Perturbateurs endocriniens : un travail épidémiologique débutant et complexe

Paris, le mardi 3 juillet 2018 – Déterminer les conséquences potentielles de l’exposition aux perturbateurs endocriniens est devenu un sujet de préoccupation pour les autorités sanitaires comme pour le grand public. L’ampleur de l’inquiétude s’explique notamment par la diversité des substances potentiellement concernées et leur caractère ubiquitaire, par les spécificités toxicologiques des perturbateurs endocriniens (avec une possible remise en cause de la linéarité dose/effet) et par la complexité de l'établissement d’un lien direct de causalité entre certaines manifestations observées et l’exposition à des substances suspectées être des perturbateurs endocriniens. Ces enjeux sont bien résumés par les différentes études publiées dans le dernier numéro du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), entièrement consacré à la question des perturbateurs endocriniens.

Concernant par exemple la complexité de l’établissement des liens de causalité, Luc Multigner (INSERM) et ses collaborateurs, responsables d’une étude sur les impacts du chlordécone aux Antilles, observent : « La catégorisation d’une substance en tant que perturbateur endocrinien, quelle que soit la déclinaison sémantique de cette expression, est loin d’être suffisante pour attribuer à un mode d’action hormonal la responsabilité de la survenue d’un effet néfaste pour la santé, quand bien même l’exposition de la substance serait associée à un tel effet ».

Altération de la qualité du sperme

Face à ces subtilités toxicologiques et physiologiques qui nécessitent de nouvelles investigations, l’épidémiologiste peut néanmoins traquer certains indicateurs. Là encore, ces derniers présentent des limites. Concernant par exemple l’altération de la qualité du sperme, constatée dans un grand nombre de pays occidentaux, dont la France, l’exposition aux perturbateurs endocriniens n’est pas le seul facteur envisagé. « D’autres causes sont possibles ou peuvent être imbriquées (…) comme le tabagisme chez les femmes enceintes (…), des facteurs nutritionnels ou métaboliques, la pollution atmosphérique ou des modifications de mode de vie (sédentarité, stress, chaleur, sommeil) », expliquent les auteurs du BEH. En dépit de ces restrictions, la surveillance des quatre indicateurs du syndrome de dysgénésie testiculaire est un élément central de la stratégie centrée sur les perturbateurs endocriniens. Les résultats obtenus par l’équipe de Joëlle Le Moal  (Santé Publique France, ancienne rédactrice en chef du JIM) mettent en évidence une « altération globale de la santé reproductive masculine en France, cohérente avec la littérature internationale ». Ainsi, entre 1983 et 2005, on peut observer « une baisse significative et continue de 32,2 % de la concentration spermatique ». Parallèlement, on note une « diminution significative non quantifiable – car non ajustable sur de possibles modifications de pratiques – du pourcentage de spermatozoïdes de morphologie normale. Pour la mobilité totale, la tendance était stable jusqu’en 1995, puis il y avait une légère augmentation jusqu’en 1998, suivie d’une stabilité jusqu’en 2005 ». Concernant les autres indicateurs, les travaux de Joëlle le Moal signalent une augmentation de l’incidence des cryptorchidies chez les garçons de moins de 7 ans de 2,64 % et de celle des cancers du testicule de 1,52 %. Concernant ces derniers, les auteurs notent qu’il « existe un gradient décroissant nord-sud des taux d’incidence de cancer du testicule et la France se situe dans la moyenne des pays européens du nord ». A propos des cryptorchidies et hypospadias, Joëlle le Moal et son équipe citent différents travaux ayant suggéré significativement un lien entre exposition fœtale à différentes perturbateurs endocriniens et augmentation du risque.

Puberté précoce : l’effet du dépistage ?


Si les données portant sur la santé reproductive masculine apparaissent solides et confirment une dégradation, celles concernant la puberté précoce, un autre indicateur désigné par les experts internationaux pour "surveiller" l’impact possible des perturbateurs endocriniens pourraient être moins probantes. Les travaux d’Annabel Rigou et de son équipe ont retrouvé une « hétérogénéité spatiale structurée (écarts d’incidence de  1 à 12 chez les filles), géographiquement concordante, avec des surincidences marquées en Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes ». Si pour les auteurs, ces différences pourraient suggérer « qu’il existe des facteurs de risque environnementaux » ; le rôle joué par l’existence de consultations spécialisées locales, évoqué lors de la précédente présentation de ces résultats, n’est également pas à exclure.

Trop tôt pour évaluer les coûts ?

Si l’évaluation épidémiologique de l’impact des perturbateurs endocriniens se heurte encore à de nombreuses difficultés, la détermination de leur possible poids économique l’est plus encore. Christophe Rousselle de l’ANSES et son équipe s’y sont pourtant risqués. Leur étude a tenté de mesurer le coût de l’exposition au DEHP et au DiNP, en se concentrant sur les conséquences potentielles sur le système reproducteur endocrinien. « Les coûts annuels associés sont estimés, en France, à 1,6 million d’euros pour le DEHP et 1,8 million d’euros pour le DiNP, et en Europe à 14,3 millions d’euros et 16,1 millions d’euros, respectivement », concluent les auteurs. Ces derniers ne cachent cependant pas les limites de leurs travaux : l’impact du DEHP et du DiNP n’est pas une hypothèse parfaitement confirmée, tandis que subsiste également « une incertitude forte quant au lien entre qualité du sperme et risque d’infertilité au sein d’un couple ».

Chlordécone aux Antilles : un fléau possible

Enfin, pour finir de se convaincre de l’extrême complexité de ces questions, on pourra lire les résultats de l’étude de Luc Multigner (INSERM) et de son équipe sur le chlordécone. Les caractéristiques hormonales « bien définies » du chlordécone permettent de le classer sans doute parmi les perturbateurs endocriniens. Néanmoins, pour évaluer son impact sur la santé publique, même dans un contexte d’utilisation intensive, les problèmes demeurent. Certains résultats sont en tout cas rassurants. Dans le cadre d’une étude transversale réalisée en Guadeloupe entre 1999 et 2011 chez des hommes salariés « dont la moitié dans le secteur agricole de la banane », « aucune association n’a été observée entre les concentrations plasmatiques en chlordécone et les paramètres du sperme (…), ni avec le délai nécessaire à concevoir le dernier de leurs enfants nés vivants. Ces résultats ne sont pas surprenants compte tenu du niveau d’exposition constaté (inférieur à 0,1 mg/L de sang) bien en dessous du seuil (supérieur à 1mg/L de sang) à partir duquel des atteintes spermatiques ont été rapportées chez les ouvriers de l’usine de fabrication du chlordécone à Hopewell. Par ailleurs, quand bien même les participants eussent été fortement exposés dans le passé (…), la réversibilité des atteintes spermatiques après arrêt de l’exposition pourrait expliquer l’absence d’associations ». Mais d’autres données sont plus préoccupantes. « L’exposition maternalle au chlordécone a été retrouvée positivement associée, et de manière significative, à un risque accru de prématurité » signalent ainsi les auteurs. On retrouve par ailleurs, une association significative entre l’exposition fœtale au chlordécone et l’existence chez le nourrisson masculin de troubles du développement psychomoteur. Enfin, les travaux confirment l’existence d’un risque accru de cancer de la prostate lié à une exposition au chlordécone.

Un début fondamental

Somme de données importantes et parfois uniques au monde (la détermination des quatre indicateurs du syndrome de dysgénésie testiculaire n’a été réalisée dans aucun autre pays), ces travaux constituent un point de départ essentiel pour des investigations complémentaires qui ne peuvent être qu’épidémiologiques. Ils pourront également constituer des bases solides pour les pouvoirs publics, dans le cadre d’une utilisation raisonnée et consciente des nombreuses limites signalées par les auteurs.

Aurélie Haroche

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