J.-L.Bay,
Allô maltraitance, Nantes
Toute forme de maltraitance prend un sens dans un environnement donné. Aucune société aujourd’hui ne peut se passer d’une réflexion éthique sur ce qui fait ou pas violence. Ce que propose le courant systémique(1) est une autre façon de repenser plus globalement ce phénomène maltraitant. Que penser du vieil Inuit qui, parce qu’il est trop faible, traîne sur la banquise et meurt de froid ou est mangé par un ours blanc ? Qu’est-ce qui fait que cet événement dramatique n’est pas considéré comme intrinsèquement violent mais comme un évènement culturel nécessaire qui fait sens dans la survie du groupe ?
Métaphore de la danse
Boris Cyrulnik dit : « On ob - serve mal la rivière dans
laquelle on se baigne. » C’est particulièrement vrai pour la
violence dont c’est un des spécialistes. Qu’on parle de la famille
au domicile ou des acteurs d’une institution, ce sont autant de
personnes qui se côtoient au sein d’un système, d’un cercle
complexe de relations faites d’amour et de haines, de liens
puissants, de dettes, de dons et de contre-dons, autant d’entités
relationnelles qui participent à une danse inexorablecomme un
balancement dont le principe serait d’évoluer en harmonie, tout en
prenant garde de ne jamais perdre l’équilibre(2).
Cet équilibre reste cependant bien fragile et soumis aux caprices
d’un environnement imprévisible et contraignant. Le rythme de la
musique guide le pas des danseurs dans une mécanique apprise et
bien huilée. Pris individuellement, le pas de chaque danseur ne
prend sens que par rapport à celui de l’autre et le contexte dans
lequel s’observe ce comportement curieux : on ne peut pas
comprendre ce pas autrement que dans la relation qu’il met en
oeuvre par rapport à l’autre danseur. Le comportement de chaque
danseur peut être approché et compris dans le cadre précis du
contexte dans lequel il se produit, en référence à l’environnement
familial, social et culturel. Les observateurs extérieurs au
phénomène vont pouvoir décrire ce qui va se passer en fonction du
projet de leur observation.
Ainsi, le regard porté sur le contexte observé va passer par nombre
de filtres perceptifs et interprétatifs de celui qui observe (cf.
paradoxe autoréférentiel).
Changer de regard
Autant de regards dont la focalisation va conditionner la façon
de décrire la situation et déterminer souvent le projet et le mode
d’intervention qui va être mis en oeuvre par la suite lorsqu’il y a
une demande. C’est de cette prise de conscience qu’est né le
courant systémique aux États-Unis avec Gregory Bateson dans les
années 50. Ce même principe transforme le phénomène violent qui
peut apparaître comme ponctuel et réactionnel à un contexte donné,
en une vision qui participe d’un fonctionnement interindividuel. Ce
fonctionnement comporte des règles, des lois fondamentales, au sein
même de la structure relationnelle (S. Minuchin). Ces situations
complexes invitent à changer de regard. On ne peut plus se
contenter d’un regard linéaire qui ne peut approcher la complexité
de l’interaction. Le regard systémique va en revanche tenter de
réintégrer l’événement violent dans ses relations avec
l’environnement et de le comprendre comme l’émergence d’un ensemble
de facteurs en interactions complexes. Ces facteurs seront décrits
comme « facteurs de risque » dont la seule présence ne suffit pas à
déclencher le phénomène violent. Il va donc s’agir pour les
intervenants (de la famille ou de l’institution) d’en contrôler la
stabilité en mettant en place au besoin des indicateurs (que l’on
retrouve parfois dans certains établissements sous le joli nom de «
protocole de signalement des événements indésirables ».
Aux facteurs de risque identifiés devront stratégiquement
correspondre un certain nombre de facteurs de protection dont la
nature reste spécifique à chaque contexte. En EHPAD par exemple,
l’effort fait sur la signalétique et la sécurité des locaux peut
prévenir efficacement les pratiques de contention plus ou moins «
sauvages ». La maltraitance demande donc une approche globale dont
la première qualité est l’observation et l’écoute. Deux exemples de
travail systémique
Rôle de l’écoutant à ALMA
Il y a tout d’abord une façon d’écouter : qu’y a-t-il derrière
les mots d’une personne qui appelle ? Cette écoute va en
particulier permettre de définir sa demande. Qu’est-ce que la
personne demande à Allô Maltraitance ? Souvent, elle a tant de
souffrance à décharger qu’elle ouvre sa valise et déverse tout en
bloc sur la table. Quelle est sa demande ? Ce n’est certainement
pas que l’on range à sa place (que l’on règle ses problèmes).
L’erreur de l’écoutant serait de lui faire croire cela. L’écoutant
va donc travailler avec la responsabilité de la personne. Chaque
membre du système a 100 % de responsabilité relationnelle dans ce
quiarrive au niveau de la situation maltraitante, que ce soit en
institution ou en famille. Souvent, l’appelant dit : « Ce n’est pas
ma faute, je vous signale… » Il ponctue la situation par le rejet
de la faute sur l’autre (institution, membre de la famille,
…).
Une dichotomie quelque peu manichéenne se produit dans laquelle ne
doit pas rentrer l’écoutant pour pouvoir y voir clair et surtout
offrir à cet appelant une décentration, un décalage de son regard
(et la possibilité de ranger sa valise autrement).
Au demeurant, la demande implicite de l’appelant va souvent au-delà
d’une demande d’intervention directe. Elle appelle une écoute qui
lui permette d’y voir plus clair. Souvent, dans 40 % des cas,
l’appelant ne demande pas autre chose que d’être écouté. Il s’agit
alors d’éclaircir et de guider son positionnement. Qu’il s’agisse
de prévention ou d’accompagnement d’une demande ou d’un
signalement, l’éthique d’ALMA est de ne pas se substituer aux
réseaux d’intervention déjà existants. Notre mission est
d’interpeller notre réseau de partenaires et leur proposer une
intervention. Notre réseau comprend tous les acteurs
médicauxsociaux, politiques et institutionnels. Ils sont
représentés notamment au sein de nos CTP (comités techniques de
pilotage).
Soutien des soignants
En institution, la prévention de ces violences, parfois
extrêmement insidieuses,doit d’abord se fonder sur une réflexion
d’équipe, non seulement au niveau du médical mais aussi en équipe
élargie (la maltraitance concerne tout le monde). Pour autant,
cette réflexion ne peut pas se passer de la famille et de son avis
éclairé. Elle est la seule à bien connaître la personne, loin de la
raison professionnelle (qui est souvent en pratique très technique
et soumise aux exigences de rendement). Elle connaît sa vie, ses
antécédents et sa façon de réagir quand elle était en capacité de
prendredes décisions.
Quand les personnes âgées arrivent en institution, ce n’est pas un
patient qui est accueilli, ni même un résidant : c’est un bout d’un
système familial.
La question n’est donc pas d’accueillir une personne dans son
individualité mais d’accueillir une personne qui est encore, et
heureusement, en relation avec une famille, même si sa famille est
partie ou si la plupart de ses membres sont décédés. Cette famille
reste dans la tête des résidants et une personne très démente va
réactualiser en permanence, dans le délire ou les hallucinations,
sa mère décédée il y a peut être 40 ans. Donc ce lien existe et il
faut savoir travailler avec.
D’où l’intérêt de l’approche systémique qui va aider les soignants
d’une institution à travailler leur acceptation des aidants
naturels et des bénévoles (souvent rejetés parce que non «
techniciens »), en faisant apparaître leur rôle comme fondamental
dans la relation qu’ils vont avoir avec leurs patients…
(1) Bay J.-L. Penser la maltraitance comme le symptôme d’un
système. Gérontologie Pratique 2006 ; 175 : 1-4.
(2) Ce système à deux, comme tout système vivant, est davantage à
considérer comme « un système à l’écart de l’équilibre » (I.
Prigogine).
Lever le voile sur les violences |
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Dépendance, fragilité, vulnérabilité, ces trois mots concernent
beaucoup d’adultes, des millions d’adultes très âgés et devenus
parfois (ou souvent !) vulnérables dans leur famille ou dans les
institutions. R. HUGONOT, Président de la fédération Allô Maltraitance, Grenoble |