
Le 19 août 2022, dans un discours commémorant le 78ème
anniversaire de la libération de Bormes-les-Mimosas, le président
Emmanuel Macron appelle les Français à « accepter de payer le prix
de la liberté », devant l’évidence d’une guerre prolongée en
Ukraine, avec ses conséquences concrètes et ubiquitaires :
inflation, pénurie d’hydrocarbures et d’autres matières
premières...
Force est de constater que l’angoisse de mort liée à la
COVID-19 à peine estompée, une nouvelle source d’inquiétude frappe
le monde : la hantise d’une extension (voire d’une mondialisation)
du conflit en Ukraine. Pour dédramatiser avec humour ces tensions
internationales, exacerbées après les demandes d’adhésion de la
Suède et de la Finlande à l’Alliance atlantique, l’illustrateur
suisse Herrmann1 suggère une attribution éventuelle du... Prix
Nobel de la Paix à l’OTAN, avec cet argument spécieux : «
l’Ukraine a bien gagné l’Eurovision ! »
Une perte d’innocence ?
Interviewé par le quotidien régional Le Bien public, le
psychiatre Clément Guillet rappelle des propos fréquents, en phase
avec cette nouvelle terreur venue de l’Est : « Et si on nous
envoyait une bombe ? J’ai la boule au ventre en imaginant ce que
vivent les Ukrainiens. »
Installé à Toulouse, un autre psychiatre, Thierry Ginolhac3,
témoigne de l’angoisse montante chez des patients, deux ans après
un confinement dont les effets psychologiques lui ont paru si
marqués qu’il l’a « élevé au rang de traumatisme » : «
C’est dramatique. Des gens n’ont pas réglé les problèmes liés au
confinement. Et la guerre en Ukraine vient rajouter un élément de
stress et d’angoisse supplémentaires. »
Source d’inquiétude alimentée par certains commentateurs de la
télévision russe rappelant à l’envi que les fameux missiles
balistiques Sarmat de la Fédération de Russie ne sont qu’à « 200
secondes de Londres ou de Paris. »
Dans cette morosité générale, le Dr Ginolhac évoque une forme
de « perte d’innocence » en Europe, relativement à la guerre
: « « On a vécu pendant 77 ans avec une espèce d’innocence, en
Europe, par rapport à la guerre. La guerre était finie, c’est comme
si c’était quelque chose qui ne pouvait plus exister dans nos pays.
»
Certes, maints conflits « régionaux » n’ont hélas pas
manqué, ailleurs dans le monde depuis 1945, du Vietnam à
l’Afghanistan, du Moyen-Orient à l’ex-Yougoslavie, et ailleurs...
Mais toutes ces guerres nous paraissaient trop lointaines, trop «
exotiques » pour susciter une frayeur d’ordre millénariste, à
l’exception de la crise des missiles de Cuba, en Octobre 1962, Or
désormais, le danger frappe ostensiblement « à nos portes, ça
devient très difficile », après les souffrances psychiques
imputables à la COVID-19... Car en brandissant la menace nucléaire,
Vladimir Poutine abolit du même coup, à la fois la notion de
distance géographique nous protégeant d’une guerre « lointaine
» (puisqu’un missile se joue des écarts intercontinentaux) et
la distance temporelle d’une possible fin du monde (car des ogives
thermonucléaires peuvent anéantir tout un pays
instantanément).
Pour le Dr Ginolhac, l’actualité renvoie ainsi à la mort :
« La guerre, c’est le rapport au Thanatos. Le confinement, la
COVID-19, c’était la mort qui rôdait derrière. » Même la
question environnementale renvoie aussi à la mort, puisqu’on dit
qu’on est « en train de tuer la planète ; la destruction de
notre planète, c’est notre propre destruction. »
Et la guerre en Ukraine enfonce ce clou suicidaire de la
terreur : « Il suffit que Poutine appuie sur le bouton, parce
qu’il a l’impression qu’il n’a pas le résultat attendu, et tout
peut aller très vite » ajoute le Dr Ginolhac.
Un contexte mortifère
Dans ce contexte si mortifère, la demande de consultations
psychiatriques tend à exploser, « à tel point que le Dr Ginolhac
n’est pas en mesure de quantifier cette augmentation. » Mais il
résume l’actualité de sa profession : « Je travaille à flux
tendu. » Certes, l’humanité a déjà connu la guerre froide et la
hantise d’une apocalypse atomique...
Par exemple, en 1979, avec son groupe SoundforCe, le fils de
Gilbert Bécaud, Gilbert Gaya Bécaud (lui-même chanteur) exorcise
cette angoisse de la guerre nucléaire par un humour noir et
déjanté, dans son morceau méconnu The fin du monde4. Florilège des
paroles :
« Bon, c’est la… c’est la fin du monde
J’vous jure que c’est… tout est finiC’est foutu, on va mourir
Merci, merci...
Les tabacs sont fermés, y’a plus d’essence
C’est la guerre
C’est la guerre atomique
Il va y avoir la bombe qui va sauter là...
La bombe atomique va exploser… ici même
Nous sommes à l’épicentre de la bombe.
Y m’entendent pas là
Mais qui est-ce qui a coupé le micro ?...
La lala la la… vous allez mourir
Allez, tout le monde avec moi...
Tout l’monde va mouri-reu
Tout l’monde va mouri-reu
Ça va êt’ la guer-reu
La la la la lèreu..., »
Vu le thème de cet OVNI musical, et par une allusion subtile au surnom de Gilbert Bécaud lui-même (« Monsieur 100000 volts »), un auditeur proposa pour son fils Gaya le surnom de « Monsieur 100 000 becquerels ! »
Désormais, Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire, à
plusieurs reprises : « On en est directement impacté... Cela
nous montre bien que la mort peut survenir demain matin, même tout
de suite[3] » souligne le Dr Ginolhac.
Mais pour compliquer hélas la donne actuelle, rappelons que le
risque de conflit nucléaire ne résume pas cette question, puisqu’à
l’emploi miltaire d’un engin « tactique » ou «
stratégique » s’ajoute encore le cauchemar d’un accident
nucléaire « civil » (du type Tchernobyl ou
Fukushima-Daiichi), lié à un mésusage opérationnel ou à une frappe
« accidentelle » de la centrale nucléaire ukrainienne de
Zaporijjia, la plus importante d’Europe...
Un impact négatif sur la santé mentale
Des éditorialistes d’Acta Psychiatrica Scandinavica[5]
soulignent certaines conséquences de ce conflit : « l’ampleur de
son impact négatif sur la santé mentale peut difficilement être
sous-estimée. » Outre ses « effets immédiats », les
auteurs estiment que d’autres séquelles psychiatriques «
apparaîtront sur une plus longue période », voire « à
travers les générations pour les décennies à venir.
»
Pour cette prédiction (à la Cassandre ?), ils se réfèrent à
l’exemple de l’Irlande du Nord, « un autre pays européen (touché
par la violence et les conflits) où existent « des preuves de
transmission intergénérationnelle et familiale de traumatismes
psychologiques. »
Faute de pouvoir « faire grand-chose en ce moment pour
aider » directement, ils proposent à leurs confrères de
s’efforcer d’« explorer et documenter l’impact de cette guerre
sur la santé mentale des peuples d’Ukraine, d’Europe et du monde
», afin de fournir ensuite « des interventions efficaces
pour soulager les blessures psychologiques des personnes touchées.
»
S’appuyant sur une étude spécifique et sur des travaux
antérieurs montrant que les actes de terrorisme et de guerre
peuvent affecter aussi même « des individus éloignés de ces
événements », une équipe de l’Université d’Aarhus (au
Danemark)[6] a montré que l’impact de la guerre en Ukraine sur la
santé mentale est susceptible d’affecter aussi des sujets résidant
« au-delà des frontières des pays directement impliqués.
»
Portant sur plus de 16000 patients du centre du Danemark et
âgés d’au moins 18 ans, leur étude indique une « aggravation de
la psychopathologie » imputable à l’anxiété (29 % des cas), à
un « stress non spécifique » (21 %), à une « réactivation
de symptômes liés à un traumatisme ou à un facteur de stress »
(19 %), à un « délire ou des hallucinations » (11%), avec
des notes cliniques faisant explicitement référence à l’Ukraine
pour « 21 % des diagnostics de schizophrénie, 14 % des
diagnostics de dépression unipolaire, 12 % de trouble de stress
post-traumatique et 11% des diagnostics de trouble bipolaire.
»
Selon les auteurs, les résultats de leur étude suggèrent que
« la guerre en Ukraine pourrait avoir un impact négatif sur la
santé mentale des patients atteints de troubles mentaux au Danemark
», autrement dit présenter des répercussions néfastes « bien
au-delà des frontières de l’Ukraine et de ses pays voisins »,
en particulier chez des sujets « particulièrement vulnérables
aux facteurs de stress externes, tels que ceux imposés par la
guerre en Ukraine. »
Les horreurs de la guerre
Cette angoisse latente s’alimente quotidiennement aux chaînes
d’info en continu où le conflit en Ukraine a détrôné la COVID-19.
Mais le quotidien des téléspectateurs russes ne doit pas être rose,
non plus, puisqu’après l’euphémisme officiel « opération
spéciale », la télévision russe parle sans complexe de «
Troisième Guerre Mondiale[7]. »
Le mot « guerre » est officiellement interdit, mais
l’expression « Troisième Guerre Mondiale » paraît ainsi
banalisée ! L’incidence psychiatrique des horreurs de la guerre
concerne aussi la condition des réfugiés : comme l’explique le
pédopsychiatre Thierry Baubet à l’AFP[8], le « premier travail
des équipes psy avec les familles qui ont fui l’Ukraine »
consiste à « gérer les traumatismes dans la période aiguë »
et à « aider les personnes à sortir de l’effroi.
»
Un fait remarquable le frappe : « ces réfugiés sont presque
exclusivement des femmes et leurs enfants, les pères sont restés en
Ukraine ; si toute la famille était à l’abri, pour se reconstruire
ailleurs, la situation serait plus simple. » Mais les enfants
s’inquiètent pour leur père, avec cette interrogation stressante :
« Que se passe-t-il pour lui ? Va-t-il survivre ? »
Paul Valéry recourt au chiasme pour dénoncer les horreurs de
la guerre, ce « massacre de gens qui ne se connaissent pas, au
profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.
»
Même rhétorique chiasmatique chez John Fitzgerald Kennedy,
dans cette mise en garde explicite contre la permanence des
conflits où le pire de la politique peut enfanter la politique du
pire : « L’humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la
guerre mettra un terme à l’humanité. »
Autres réflexions à méditer, celles d’Albert Einstein : «
J’ignore comment on fera la Troisième Guerre Mondiale, mais je sais
comment on fera la Quatrième : avec des bâtons et des pierres »
; « Je ne sais pas comment sera la Troisième Guerre Mondiale,
mais je sais qu’il n’y aura plus beaucoup de monde pour voir la
Quatrième » ; et cette citation d’Einstein, évoquée d’ailleurs
par le président ukrainien Volodymyr Zelensky dès le début de
l’irruption des Russes dans son pays : « Le monde ne sera pas
détruit par ce qui font le mal, mais par ceux qui les regardent
sans rien faire. »
Cette opinion sonne comme une dénonciation de la
non-assistance à personne en danger, transposée au droit
international. Mais empruntons notre conclusion à John Lennon :
« Nous vivons dans un monde dans lequel on se cache pour faire
l’amour mais où la violence se pratique à la pleine lumière du
jour. »