
La vaccination n’est pas une guerre
Si elle existe dans tous les pays, la défiance vaccinale s’inscrit en France dans un contexte marqué par la hantise suscitée par l’influence des réfractaires à la vaccination. Depuis le début du mois de janvier, ils sont ainsi dans tous les esprits. Ils furent même probablement au moment du lancement de la campagne à l’origine de certains choix du gouvernement, de son excès de prudence, par crainte de heurter les susceptibilités, voire par une forme de défaitisme anticipé. Le fil des mois a cependant contrarié cette impression : la majorité des Français a révélé un réel engouement pour la vaccination, bousculant les pouvoirs publics et révélant sous un jour cruel leurs erreurs d’appréciation. A tel point, que fin mai, la question n’était plus : « Les Français sont-ils anti vaccins », mais dans La Croix : « Les Français sont-ils devenus pro-vaccins ? » « Un véritable basculement ? D’un côté, des jeunes qui se ruent sur les créneaux de vaccination, de l’autre, des enquêtes semblant indiquer que le nombre d’anti-vaccin a reculé parmi la population. Le baromètre du Cevipof publié par Le Monde le 21 mai indiquait ainsi que les « vaccino-sceptiques » étaient moins nombreux, tandis que 65 % du panel affirmait vouloir se faire vacciner ou l’avoir déjà été, un chiffre en hausse de 16 points par rapport à la précédente mesure, trois mois auparavant. Une situation bien différente de celle de la fin 2020 (…). À cette période, un tiers des Français affirmaient, dans une enquête de Santé publique France, qu’ils n’avaient « sûrement pas » l’intention de se faire vacciner, et un quart « probablement pas ». Avant que la tendance s’inverse à partir de janvier, pour arriver à 56 % des sondés se disant favorable aux vaccins. « Rappelons-nous de la formule d’Alfred Sauvy selon laquelle les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire », réagit Anne-Marie Moulin, directrice de recherche émérite au CNRS et membre du comité d’orientation de la concertation citoyenne sur la vaccination. Déjà sceptique quant aux enquêtes qui avaient classé la France comme championne de la défiance vaccinale, elle récuse le concept de bascule de l’opinion : « Arrêtons de raisonner en termes militaires, avec des camps s’opposant autour d’un dogme pro ou anti-vaccins ! », écrivait Mathieu Laurent.Une norme sociale en gestation
Plutôt qu’une guerre gagnée ou un « basculement », l’histoire de cette évolution est plus certainement à mettre sur le compte des informations rassurantes quant aux effets secondaires très limités en fréquences des vaccins et à l’excellente efficacité confirmée en vie réelle. Par ailleurs, on ne peut que constater que la vaccination est devenue une « norme sociale » : la multiplication des statuts « vaccinés » sur les réseaux sociaux suffit à le suggérer. « Avez-vous pris rendez-vous pour votre vaccination contre la Covid-19 par téléphone ? Si vous l'avez fait, la première chose que vous avez entendue a été ce message automatisé : « Merci pour votre appel. Nous sommes ravis que tant de personnes aient répondu à leurs invitations pour se faire vacciner contre la Covid ». Vous avez peut-être vu une publicité du NHS britannique sur Instagram ou Twitter. Si c'est le cas, il y a de fortes chances que vous ayez vu l'invitation suivante : « Rejoignez les millions déjà vaccinés ». Quel est votre sentiment face à ces déclarations ? Parmi différentes émotions, s’imposent probablement les pensées suivantes : vous êtes sur le point de faire ce que beaucoup d'autres ont déjà fait. Vous allez faire partie de quelque chose de grand. Et vous vous sentez plus en confiance pour franchir cette étape, car vous avez la preuve que d'autres ont fait ce que vous vous apprêtez à faire. Tout semble juste normal. (…). C'est un signe que la vaccination contre la Covid est devenue un comportement accepté et attendu : ce qu'on appelle une norme sociale. Atteindre ce point pourrait être extrêmement bénéfique alors que le déploiement au Royaume-Uni se poursuit. Si se faire vacciner devient une norme sociale, cela pourrait aider à convaincre ceux qui hésitent à changer de position. Les chercheurs en sciences sociales s’intéressent depuis longtemps à la façon dont les nouvelles normes sociales émergent. Une grande partie de ce qui rend les normes si fascinantes, c'est qu'elles découlent de nos interactions et comportements sociaux de routine, mais elles façonnent également nos interactions et comportements sociaux de routine. Nous créons collectivement des normes, mais nous nous adaptons aussi pour nous y adapter. Les normes permettent et les normes contraignent. Ils sont d'une importance cruciale pour comprendre le changement social », analyse sur la version anglaise du site The Conversation, le professeur en communication politique à la Loughborough University, Andrew Chadwick.Anti système
La force d’attraction de cette norme sociale pourrait être intéressante pour séduire une partie des jeunes.Cependant, si l’on examine les profils politiques et sociologiques des opposants à la vaccination en France, on pourra plus certainement douter de sa puissance. Si à la différence de ce qui peut être observé dans d’autres pays comme en Grande-Bretagne, l’hostilité à la vaccination en France est récente, comme l’ont par exemple rappelé récemment Jocelyn Raude (enseignant-chercheur en psychologie sociale à l'EHESP) et Virginie Tournay (directrice de recherche à Sciences Po), elle se caractérise par une forte dimension politique. « Les catégories socioprofessionnelles qui sont les plus perméables aux thèses vaccinosceptiques sont plutôt les catégories intermédiaires : les travailleurs sociaux, les professions paramédicales, les enseignants du secondaire, du primaire, etc. C’est particulier. En effet, habituellement sur les autres sujets liés à la santé publique (concernant l’activité physique, les produits addictifs, l’alimentation, etc.), il existe un gradient social : plus le niveau d’éducation est important et plus le niveau de vie est confortable, plus la tendance à adhérer aux recommandations est élevée. Dans le cas de la vaccination, ce n’est pas le cas. La courbe est en « U inversé ». Quand on essaie de comprendre pourquoi, on s’aperçoit qu’il y a une influence culturelle très forte, et notamment politique. Cette tendance à la politisation de la question vaccinale a été observée depuis 10 ans aux États-Unis, et a été clairement exposée sous la présidence de Donald Trump. Schématiquement, les personnes qui se sentent proches des idéologies d’extrême droite ou d’extrême gauche libertaire ont davantage tendance à être hésitantes ou critiques vis-à-vis de la vaccination. Cette attitude est encore plus marquée chez les gens qui ne votent pas. À l’inverse, les gens proches des partis « de gouvernement » traditionnels ont tendance à adhérer. Autrement dit, la vaccination devient un marqueur idéologique : être contre, c’est être antisystème. Ce lien entre opinions politiques et vaccination est très nouveau en France, il n’existait pas voici 10 ans. Cela s’explique probablement par le fait que plus on est proche idéologiquement des extrêmes politiques, plus on est perméable aux théories conspirationnistes. Or la vaccination étant devenue un des piliers des théories conspirationnistes, il y a eu ces dernières années une exposition beaucoup plus forte aux thèses anti-vaccinales dans ces milieux » détaillait en janvier interviewé par The Conversation, Jocelyn Raude. L’importance de cette défiance vis-à-vis du système et de l’Etat était également observée cette semaine par Frédéric Munier et Rodolphe Desbordes, professeurs de géopolitique et d'économie à SKEMA Business School dans le Journal du Dimanche : « Aux facteurs contextuels s’ajoute une particularité française bien connue des sociologues : la défiance à l’égard de l’État qui est la plus élevée d’Europe occidentale. Comme le souligne Laurent-Henri Vignaud, historien spécialiste de la résistance aux vaccins, la défiance à l’égard du « Big Brother » politique, et celle à l’égard du « Big pharma » économique sont les arguments qui reviennent le plus souvent. En ce sens, la défiance vaccinale traduit un manque de confiance dans les institutions chargées de garantir la santé de chacun ».
Unité nationale fissurée
Le parti de l’abstention (électorale et vaccinale)
Elle trouve un écho particulièrement marquant dans les résultats de la dernière enquête du Cevipof qui montre une corrélation claire entre le fait d’avoir une attitude positive à l’égard du vaccin et l’intention d’aller voter ce dimanche. Ainsi, 53 % des personnes qui sont vaccinées contre la Covid ou en voie de l’être pensent aller aux urnes le 27 juin, contre 27 % seulement de ceux qui ne devraient probablement pas se faire vacciner.
A la veille d’un scrutin, qui pourrait être encore plus boudé que la campagne vaccinale, on mesure combien l’enjeu de cette dernière n’est peut-être pas uniquement de santé publique, mais également profondément politique.
On relira,
L’analyse de Mathieu Laurent
L’analyse du professeur Andrew Chadwick
L’interview de Jocelyn Raude
Frédéric Munier et Rodolphe Desbordes
Virginie Tournau
Aurélie Haroche