Ligature des trompes : cette intervention qui dérange…

Paris, le samedi 10 février 2022 – Elle parle bien. De façon posée et presque enjouée, souhaitant manifestement insuffler l’idée que non, le sujet ne relève pas du drame. Elle a 23 ans et son témoignage publié par le site Konbini a suscité un grand nombre de commentaires. Artoise raconte en quelques minutes pourquoi elle a choisi de se faire ligaturer les trompes : tout simplement parce qu’elle est convaincue, qu’elle ne voudra jamais être mère. La pilule contraceptive et le stérilet ne lui convenant pas, elle a opté pour cette solution, afin d’être définitivement « libérée » d’un poids.

Sophisme

La vidéo a suscité cette semaine sur les réseaux sociaux et sur Twitter une avalanche de commentaires. Parfois haineux et violents : différents messages allaient bien au-delà de la simple circonspection, vis-à-vis d’une démarche aussi « radicale » alors que la vie n’est que rarement ce qu’on pense qu’elle sera à 23 ans. Le doute domine cependant, en particulier face à cette phrase, dont la symétrie apparente pourrait pourtant cacher un sophisme : « Je préfère regretter de ne pas avoir d’enfant que de regretter d’en avoir ».

Vous avez dit « prosélytisme » ?

Parmi les commentaires échappant à la haine, certains se sont inquiétés d’une forme de « prosélytisme », telles deux journalistes qui s’intéressent souvent aux questions de santé et d’éthique, Emmanuelle Ducros (L’Opinion) et Géraldine Woessner (Le Point). L’accusation peut étonner : pourquoi un témoignage, comme il en est posté tous les jours sur les réseaux sociaux, devrait être considéré comme à visée prosélyte, sous prétexte qu’il évoque une pratique rare ? Par ailleurs, à aucun moment dans le discours d’Artoise, on peut suspecter une forme d’appel à l’imiter, même si elle indique qu’elle a voulu parler pour témoigner de la possibilité, quand on est nullipare notamment, de réaliser cette intervention. On sourit cependant face à une inversion de la logique habituelle, quand elle affirme qu’il ne s’agit pas de « culpabiliser celles qui veulent être mères » (qui fait écho au réflexe de beaucoup de se sentir attaqués dans leurs choix par l’affirmation de points de vue différents).

Triste contrôle des naissances

Néanmoins, cette suspicion de prosélytisme n’est pas totalement sans fondement. D’abord, parce qu’alors que cette intervention est rare (18 000 femmes environ ont eu recours à une ligature des trompes en 2020 rappelle Géraldine Woessner), les vidéos et témoignages se multiplient sur le sujet, notamment via Konbini, lui offrant une exposition en décalage avec sa fréquence réelle.  En outre, certains de ces récits (ce qui n’est pas le cas de celui d’Artoise) émanent de militants écologistes qui pour leur part motivent leur décision par la volonté de limiter le nombre de personnes sur la planète (voire de consommateurs).

Dans ce cadre, le message apparaît en effet plus problématique, puisqu’il s’appuie sur une idéologie et suppose clairement un jugement moral vis-à-vis de ceux qui, naturellement, comme des milliers de générations avant eux, ont des enfants et l’ont même souvent voulu ! Or, on ne peut pas oublier que le contrôle des naissances, à titre collectif, a toujours servi les idéologies les plus liberticides ; comment ne pas redouter ici une logique similaire, même si l’objectif présenté apparaît « louable » ? Sans aller jusqu’à de telles considérations, qui pourraient être assimilées à des procès d’intention, on peut s’interroger sur le rôle joué par les réseaux sociaux, dans des décisions aussi importantes (si ce n’est graves).

On peut redouter un risque de « contagion » délétère (qui s’observe pour d’autres phénomènes où la médecine entre en jeu) : où l’on verrait des personnes dont la détermination n’est pas aussi infaillible que celle manifestée par Artoise influencées par quelques discours bien pensés. Or, Artoise, elle-même évoque comment c’est grâce à un autre témoignage vu sur internet, qu’elle a finalement pu réaliser son projet d’être stérilisée.

Ne pas nuire

La société et les journalistes ne sont pas les seuls que ces témoignages sur les ligatures des trompes ou sur la vasectomie doivent interroger, les médecins sont eux aussi évidemment interpellés. Les questions sont multiples et rejoignent d’autres débats éthiques (tel celui sur l’euthanasie) : est-ce qu’un médecin peut accepter de réaliser un acte irréversible, alors qu’il ne s’agit pas de soigner une maladie et alors que des alternatives existent. En effet, les patientes ne souffrent généralement pas d’une pathologie, sauf dans quelques cas extrêmes où elles sont inéligibles à toute autre forme de contraception et que leur peur d’avoir un enfant ou un autre enfant relève d’une véritable phobie, ou que la grossesse représenterait pour elles un risque majeur.

La loi qui permet l’accès à la ligature des trompes prévoit un délai de 4 mois de réflexion : celui-ci semble essentiel pour être assuré que la patiente a bien étudié toutes les autres alternatives, avant de faire le choix d’une intervention irréversible. Cependant, l’examen psychologique n’est pas obligatoire ce qui pourrait être discuté, en particulier dans un monde où les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important dans les actes des uns et des autres, notamment des plus jeunes.

Un autre élément dans le témoignage d’Artoise fait réagir : il ne lui a pas été proposé de congélation de ses ovocytes. Or la jeune femme, bien que farouchement décidée, relève incidemment : « Peut-être que si on m’avait posé la question, j’y aurait réfléchi » (cette petite note pourrait être appréciée comme une faille dans sa détermination). Plus largement, si certains considéreront que l’absence de proposition de congélation des ovocytes est une preuve du respect du choix des femmes, on peut se demander si ce n’est pas un défaut d’accompagnement. Ne faudrait-il pas mettre tout en œuvre pour que tout en respectant le choix des femmes, on leur offre la plus grande protection dan le cas où des regrets déchirants viendraient les hanter ?

Hors-la-loi

En tout état de cause, les médecins ont légitimement le droit de refuser de réaliser une ligature des trompes.

Cependant, ce que le monde médical doit également entendre derrière le message enjoué d’Artoise, c’est une souffrance. La souffrance de ces femmes, souvent déjà mères, qui souhaitent une stérilisation et qui sont soumises à un « véritable parcours du combattant », qui sont quasiment traitées comme des « hors la loi ».

Ce qui doit être entendu derrière le témoignage d’Artoise, c’est le rejet. « Après trois ans de démarches, dix gynécologues qui m'ont envoyée balader malgré deux interruptions volontaires de grossesse (IVG) sous contraceptifs et une fausse-couche sous stérilet, j'ai fini par abandonner l'idée de la ligature des trompes », racontait par exemple il y a deux ans dans les colonnes de Slate Julie, 31 ans, mère de quatre enfants. Médecins et infirmiers sont en effet nombreux non pas seulement à refuser de répondre à ces demandes, mais à les discréditer avec violence.

D’ailleurs, on note qu’en France, seules 4,5 % des femmes ont fait le choix de la stérilisation volontaire, contre 8 % au Royaume Uni et même jusqu’à 22 % aux Etats-Unis (ce qui s’explique peut-être par un accès moins facile à l’avortement et surtout à la contraception, quand elle est en France désormais gratuite pour toutes avant 26 ans).

La femme e(s)t la mère

La levée de bouclier face au message d’Artoise, outre les interrogations légitimes sur le risque de prosélytisme idéologique et sur le rôle du médecin, dénote cependant la conservation d’une image de la femme dont la première légitimité est d’être mère. Dans son essai très commenté Sorcières, la journaliste Mona Chollet raconte bien comment le fait, pour une femme (car le regard est assez différent quand il s’agit d’homme) de ne pas vouloir d’enfant demeure un tabou important. Elles voient les femmes qui osent exprimer leur « désir de stérilité » comme des « sorcières » modernes, c’est-à-dire des femmes bientôt exclues de la société en raison de leur choix de s’en émanciper. Cette violence vis-à-vis de celles qui ne veulent pas d’enfants peut expliquer la radicalité de certains gestes, la radicalité de la ligature des trompes.

Artoise exprime bien à la fin de son message qu’enfin « on ne pourra plus lui dire qu’elle pourra changer d’avis ». Mona Cholet détaille encore à propos de cette sacralisation de la maternité, heurtée par le récit de celles qui ne veulent pas d’enfants : « Un homme qui ne devient pas père déroge à une fonction sociale, tandis qu’une femme est censée jouer dans la maternité la réalisation de son identité profonde ». Cette sacralisation est aujourd’hui d’autant plus forte que les problèmes d’infertilité sont plus marqués. Comment de fait concilier une médecine qui met tout en œuvre pour aider les femmes à enfanter (jusqu’à la très complexe et controversée greffe d’utérus) et une médecine qui ligature les trompes de femmes en bonne santé ? Sans doute une meilleure prise en compte de l’autodétermination doit permettre de résoudre ce qui semble inconciliable. « La maternité n’est pas un phénomène de vases communicants » rappelle sur ce point le docteur Martin Winckler dans son livre (lui aussi controversé) La Maltraitance médicale.

Le regret d’être parent

Surtout, ces témoignages sur la ligature des trompes, en imposant de repenser notre image de la maternité comme aboutissement naturel, doivent nous conduire à accepter d’entendre ceux qui disent regretter d’être devenus parents. Bien sûr, il est impossible comme Artoise d’être certain qu’il est plus facile de regretter de ne pas avoir eu d’enfant que de regretter d’en avoir eu, cependant, la difficulté d’être parent ne doit pas être tue. D’ailleurs, pour la première fois un groupe de paroles intitulé « Parentalité et regret » a été mis en place par la pédopsychiatre Anaïs Ogrizek, chargée de liaison entre la Maison de Solenn et l’hôpital Cochin à Paris (VIe), et sa collègue, la psychologue Cynthia Ghanimeh.

Ainsi, on le voit une vidéo gentiment provocatrice nous invite, au-delà des anathèmes, à nous interroger sur la façon dont la médecine doit répondre à certaines demandes qui ne sont pas des soins mais qui sont des accompagnements importants, sur le poids de toutes les idéologies, sur l’influence des réseaux sociaux et sur tout ce qu’implique l’affirmation de nos choix.

On pourra revoir et relire :

Le témoignage d’Artoise : https://www.konbini.com/videos/artoise-explique-pourquoi-elle-a-souhaite-se-faire-ligaturer-les-trompes-a-23-ans/

Les fils Twitter d’E. Ducros et de G. Woessner : https://www.konbini.com/videos/artoise-explique-pourquoi-elle-a-souhaite-se-faire-ligaturer-les-trompes-a-23-ans/ et https://twitter.com/GeWoessner/status/1622876066766372866

Slate : https://www.slate.fr/story/216906/droit-ligature-trompes-sterilisation-femmes-parcours-combattant-combat-feministe-clause-conscience-essentialisme-maternite

Mona Chollet, « Sorcières, la puissance invaincue des femmes », Zones, Paris, 2018

Martin Winckler, « Les Brutes en blanc. La maltraitance médicale en France », Flammarion, Paris, 2016

Aurélie Haroche

Copyright © http://www.jim.fr

Réagir

Vos réactions (16)

  • La ligature n’est pas une stérilisation

    Le 11 février 2023

    Le fait d’avoir une ligature des trompes n’empêche pas d’être une future mère. J’ai souvent prononcé cette phrase aux jeunes femmes qui désiraient une telle opération.
    Cela devient plus compliqué, mais si la médecine a fait énormément de progrès dans ce domaine c’est bien pour aider les femmes qui avaient des imperméabilités tubaires.
    En dehors des causes évoquées dans l’article, cette opération a beaucoup été pratiquée par des femmes qui cherchaient un travail, avec l’argument qu’elles ne s’arrêteraient pas pour une grossesse, notamment en Allemagne à la chute du mur.
    Pour faire un enfant il faut un ovule fécondé et un endroit ou l’œuf pourra se développer. L’utérus offre l’avantage d’avoir une sortie, mais des grossesses abdominales existent et bien sûr nécessitent une laparotomie pour extraire l’enfant et surtout essayer d’enlever le placenta.

    Dr W Melnick

  • Pourquoi proposer une congélation des ovocytes ?

    Le 11 février 2023

    La ligature des trompe n'endommage pas les ovaires. Depuis que la fécondation in vitro existe, toutes les femmes qui ont une obstruction tubaire peuvent devenir mères. La ligature n'est donc plus aussi radicale que vous le dites. Si cette jeune femme devait souhaiter une grossesse dans l'avenir, la médecine saura lui apporter une réponse.
    Le fait de ne pas proposer de préservation des ovocytes est donc absolument normal et n'est chargé d'aucun sous entendu.
    Bien à vous.

    Dr ML Garnier

  • Ligature de trompe sans préservation ovocytaire

    Le 11 février 2023

    Très intéressant sur le plan sociétal, mais il n’y a aucun intérêt à faire une préservation ovocytaire avant une ligature de trompe, si Artoise souhaitait ultérieurement une grossesse, elle a toujours ses ovaires et peut soit faire une chirurgie de reperméabilisation, soit une fécondation in vitro.

    Dr C Chevalier

Voir toutes les réactions (16)

Réagir à cet article