
Paris, le samedi 29 octobre 2022 – La pandémie de Covid
a-t-elle réellement permis de favoriser un regard différent sur la
maladie mentale ? La hausse des troubles psychiatriques favorisés
par l’inquiétude suscitée par l’épidémie et par les mesures mises
en place pour tenter de la contrer ont mis en évidence un fait
pourtant régulièrement rappelé mais méconnu par l’opinion : la
fréquence très élevée des maladies mentales.
Les institutions publiques se sont mobilisées pour inciter à
communiquer sur ces sujets, par exemple au sein des familles et
auprès de ses proches, y compris en France, peu habituée,
contrairement par exemple à la Grande-Bretagne, à ce type de
messages. Pourtant, on semble encore loin, notamment dans notre
pays, d’une parfaite « déstigmatisation » des maladies
mentales.
« Si deux années de crise sanitaire ont permis de mettre la
santé mentale sur le devant de la scène, l’effet de mode est vite
retombé. Les enjeux de santé mentale peinent à voir le jour »
écrivaient ainsi au printemps dernier au moment de la campagne
électorale Maxime Perez Zitvogel (cofondateur de La Maison perchée,
atteint de bipolarité) et Solal Hohn (Ecrivain et voyageur) dans le
Monde. Aujourd’hui, alors que les failles de la prise en charge des
personnes atteintes de maladie mentale ont suscité de nombreux
commentaires au lendemain de l’assassinat sordide de la petite
Lola, le professeur Michel Lejoyeux, regrette dans le Figaro : «
Que ce soit à cette occasion que l'on parle de psychiatrie, pour
les psychiatres que nous sommes, c'est inimaginable. (…). Les
Assises de la santé mentale et de la psychiatrie ont eu le mérite
de rappeler que le traitement de la santé mentale est un sujet
national. Un pays qui va bien est un pays en santé physique et en
santé mentale. On s'en est aperçu au moment de la pandémie. Pour
résister au Covid, il fallait à la fois être protégé de
l'infection, tout en résistant psychologiquement aux contraintes
imposées par la politique sanitaire. Il ne faudrait pas qu'on fasse
un grand retour en arrière aujourd'hui, alors qu'on avait commencé
à comprendre ».
Une sous-reconnaissance maladive
Ce « retour en arrière » est d’autant plus dommageable
que le mal est profond. A l’occasion de la journée de la santé
mentale, le 10 octobre dernier, The Lancet a publié un long
rapport sur la stigmatisation et la discrimination dont souffrent
encore un grand nombre de personnes atteintes de troubles
mentaux.
Les membres d’une commission spécifique de la revue sur le
sujet, qui ont entendu la parole de plusieurs dizaines de patients,
ont notamment conclu que la stigmatisation est parfois perçue par
les patients comme « pire que la maladie elle-même », comme
l’a résumé Graham Thornicroft, coprésident de ce groupe de
réflexion.
Maxime Perez Zitvogel et Solal Hohn déploraient pour leur part
en mars : « La société civile est plus sensible à ces
problématiques, mais la stigmatisation des troubles psychiques
demeure. Ainsi, ce sont des personnes déjà fragilisées par leur
trouble qui se retrouvent victimes d’un isolement social
extrêmement dangereux. Lorsqu’on évalue à 15 % la part de personnes
souffrant de trouble bipolaire qui décèdent par suicide, on a
toutes les raisons de se demander ce qu’il faut de plus pour que la
santé mentale devienne une priorité de santé publique ».
Enfin, Michel Lejoyeux insiste : « Nous souffrons en France
d'une stigmatisation de la maladie mentale. Ce que nous savons en
tant que médecins, c'est que nos malades sont le plus souvent
victimes de violences, qu'auteurs de violences. Nous devons inciter
les parents et l'entourage de ceux qui ont une pathologie mentale à
aller consulter, à ne pas considérer cela comme une faute ou comme
un péché, mais simplement comme une maladie. Nous souffrons
aujourd'hui d'une sous-reconnaissance de ces pathologies qui
touchent pourtant 20% de la population générale en France
».
Œuvrer pour la santé mentale et promouvoir le bien-être : quand les pistes sont brouillées
Il n’est pas impossible que le message de lutte contre la
stigmatisation des maladies mentales soit parfois brouillé par des
discours qui méconnaissent la réalité de ces pathologies. Ainsi,
Maxime Perez Zitvogel et Solal Hohn insistent : « Au-delà du
parcours de soins et de la souffrance quotidienne, vivre avec un
trouble bipolaire n’est pas une mince affaire. Ce n’est pas être
lunatique, ce n’est pas une tendance, et c’est loin d’être anodin
».
La nécessité de ce rappel n’est probablement pas étranger à la
multiplication des préconisations que l’on peut lire sur les
réseaux sociaux en vue d’inciter à améliorer son « bien-être
» et son humeur. Michel Joyeux s’étonne ainsi : « Je suis
frappé au niveau du pays par la passion qu'on a pour la
psychologie, pour le bien-être, pour le bonheur. Il y a des
hebdomadaires entiers sur l'accomplissement personnel et les
techniques qui prétendent y conduire. En parallèle, il y a une
non-reconnaissance des maladies mentales parfaitement
caractérisées, parfaitement identifiées, avec des symptômes et des
traitements codifiés. Il y a une stigmatisation de la discipline et
des patients qui empêchent l'accès aux soins. C'est une urgence
qu'il faut régler ».
Faire émerger la pair-aidance en France
Pour un nombre croissant d’observateurs, l’une des pistes pour
faire évoluer la perception de la société est de transformer
certains aspects de la prise en charge. Il ne s’agit nullement de
nier le caractère incontournable des traitements et de
l’accompagnement psychiatrique. Maxime Perez Zitvogel et Solal Hohn
écrivent bien : «
L’expertise des professionnels de santé est indispensable
».
Cependant, les deux auteurs invitent à repenser la question de
l’institutionnalisation, en particulier pour les personnes
atteintes de bipolarité et exhortent la France à accorder une plus
grande place à la « pair-aidance ». Ils écrivent : « Il
faut avoir le courage de reconnaître que l’institutionnalisation
n’est pas adaptée aux besoins évolutifs et changeants des personnes
atteintes par des troubles psychiques. (…) La Maison perchée,
l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou
handicapées psychiques (Unafam), Profamille et bien d’autres encore
ont fait des personnes concernées une ressource pour fluidifier et
combler les manques du système actuel. Aujourd’hui, il faut prendre
conscience que la formation des proches permet de réduire les taux
de réhospitalisation de moitié, ce qui correspond à l’effet
d’amplitude équivalant à celui d’un traitement médicamenteux. Au
Canada ou en Belgique, la pair-aidance est reconnue dans de
nombreux domaines. (…) Si la France a été pionnière sur les groupes
d’entraide avec une reconnaissance précoce des associations de
malades, la pair-aidance, elle, n’a pas connu la reconnaissance et
la légitimité nécessaires à son éclosion. Le but n’est pas de
remettre en cause la nécessité de l’accompagnement psychiatrique,
loin de là. (…) Toutefois, le cerveau est un organe complexe dont
on ignore encore beaucoup. Connaître la maladie n’implique pas de
savoir ce que c’est de vivre avec. Les personnes vivant avec des
troubles développent un savoir expérientiel que les médecins,
autant que la société civile, doivent envisager comme une ressource
de valeur. Nous voulons une véritable complémentarité des savoirs
expérientiels, académiques et techniques. (…) Il faut mettre la
pair-aidance au service de l’hôpital, mais pas seulement. En 2010,
à Marseille, Herman Handlhuter est devenu le premier usager de
France à intégrer une équipe en hôpital psychiatrique pour partager
son expérience. En 2012, une expérimentation débute à Sainte-Anne
(Paris). Celle-ci est concluante puisqu’elle est reconduite, et
qu’il existe aujourd’hui un diplôme de médiateur de santé-pair
(MSP) mis en place par l’université Paris-VIII. Soutenue par le
ministère de la santé, la véritable émergence de cette pratique
novatrice nécessitera une ouverture d’esprit chez les différents
acteurs du système de soins et de services. Il faut préparer en
amont l’intégration du pair-aidant. De fait, les facteurs d’échec
identifiés proviennent de la difficulté des milieux à intégrer ces
nouveaux acteurs plutôt que de leur capacité à offrir de l’aide et
du soutien à leurs pairs. Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est
une évolution des mentalités. Eduquer et sensibiliser est
essentiel, donner aux associations l’opportunité de fournir la
preuve par les faits l’est tout autant. Cette dynamique d’entraide
contribue à la citoyenneté, à l’insertion et à l’émancipation des
personnes concernées. Elle développe leur « pouvoir d’agir » et
permet de lutter contre l’isolement social. Les aidants, comme les
aidés, renouent le lien social et se sentent participer à un tout.
Ils acquièrent de nouvelles compétences, des expériences à
valoriser et contribuent à l’évolution de la société. Nos parcours
de vie en témoignent » décrivent-ils.
Rétablissement : l’autre retard français
Nous avons déjà évoqué dans ces colonnes comment la notion de
« patient expert » peut parfois susciter quelques réserves,
parfois légitimes. Cependant, ce que Maxime Perez Zitvogel et Solal
Hohn invoquent ici c’est une voie pour permettre à des patients
souvent isolés, privés de tout horizon social et professionnel, de
se projeter en envisageant grâce à l’exemple d’autres patients,
d’autres possibles.
Cette « pair-aidance » contribue très probablement à
une dissociation entre le malade et la personne, un thème également
abordé par Caroline Munuera (Psychologue clinicienne) Katia
M'bailara (Maitresse de conférences et psychologue,) et Simon Felix
(neuropsychologue) tous trois chercheurs à l’université de Bordeaux
dans un texte publié dans The Conversation.
Dans cette contribution, les trois spécialistes reviennent
notamment sur la notion de « rétablissement » qui place
elle-aussi la « personne » au centre du processus thérapeutique et
qui, regrettent-elles, ne serait pas encore assez implantée en
France : « Les idées sur la question n’ont cessé d’évoluer… mais
il faut bien reconnaître que pour explorer le sujet, on ne
demandait généralement pas l’avis des premiers concernés. Pire,
sitôt un individu estampillé schizophrène ou bipolaire, il se
trouvait souvent réduit à ce trouble, et son humanité dans toute sa
complexité disparaissait derrière le diagnostic posé – selon un
processus dit d’essentialisation. Préjugés, commentaires et autres
comportements entretiennent toujours les idées reçues et
participent à la stigmatisation de ces personnes. La stigmatisation
reste très présente dans notre société, aussi bien en population
générale qu’au sein des professionnels de santé du domaine. Pour
autant, approches et pratiques de soin évoluent. Désormais, l’idée
forte est d’accompagner les personnes ayant reçu un diagnostic de
trouble mental vers leur « rétablissement » : non vers un état
antérieur à la pathologie, mais vers une vie satisfaisante, riche
de sens pour la personne (…). Lorsqu’un diagnostic de trouble
mental est posé, les professionnels accompagnent désormais la
personne vers une rémission clinique et fonctionnelle. (…) Cette
transformation des conceptions est défendue par les usagers de la
psychiatrie eux-mêmes depuis les années 1970. En réaction aux
pratiques psychiatriques de l’époque vécues comme traumatisantes,
stigmatisantes et infantilisantes, les usagers se sont réunis au
sein du « C/S/X movement » (Mental Health
Consumers/Survivors/eX-Patients) pour militer pour le respect de
leurs droits et parole. En France, il faut néanmoins attendre le
début des années 2000 pour que la voix des usagers se fasse
entendre et qu’un changement commence à s’opérer, aussi bien dans
les conceptions du trouble mental que dans les pratiques. Il s’agit
de la bascule que nous évoquions précédemment, vers une approche
moins portée sur les troubles et plus centrée sur la personne (…)
L’approche du rétablissement repose sur la considération de la
personne et non du seul trouble diagnostiqué. Son droit à une vie
satisfaisante, riche de sens est pris en compte, au-delà du trouble
vécu. C’est un changement de paradigme : on ne soigne plus un
malade, on accompagne une personne ayant reçu un diagnostic en
tenant compte de sa complexité et de son intégrité. Le
rétablissement, comme approche d’accompagnement, prend en compte
toutes les composantes de la personne : familiale, sociale,
professionnelle, etc. Au cœur de la notion de rétablissement, il y
a la volonté de se centrer sur l’identité de la personne dans
toutes ses dimensions. Ce regard global permet, entre autres, de
combattre les effets néfastes de l’étiquette de « patient
psychiatrique » (comme l’idée reçue d’incurabilité), et la
stigmatisation qui y reste associée. (…) Le rétablissement suscite
un intérêt croissant et fait même partie des recommandations
internationales pour les politiques de santé mentale (Organisation
mondiale de la santé, Commission de la santé mentale du Canada,
National Institute of Health Sciences du Royaume-Uni, Australian
Health Minister). Cette approche novatrice a émergé en réponse à un
besoin de transformation sociétale, qui implique une évolution tant
des conceptions des troubles mentaux que des pratiques
professionnelles et institutionnelles. Cette approche reste
relativement peu développée à l’échelle nationale. Pourtant, le
rétablissement est encouragé par la législation mais il n’existe
pour l’heure en France aucun guide de bonnes pratiques pour sa mise
en place dans les services de santé mentale. Usagers de la
psychiatrie et professionnels de santé sont toutefois sensibilisés
au sujet et sont désormais des acteurs dynamiques de cette
transformation. Les mouvements d’usagers ont notamment permis la
reconnaissance du savoir tiré de leur expérience, ouvrant la porte
à une relation plus symétrique avec les professionnels »
détaillent les trois spécialistes qui s’intéressent eux aussi aux
apports de la pair-aidance et qui montrent bien comment le
changement dans l’accompagnement des patients peut avoir une
influence sur la stigmatisation des maladies mentales.
Ainsi, on le voit, il existe bien en France, un véritable
mouvement en faveur d’un changement profond des regards sur la
maladie mentale, changement insufflé par les patients eux-mêmes,
soutenus par un grand nombre de professionnels de santé. Mais les
fondements sont encore fragiles et le travail ne semble être qu’à
ses débuts.
On pourra pour le poursuivre relire :
On pourra pour le poursuivre relire :
Maxime Perez Zitvogel (cofondateur de La Maison perchée et élu
du Conseil parisien des associations) et Solal Hohn (Ecrivain et
voyageur),
https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/30/bipolarite-la-pair-aidance-n-a-pas-connu-la-reconnaissance-et-la-legitimite-necessaires-a-son-eclosion_6119762_3232.html
Michel Lejoyeux :
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/michel-lejoyeux-cessons-d-associer-maladie-mentale-et-faits-divers-20221025
Caroline Munuera (Psychologue clinicienne) Katia M'bailara
(Maitresse de conférences et psychologue) et Simon Felix,
https://theconversation.com/le-retablissement-en-sante-mentale-quand-les-patients-redeviennent-des-personnes-188263
Aurélie Haroche