
Pendant les premières vagues de la Covid-19, avant le déploiement des vaccins, la plupart des pays ont mis en place une série d'interventions dites non pharmaceutiques (INP) pour contrôler la propagation de l’infection (confinement, restrictions de déplacements et de voyages, fermetures d’écoles et de commerces…). Ces mesures se sont en effet montrées largement efficaces pour maîtriser les épidémies [1].
Une autre approche, largement débattue, consiste à limiter la plupart des INP aux populations les plus vulnérables (populations âgées et /ou avec comorbidités), tout en permettant aux personnes à moindre risque de vivre avec peu ou pas de restrictions [2]. Cette protection ciblée pouvait permettre d'éviter les diverses conséquences sociétales des INP.
Plusieurs pays ont d’ailleurs adopté cette stratégie au cours des premières vagues de la pandémie. La Suède, par exemple, a choisi de n’imposer que peu de restrictions à la population générale (pas de confinement), tout en interdisant les visites dans les établissements de soins de longue durée [3] ; le Royaume-Uni avait opté pour une stratégie de restrictions sans confinement avant de revenir en arrière et de mettre en place un confinement national [4].
À l'automne 2020, de nombreux pays ont connu une résurgence des infections à la suite de la levée des INP. Plusieurs experts américains ont lancé le débat sur l’efficacité du confinement en proposant, dans une tribune publiée en octobre 2020 (déclaration de Great Barrington) [5, 6] une alternative au confinement généralisé dans la lutte contre la pandémie.
Ils proposaient la « protection focalisée, ou ciblée» touchant spécifiquement les personnes vulnérables, tout en en laissant circuler le virus dans le reste de la population. Ainsi, la majorité de la population qui avait un risque faible de décès ne subissait pas les conséquences du confinement.
Protéger uniquement les personnes à risque pourrait être une stratégie plus meurtrière que les confinements…
C’est la conclusion d’une étude britannique de l’Université de Bath publiée dans le journal Plos Global Public Health le 26 avril 2022 qui met à mal la « protection ciblée » [7].
Il s’agit d’une étude de modélisation portant sur une hypothétique ville d’Angleterre d’un million d’habitants dont 7 % étaient considérés population à risque face à la Covid-19. La période étudiée correspondait à la première vague épidémique. A noter que pour cette première vague avec confinement de toute la population, le chiffre officiel des décès enregistré en Angleterre a été d’environ 40 000 ; ce chiffre servira de référence, dans l’étude, pour la comparaison aux résultats de la modélisation.
Voici les résultats de la modélisation selon trois scénarios avec comme indicateur le taux de mortalité :
1) Absence de confinement (« no shielding ») avec en conséquence la libre circulation du virus : 4 150 décès dans la population théorique de 1 000 000 d’habitants ; ramené à la population de l’Angleterre (55,6 millions) le total estimé des décès est de 230 000 pour la première vague, soit 6 fois plus que le chiffre officiel de 40 000 décès.
2) Confinement « parfait » (« perfect shielding ») (bien qu'impossible dans la réalité notent les auteurs) de toute la population pendant toute la durée de la vague épidémique : le taux de décès aurait été beaucoup plus bas, avec 870 décès pour 1 000 000 habitants, avec un total de près de 50.000 décès estimé pour l’Angleterre, soit une diminution de 79 % par rapport au premier scénario.
3) Confinement partiel (« imperfect shielding ») des seules personnes à risque, avec un taux de mortalité de 2 217 pour 1 000 000 (près de 124 000 décès) soit une forte augmentation des décès (>150 %) par rapport au confinement parfait, mais aussi 3 fois plus de décès qu’avec le confinement réellement mis en place.
Dans un communiqué les auteurs concluent : « Notre étude montre à quel point cette idée de protéger uniquement les sujets vulnérables et de laisser le virus circuler dans le reste de la population aurait été erronée » [8 ].
Attention aux modélisations
La modélisation permet de décrire un phénomène de façon reproductible et simulable. Le modèle sert à prédire le comportement d'un système en fonction de données connues. Dans le cas de la Covid-19 la modélisation a été utilisée pour prédire l’évolution de l’épidémie, le nombre de cas et de décès.
En France nous avons eu, par exemple, les modélisations de l’Institut Pasteur (Unité de Modélisation Mathématique des Maladies Infectieuses dirigée par Simon Cauchemez) ou celles de l’entreprise Public Health Expertise à laquelle appartient le Docteur Martin Blachier ; on peut juger de l’exactitude des modèles selon les hypothèses en fonction des résultats réellement observés.
Dans l’étude de l’Université de Bath, Il s’agit d’une modélisation faite à partir de données enregistrées en Angleterre lors de la période de confinement de la population ; les auteurs répondent rétrospectivement à la question : que ce serait-il passé selon les trois scénarios. Dans ce cas, il ne sera jamais possible de vérifier si le modèle est juste.
Ma principale critique sur l’étude de l’Université de Bath est qu’elle ne tient pas compte de la mortalité indirecte liée à la Covid-19 et en particulier celle due au confinement de la population ; or il s’avère que cette mortalité indirecte est importante.
Prendre en compte la surmortalité liée à la Covid-19
La surmortalité est définie comme la différence entre le nombre total de décès estimé pour une population et une période données, et le nombre qui aurait été attendu en l’absence de pandémie de Covid-19, en l’occurrence.
Cette différence inclut les décès directement imputables à la Covid-19, mais aussi ceux qui lui sont indirectement associés, ces derniers résultant de l’impact de la pandémie sur les systèmes de santé et la société ; parmi les conséquences, sans vouloir être exhaustif, on peut citer une baisse des examens de dépistage pour de possibles cancers ou autres maladies, une augmentation et ou aggravation des cas de maladies cardiovasculaires, une diminution de la fréquentation des hôpitaux, une détérioration de la santé mentale avec le problème particulier des enfants déscolarisés, une baisse des taux de vaccination chez les enfants….[9].
Selon l’OMS, la mortalité indirecte serait deux fois plus importante que la mortalité directe
Dans un communiqué de presse du 5 mai 2022, l’OMS présente ses dernières estimations du nombre total de décès associés directement ou indirectement à la pandémie de Covid-19 (la « surmortalité ») [10].
Les méthodes d’évaluation ont été mises au point par le « Groupe consultatif technique pour l’évaluation de la mortalité due à la Covid-19 », en concertation avec les pays. Elles reposent sur un modèle statistique établi à partir d’informations provenant de pays qui disposent de données fiables ; il est utilisé pour générer des estimations pour les pays qui ont peu ou pas de données.
Entre le 1er janvier 2020 et le 31 décembre 2021 la surmortalité était estimée à environ 14,9 millions (fourchette de 13,3 millions à 16,6 millions). Pour la même période l’OMS estime que la mortalité directe de la COVID -19 était d‘environ 5 millions ; ainsi la mortalité indirecte serait d’environ 10 millions, soit deux fois plus élevée que la mortalité directe [10].
Il sera important de pouvoir évaluer cette mortalité indirecte
liée à la Covid-19 dans les années à venir ; ce sera un élément à
prendre en compte pour de futures modélisations et pour la gestion
des prochaines épidémies et pandémies et en particulier pour la
pertinence de la mise en place de confinements.
Pr Dominique Baudon