Le monde d’après : une dictature sanitaire ?

Paris, le samedi 9 mai 2020 – Sur les réseaux sociaux, des messages désabusés face à l’inconséquence des Français. Aussi peu disciplinés que les Italiens entend-t-on, trop égoïstes pour comprendre les enjeux sanitaires, indifférents aux difficultés des professionnels de santé. Dès qu’oscille à la hausse le nombre de morts, on s’indigne du "relâchement" vis-à-vis des mesures de confinement. Pourtant, au-delà de quelques épiphénomènes, les images passées à l’infini des rues désertées, l’absence d’explosion des interventions des forces de l’ordre et de façon désolante les dénonciations que l’on a vu fleurir témoignent au contraire que d’une manière globale et majoritaire les Français ont accepté sans sourciller, sans se révolter, le confinement.

Des fondements de nos civilisations délaissés sans mot dire

Cette docilité étonne. D’abord, parce que les mesures édictées ont touché des fondements de civilisation dont il paraissait anthropologiquement difficilement concevable qu’ils puissent être remis en cause si facilement. « Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Or, il a été décidé que des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, et que ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, réduits au minimum. Pour moi, c’est une transgression anthropologique majeure qui s’est produite quasiment "toute seule". Alors que si on nous avait proposé cela il y a deux mois, on se serait récriés en désignant de telles pratiques comme inhumaines et inacceptables » remarque ainsi dans un entretien diffusé par Mediapart et Tribune juive l’historien de la guerre Stéphane Audoin-Rouzeau.

Une démocratie chérie abandonnée avec facilité

A l’abandon de nos rites funéraires fait écho notre facile renoncement à certaines de nos règles démocratiques. Le journaliste spécialiste de l’Europe et de l’économie, Jean Quatremer observe ainsi dans un billet de blog très remarqué cette semaine : « Il n’a fallu que quelques instants, le 16 mars, pour que le chef de l’État et son gouvernement, au nom de la lutte contre la pandémie de coronavirus, assignent à résidence les Français et les privent de la plupart de leurs libertés civiles, politiques et sociales que l’on croyait inaliénables : liberté d’aller et de venir, liberté de réunion, liberté d’entreprendre, liberté de travailler, etc. (…) Cette suspension de l’État de droit s’est faite sans base légale. En effet, le décret du 16 mars restreignant les déplacements des citoyens n’entre pas dans les compétences du pouvoir exécutif, puisque seul un juge judiciaire, le juge des libertés, peut normalement en décider sur une base individuelle. (…) Ce n’est que le 23 mars que le Parlement a donné une base légale aux mesures annoncées le 17 mars en votant dans la précipitation la loi créant un "État d’urgence sanitaire" qui autorise le gouvernement à le déclencher "en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population", une définition particulièrement floue. Toute cette loi cultive le flou, les infractions qu’elle prévoit laissant par exemple une large part à l’interprétation policière et donc à l’arbitraire. (…) Il est remarquable que cette législation d’exception, justifiée par le recours à un langage guerrier unique en Europe ("Nous sommes en guerre") n’ait pas fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel, l’opposition, tout aussi interdite de terreur que l’opinion publique, ayant renoncé à exercer ses droits, un fait sans précédent, alors qu’il s’agit d’une atteinte particulièrement grave à l’État de droit. (…) Tant que l’État d’urgence sanitaire s’appliquera (jusqu’à la fin du mois de juillet vient-on d’apprendre), la France n’est plus une démocratie, même si elle n’est pas tout à fait une dictature » déplore-t-il ce qui tranche avec la mise en scène du gouvernement se félicitant par exemple d’avoir mis au vote (mais un vote assez symbolique) son plan de déconfinement.

Le mal était-il si terrible que de tels renoncements s’imposaient ?

Une telle soumission pourrait s’expliquer par l’ampleur du danger d’une part et par la conviction absolue d’autre part qu’aucune autre mesure n’était envisageable. Pourtant, sur les deux points, les doutes sont nombreux. Sur l’ampleur du danger, à l’exception très importante du dépassement plus que problématique des capacités de réanimation, certains font observer que le coronavirus est, sauf pour certaines catégories de population très fragiles, une maladie majoritairement bénigne. « Il est apparu très tôt que la maladie était en très grande majorité fatale pour les personnes âgées de plus de 70 ans (moyenne d’âge des décès en Italie ou en France : 80 ans) et celles qui ont des pathologies graves, en clair les personnes affaiblies. Dès lors, confiner tous les actifs et plonger le pays en récession était-il rationnel ? Peut-être aurait-il fallu se concentrer sur la protection de ces groupes à risques plutôt que de mettre sous cloche tout un pays sans penser au lendemain, d’autant qu’on sait pertinemment que le virus est là pour longtemps » observe Jean Quatremer. De son côté, dans un autre texte qui a également été beaucoup commenté cette semaine, Eric Boucher résume brutalement dans l’Opinion : « En l’état actuel de ce que l’on sait de cette pandémie, les statistiques disent que le coronavirus tue surtout les vieux déjà malades. A l’échelle mondiale, on compte 245 000 morts, dont 67 000 aux Etats-Unis, 29 000 en Italie, 28 500 en Grande-Bretagne, 25 000 en Espagne et en France. On relève 1 320 morts en Inde, 610 aux Philippines, 415 en Egypte, 460 en Algérie, 440 au Pakistan, 123 en Afrique du Sud, 64 au Cameroun, 35 au Niger. Pour bien se figurer la carte mondiale, il y a eu 640 morts à Philadelphie aux Etats-Unis, contre seulement 85 au Nigeria. Les craintes de voir les pays pauvres ravagés par le virus se sont révélées fausses, comme par miracle. Le Covid-19 semble aimer les seniors, et détester le soleil. Résumé : en l’état actuel de sa diffusion, la pandémie tue les vieux déjà malades et blancs » tranche-t-il alors que l’arrêt de l’économie pourrait avoir des conséquences encore plus désastreuses dans les pays pauvres.

Des frappes chirurgicales plutôt que le carnage ?

Corollaires d’une gravité restreinte à certaines catégories de la population, les interrogations sur la légitimité d’un confinement aussi strict (et surtout aussi généralisé) que celui qui a été imposé en France, en Italie ou en Espagne ne peuvent que perdurer. Elles le sont d’autant plus que les données sont très fortement contradictoires sur le sujet. Ainsi, beaucoup ont défendu que des mesures plus chirurgicales auraient été aussi efficaces ; et certains l’ont même fait aux premières heures de la crise, ne pouvant donc totalement être accusé de tirer des leçons faciles d’une situation déjà passée. Ainsi David L. Katz, directeur et fondateur du Centre de recherche en prévention de Yale-Griffin, dans une tribune publiée le 20 mars dans le New York Times remarquait : « Nous distinguons régulièrement deux types d'actions militaires : le carnage (…) avec ses dommages collatéraux inévitables, et la précision d'une "frappe chirurgicale", ciblée méthodiquement (…). Cette dernière, bien exécutée, restreint les conséquences non désirées ». Dans cette approche « chirurgicale », le confinement strict ne concernerait que les sujets les plus à risque et les régions les plus touchées.

Le confinement était déjà dans l’inconscient collectif

Si la gravité de la maladie et la pertinence des mesures ne permettent pas de comprendre parfaitement la docilité des peuples européens face à la confiscation de leurs libertés et de leur droit d’enterrer leurs morts comme ils le souhaitent, d’autres pistes doivent être explorées. Jean Quatremer fustige une certaine dictature de l’émotion qui était également critiquée par le philosophe André Comte-Sponville dans une interview publiée par le quotidien suisse Le Temps. Ici, l’influence des médias doit probablement être examinée. « Il faudrait sans doute interroger la responsabilité des médias audiovisuels dans cette panique qui s’est emparée des opinions publiques occidentales (avec une exception allemande, les télévisions germaniques ayant volontairement décidé de traiter le covid-19 à la place qu’il mérite) » relève Jean Quatremer. Le journaliste David Abiker invite pour sa part sur Twitter à s’interroger sur le rôle joué par nos sociétés hygiénistes et obnubilées par le principe de précaution dans notre acceptation.

Commentant le billet de blog de Jean Quatremer déplorant le « débat interdit », il note : « Il n’y a aucun débat possible et c’est logique puisque le débat a été tranché avant. Nous avions mis en place une société de l’hygiène, de la précaution et du risque zéro depuis longtemps (…). Ce qui rend ce virus si dangereux ce n’est pas seulement ce qu’il est. C’est la société qu’il trouve en arrivant chez nous : ses psychoses, ses vulnérabilités. Souvenons-nous de la terreur provoquée par les lasagnes de cheval et le lait Lactalis qui ne tuèrent personne (…). Il n’y a pas eu débat sur le confinement parce que ce débat était absolument tranché dans ce qu’on appelle l’inconscient collectif. C’est un jeu à trois qui s’est joué depuis des années. Demande hygiéniste de précaution et infantilisation générale, accompagnement médiatique complice arrosant joyeusement la victimocratie et Etat pompier contraint de répondre à la demande. Notre confinement nous l’avons préparé depuis longtemps (…). Voyez comme le discours était prêt, les mots nous étaient familiers dans les entreprises comme dans le champ social ».

Nos libertés publiques sacrifiées sur l’autel de la santé ?

Qu’est-ce que cette acceptation augure pour le monde d’après dont on glose depuis des semaines. Jean Quatremer est très pessimiste quant aux conséquences possibles sur nos libertés. « Croire que les libertés publiques, la démocratie, sortiront intactes de cet épisode est juste un doux rêve. L’État d’urgence sanitaire va rester inscrit dans notre droit pour longtemps exactement comme l’État d’urgence, déclenché en 2015 a finalement été intégré au droit commun. Il est rare qu’un Etat renonce de lui-même aux pouvoirs gagnés sur le législatif et la justice. Le tracking des individus, via les smartphones, que certains considèrent comme une nécessité, pourrait bien devenir la règle au nom de la sauvegarde de notre santé devenue LA priorité, la vie privée étant ravalée au rang de préoccupation d’un autre âge. Avoir choisi le confinement total et l’État d’urgence laissera des traces durables dans la démocratie française. (…) En conclusion provisoire, je pense qu’il ne faut pas se tromper sur la signification de l’évènement inimaginable que nous vivons : c’est le triomphe de l’individualisme, celui de la santé immédiate de l’individu face au bien-être collectif actuel et futur. Les termes du débat sont en réalité identiques à ceux du changement climatique : doit-on accepter de sacrifier son bien-être immédiat pour assurer la survie de l’espèce humaine ? » interroge-t-il.

La santé : une fausse valeur

Y-aura-t-il des révoltes ? Pas si sûr, si l’on en croit David Abiker. Quelques-uns pourtant se récrient contre une perspective de dictature sanitaire. André Comte-Sponville remarque ainsi : « Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême. Voyez cette boutade de Voltaire: "J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé." Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd’hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu’un moyen ! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie! » et se rebelle : « La santé n’est pas une valeur, c’est un bien: quelque chose d’enviable, pas quelque chose d’admirable! Les plus grandes valeurs, tout le monde les connaît: la justice, l’amour, la générosité, le courage, la liberté… Je ne suis pas prêt à sacrifier ma liberté sur l’autel de la santé ! Nous ne pouvons accepter l’assignation à résidence (ce qu’est en réalité le confinement) que si elle est de courte durée. Je crains que l’ordre sanitaire ne remplace «l’ordre moral», comme on disait du temps du maccarthysme. Je redoute qu’on s’enfonce dans le «sanitairement correct», comme nous l’avons fait dans le politiquement correct ».

Que l’on considère que le débat sur le confinement a été interdit, que l’on redoute des conséquences graves sur nos libertés ou que l’on juge au contraire qu’il faut éviter les conclusions excessives (tempérance qui n’aurait pas été inutile également pour appréhender l’épidémie), on reliera quoi qu’il en soit avec intérêt :

L’interview de Stéphane Audoin-Rouzeau
: https://www.tribunejuive.info/2020/04/14/joseph-confavreux-stephane-audoin-rouzeau-nous-ne-reverrons-jamais-le-monde-que-nous-avons-quitte-il-y-a-un-mois/

Le blog de Jean Quatremer : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2020/04/30/confinement-le-debat-interdit/

La tribune d’Eric Boucher
: https://www.lopinion.fr/edition/politique/coronavirus-tout-ca-vieux-blancs-chronique-d-eric-boucher-216859

La tribune de David L. Katz : https://www.nytimes.com/2020/03/20/opinion/coronavirus-pandemic-social-distancing.html

Le thread de David Abiker
: https://twitter.com/DavidAbiker/status/1256340718777335810

L’interview d’André Comte-Sponville : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons

Aurélie Haroche

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Vos réactions (24)

  • Merci

    Le 09 mai 2020

    Merci pour ces tribunes du samedi matin qui nous rassurent finalement sur la possibilité et le devoir de bien réfléchir à ce qui s’agite autour de nous... et en nous !

    Dr Pascal Mabire

  • Douillettement installé derrière sa machine à écrire

    Le 09 mai 2020

    Les intellectuels ne prennent aucun risque face à à la maladie. Ils ont la possibilité contrairement aux soignants et à toute la « 2e ligne » de sortir ou pas, d’affronter la maladie ou pas, brefs ils peuvent ne prendre que le risque de se tromper sans se mettre en danger. Facile aussi de donner les conseils de gestion de crise une fois la crise peut être passée. Qui aurait en responsabilité aurait pris le risque de laisser des milliers de morts derrière lui? Maintenant que l’on connais mieux le problème il faut bien sûr adapter la réponse et là seulement peut on raisonnablement envisager une stratégie « chirurgicale ». Alors n’en déplaise aux philosophes continuons à traquer le virus, à se protéger en espérant que cela fonctionne. Sinon on leur demandera un petit coup de main dans les Ehpad...et pas pour donner des leçons.

    Dr Eric Senbel

  • Nous sommes tous mortels

    Le 09 mai 2020

    Bravo Mme Haroche. Beau texte, appuyé de remarquables citations. Même enfermés à double tour chez nous, la mort peut venir nous prendre quand son heure est venue, ce qui est dans l'ordre des choses puisque nous sommes mortels. Nous avons accepté d'être traités comme des irresponsables, nous avons abandonné des valeurs importantes par peur de la mort. Ce n'est ni raisonnable ni un signe d'intelligence.

    A Champion

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