Profondément humain

Paris, le samedi 14 janvier 2023 – Dans leur dernier documentaire, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor explorent le corps humain dans ses moindres détails mais aussi le corps médical.

« Ce film n’est pas à proprement parler un documentaire ». Tel est l’avertissement accolé par le CNC sur les affiches de « De Humani Corporis Fabrica » (du nom d’un ouvrage d’anatomie d’André Vésale), le nouveau film des anthropologues Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, sorti ce mercredi dans un nombre de salles malheureusement limité. Difficile pourtant de faire plus documentaire que cet ovni cinématographique de deux heures dans lequel, grâce à des caméras coelioscopiques, les deux réalisateurs nous invitent dans un voyage inédit à l’intérieur même du corps humain.

Enseignants à Harvard et inventeurs du concept d’ethnologie sensorielle, Paravel et Castaing-Taylor sont des habitués des documentaires bruts, où ils évoquent sans fioriture ni artifice des sujets peu ordinaires. Dans « Leviathan », sorti en 2012, ils avaient filmé à l’aide de douze caméras le quotidien d’un chalutier dans les eaux glacés d’Amérique du Nord ; en 2017 dans « Caniba », ils avaient accordé 1h30 d’interview à Issei Sagawa, le fameux cannibale japonais, une œuvre qui avait fait scandale dans le petit monde des documentaires expérimentaux.

L’étrange beauté d’une prostate ensanglantée

Cette fois, les deux chercheurs ont posé leurs caméras dans les couloirs des hôpitaux parisiens pendant plusieurs années. De leurs propres aveux, ils ont recueilli plus de 150 heures d’enregistrement et décrivent le montage qui a suivi comme un crève-cœur, lors duquel ils ont dû supprimer des scènes parfois bouleversantes.

La majeure partie de ce documentaire est consacré à des opérations chirurgicales filmées de très près, trop près diront certaines âmes sensibles. Jamais au cinéma le spectateur n’a pu pénétrer aussi loin dans le corps humain. En découlent des images que certains trouveront surement insoutenables, les réalisateurs avouant eux-mêmes que rares ont été les séances de projection où des spectateurs n’ont pas quitté la salle, horrifiés.

Mais passé l’étonnamment et le dégout face à ces images, c’est surtout la fascination qui s’empare du spectateur. L’impression de voyage est d’autant plus grande qu’aucune explication n’est donné sur les images que l’on en train de voir. Ce n’est donc qu’après quelques minutes que l’on comprend que les paysages presque martiens que l’on était en train de regarder étaient en fait l’intérieur d’un cerveau ou que cette étrange boule ensanglantée contre laquelle se débattaient des bistouris était en fait une prostate. Grâce aux caméras de Paraval et Castaing-Taylor, on découvre qu’il n’y a peut-être rien de plus beau à regarder qu’une césarienne ou que le voyage d’un courrier à travers un câble pneumatique.

Humain trop humain

Sans doute le documentaire aurait eu un aspect redondant (il n’évite pas complétement cet écueil) s’il s’était limité à ces scènes d’opération. Mais la force du film est justement d’instaurer un dialogue entre l’échelle du corps, l’échelle des hommes (les médecins) et l’échelle de la machine hospitalière. Un travail sur le son remarquable nous permet ainsi d’entendre les discussions entre les chirurgiens durant l’opération, dont la trivialité (difficile de ne pas rire quand les médecins évoquent le prix du mètre carré tout en opérant un cerveau) tranche avec le sérieux de l’acte pratiqué.

Ce sont finalement hors des salles d’opération que l’on assiste aux scènes les plus éprouvantes moralement, lorsque la caméra se perd dans les couloirs du service de psycho-gériatrie, où la conscience des patients semble avoir été quasi annihilée par la maladie ou lorsque l’on se rend dans la chambre mortuaire, où des aides-soignantes rhabillent un cadavre avec une indifférence déconcertante, conséquence d’une certaine habitude, en écoutant nonchalamment de la musique entrainante.

Ce voyage incessant entre l’infini petit et le gigantisme hospitalier, entre la mort et la légèreté, entre le corps et l’esprit, sera parfaitement résumé dans une scène finale grandiose où les réalisateurs nous montrent dans un long plan séquence les soignants s’accorder un moment de fête dans une des dernières salles de gardes que compte encore la région parisienne. Nous rappelant que si les chirurgiens ont parfois la fâcheuse tendance de se prendre pour Dieu, ils sont aussi des amas de chair et de sang, des humains, trop humains.

Grégoire Griffard

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