », assure le syndicat.
Le coût du mépris
Depuis plusieurs années (voire quelques décennies), les syndicats de médecins libéraux dénoncent en effet largement la déconsidération dont ils seraient l’objet de la part des pouvoirs publics, dont les questions tarifaires ne seraient un symbole prégnant mais pas unique. Dans les listes qui sont dressées par les organisations, le prix de la consultation est loin d’être le seul thème abordé. Dans une tribune récente, le Dr Guillaume Dewevre, secrétaire général de l’Union française pour une médecine libre (UFML) s’insurge ainsi plus certainement : « Les politiques font preuve d’un mépris sans limite et surtout d’une méconnaissance sans borne de notre exercice, guidés par des consignes de votes, l’électoralisme et la loi de l’immédiateté ».
Parallèlement, en juin, la Coordination des Médecins Libéraux du Maine-et-Loire (Comeli 49) posait même en préambule : « Il était une fois un pays que le monde entier enviait car son système de soins reposait sur une solidarité nationale respectueuse de ses contribuables et de ses médecins, même si ces derniers étaient pourtant les moins payés d’Europe. Mais ils travaillaient dans de bonnes conditions, leur travail était reconnu et ils faisaient de la médecine de qualité ; alors ces 25€ bruts (en réalité 12,50 € nets) ne leur posaient pas de problème ». Pour ce collectif (qui propose sans doute une présentation un peu trop idyllique de la période ayant précédé l’épidémie de Covid), ce qui a précipité la colère des praticiens c’est le changement d’attitude de l’Etat vis-à-vis des médecins libéraux après la pandémie : « le gouvernement s’est mis à dire à qui veut bien l’entendre que les médecins généralistes ne travaillent pas assez, pourtant ils font en moyenne 50h hebdomadaire, hors gardes de nuits et de WE. Le gouvernement s’est mis à dire que les médecins généralistes refusent de suivre de nouveaux patients, pourtant chacun en suit plus de 1000 en moyenne : qui voudrait d’un médecin qui ne peut pas le voir avant 3 semaines ou passe à côté d’un résultat qu’il n’a pas eu le temps de lire parce qu’il en suit 2000 ? Le gouvernement s’est mis à compter les patients sans médecin traitant sans comprendre que le pays compte 17 millions de personnes de plus que 20 ans (et de personnes vieillissantes plus malades et nécessitant plus de soins) avec de nombreux médecins en moins car partis à la retraite », énumère l’organisation, qui comme d’autres, épinglera également la suspicion généralisée vis-à-vis des prescriptions d’arrêts maladie.
Liberté, j’écris ton nom
Dans une tribune publiée au printemps dans Les Echos et le Parisien, le médecin et journaliste Philippe Leduc notait : « les médecins (…) se sentent comme ils le disent sur les banderoles de la manifestation du 14 février dernier à Paris « méprisés » et « humiliés », déplaçant étonnement le débat vers l’affect. Car ils sont sincères. Ils vivent mal cette situation qui leur échappe. Au-delà des revendications tarifaires, ils n’arrivent pas, biberonnés qu’ils sont au libéral (au sens médical du terme), à se projeter dans un monde nouveau ». Comme le suggère cette remarque du praticien, ce qui se joue dans le marasme actuel de la médecine libérale, dans la fronde tarifaire qui s’installe comme dans les appels au déconventionnement collectif portés par l’UFML, c’est la reconquête de ce qui fonde le caractère « libéral », au sens littéral du terme, de ce mode d’exercice. Dans un message récent, l’UFML exhortait : « Dans le cadre d‘un déconventionnement collectif, nous faisons exploser le système inégalitaire construit par l‘assurance maladie (…). Nous provoquons une situation intenable pour l’assurance maladie et imposons la fin du tarif d’autorité. Mais surtout, nous redonnons à chaque médecin la liberté d’exercer une médecine débarrassée des carcans administratifs et des contraintes qui l’étouffent. Et… la liberté est la plus belle des issues » concluait l’organisation.
Le fantasme du chef d’entreprise
Cependant, cette promesse de « liberté » qui semblait fonder le système « libéral » n'a toujours été qu’une promesse tronquée et ce également au bénéfice des médecins. C’est ce que rappelait il y a quelques mois, sur le site Alternatives Economiques le chercheur au Centre d’économie de l’Université Paris 13, Nicolas da Silva : « Pour un médecin généraliste, se déconventionner implique de renoncer à entre 15,10 et 16,50 euros de financement par la Sécu par acte réalisé. Si la logique de déconventionnement consiste à permettre de pratiquer des prix plus élevés que ceux négociés avec la Sécu, cela signifie qu’il faut trouver suffisamment de patients prêts à payer bien plus, par exemple 50 euros par consultation et, surtout, acceptant de ne pas être remboursés. Quitter la Sécu, ce serait cependant assumer la rhétorique habituelle qui veut que les médecins sont des libéraux, des petits chefs d’entreprise. La réalité quotidienne des petits chefs d’entreprise est de devoir trouver une clientèle solvable. Le restaurateur ou le coiffeur doivent être en mesure de trouver des clients qui payent de leur poche. Rien à voir donc avec les médecins conventionnés qui, lorsqu’ils s’installent, savent qu’ils ont une patientèle solvabilisée par la Sécu. Et heureusement pour l’accès aux soins ! », remarquait-il.
Liberté sous caution
Par ailleurs, outre le fait que le principe même du remboursement d’une partie du tarif de la consultation par la Sécurité sociale est une limitation majeure du caractère « libertaire » de la médecine de ville, l’histoire des rapports entre les médecins et les pouvoirs publics n’a été qu’une succession de limitations de la liberté des premiers par les seconds. Philippe Leduc énumère : « L’Exécutif a, au cours du siècle précédent, renforcé son emprise. Les libéraux ont accentué leur pouvoir de blocage (de nuisance diraient certains). (…) Face à cette opposition, l’Assurance maladie et les pouvoirs publics réagissent et échafaudent moults garde-fous qui complexifient l’organisation des libéraux : forfaitisation, contrôle, tarification incitative, encadrement des dépassements d’honoraires, etc. La liberté de fixer le prix de la consultation n’existe plus. Celle de prescription non plus. Reste le libre choix de son médecin et la liberté d’installation ».
Gare au syndrome de l’arroseur arrosé…
Dès lors, quelle issue est possible. Les organisations syndicales ne se font guère d’illusion sur l’issue des prochaines négociations conventionnelles qui pourraient s’ouvrir prochainement pour corriger l’échec des précédentes. L’UFML et son patron le Dr Jérôme Marty prophétise : « Il faut participer aux actions qui visent à multiplier les DE et HN pour maintenir à flot nos cabinets, et, je vous le dis, le 30 € sera probablement obtenu en août ou septembre. Ce sera justice mais, insuffisant. Cela ne réglera aucun des points précédents et vous pouvez être sûrs d’une chose, la campagne médiatique qui en découlera ouvrira grand les portes d’une augmentation des contraintes et de l’encadrement des pratiques ».
Pour autant, le déconventionnement collectif que prône l’organisation est-elle la solution ? Certains mettent en garde quant au risque que le piège se retourne contre les médecins. Nicolas Da Silva, qui insiste sur le fait que les médecins ne cherchent pas réellement le déconventionnement (mais la liberté de déterminer son tarif) écrit : « En réalité, le déconventionnement est peut-être plus une menace entre les mains de l’Assurance maladie que dans celles des médecins. Et ce n’est pas être radical que de dire cela. C’est sous le gouvernement de Charles de Gaulle que s’est imposé en France le conventionnement en médecine de ville. Face à des médecins libéraux qui refusaient de négocier des tarifs opposables, empêchant ainsi de développer l’accès aux soins, il a fallu attendre un décret de mai 1960 pour que soit généralisée la signature de conventions médicales. La stratégie était alors de mettre en concurrence des médecins conventionnés et les autres : en quelques années tous les médecins se sont conventionnés. Aujourd’hui, l’Assurance maladie pourrait très bien faire de même par exemple pour en finir avec les dépassements d’honoraires ou pour réguler l’installation des médecins. Ce n’est pas parce que les études sont quasi gratuites que l’on peut demander des contraintes à l’installation (heureusement que les études sont accessibles, il faudrait qu’elles le soient plus) mais parce que la rémunération des médecins est socialisée. En ne conventionnant que les médecins qui s’installent là où ils sont nécessaires, l’Assurance maladie ne serait en rien liberticide. Rien n’a jamais empêché les médecins d’être véritablement libéraux et de s’installer hors convention. La menace de déconventionnement n’est donc pas forcément là où on le croit habituellement » assure-t-il.
Piège
De son côté, Philippe Leduc redoute également que les médecins se trompent de route, notamment lorsqu’ils semblent s’opposer à certaines délégations de tâches vers les autres professionnels de santé. Evoquant les exigences de plus en plus importantes de l’Assurance maladie, notamment en ce qui concerne les engagements territoriaux des médecins, il décrypte : « Le piège initié il y a presqu’un siècle et entretenu en vase clos se referme sur les médecins libéraux qui n’ont pas réussi à créer les conditions d’un dialogue constructif avec les pouvoirs publics et l’Assurance maladie en ne prenant pas assez en compte de manière convaincante les difficultés d’accès aux soins, les déserts médicaux, les dépassements d’honoraires excessifs, la pertinence et la qualité des soins, la prévention, l’approche populationnelle sur un territoire. Cela serait dommage que dans dix ans, les médecins libéraux soient réduits à la portion congrue. Leur réactivité en cas d’épidémie, leur disponibilité, leur expertise, leur créativité, leur amour de leur métier sont un capital précieux. Est-il encore temps de renouer les fils du dialogue ? Les médecins libéraux seraient bien inspirés non pas de s’enfermer dans des concepts d’un autre temps et de s’arcbouter sur des considérations « d’humiliation » ou de « mépris » mais de dire comment concrètement ils proposent de répondre aux difficultés des Français en termes de santé ».
Mais d’autres jugeront au contraire que c’est parce que les médecins ont trop souvent accepté de jouer le jeu de l’Assurance maladie (en abandonnant par exemple progressivement l’exercice solitaire pourtant riche de nombreux avantages) qu’ils ont construit l’impasse dans laquelle l’organisation des soins se trouve aujourd’hui. En tout état de cause, difficile de voir dans les frondes actuelles des terreaux fertiles pour une sortie de crise, même si l’UFML assure que son objectif est la reconstruction du système. Pendant ce temps, la première victime reste la santé publique.
On relira :
Guillaume Dewevre : https://www.ufml-syndicat.org/medecins-devons-nous-encore-subir-et-souffrir-tribune-de-guillaume-dewevre-secretaire-general-de-lufmls/
Comeli49 : https://www.le-kiosque.org/tribune-libre-le-cri-du-coeur-de-vos-medecins/
Philippe Leduc : https://www.lesechosleparisien-evenements.com/actualites/medecine-liberale-le-piege-se-referme/
Nicolas Da Silva : https://www.alternatives-economiques.fr/nicolas-da-silva/deconventionnement-medecins-liberaux-menace/00105915
Jérôme Marty : https://www.ufml-syndicat.org/laction-deconventionnement-collectif-vise-a-forcer-la-reconstruction-du-systeme-pas-a-construire-un-systeme-inegalitaire/
Aurélie Haroche