
Est-ce une fatalité ? Si les finances de notre pays l’exigent (et elles semblent l’exiger), d’autant plus que l’espérance de vie (pour tous) progresse et alors que le travail est aussi une source d’équilibre (social et psychique notamment, ce que rappelle en filigrane Elendir), ne serait-il pas possible d’améliorer les conditions pour que « travailler plus » ne soit plus considéré comme inacceptable, voire impossible, tant pour les salariés que pour ceux qui les soignent ?
Des progrès ont été réalisés. Claire Edey Gamassou (maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne, UPEC) et Tarik Chakor (maître de conférences en sciences de gestion, Aix-Marseille Université, AMU) rappelaient dans une récente tribune publiée sur le site the Conversation. « Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail, les expositions longues à certaines contraintes physiques ont diminué dans la majorité des secteurs ces 20 dernières années », avant d’ajouter néanmoins : « Cependant, d'autres expositions, notamment de courtes durées ont augmenté sur la même période », tandis que l’accroissement de la souffrance psychique liée au travail constitue également une préoccupation importante. Aussi, Jean-Yves Juban (Professeur de sciences de gestion, Université Grenoble Alpes, UGA) et le Dr Isabelle Salmon (médecin du travail collaborateur, chercheur associé au CERAG, Université Grenoble Alpes, UGA) insistent sur le site the Conversation : « Pour que ces deux ans de travail supplémentaires puissent se concrétiser dans les faits, la question de la santé au travail doit se poser au préalable. Il s’agit notamment de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention des maux du travail. Le projet du gouvernement comporte certes un volet pénibilité, mais les pistes présentées ne vont pour l’instant pas dans ce sens ». De fait, les dispositifs déjà existants pêchent. Le compte professionnel de prévention (C2P) né des ordonnances Macron en 2017 a été qualifié de « dispositif sans ambition et non contrôlé » par la Cour des Comptes en décembre 2022 rappellent Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor. « Tous risques confondus, seul un quart de salariés potentiellement exposés disposent d’un compte professionnel de prévention, cette proportion variant entre 11 % pour le bruit et 53 % pour le travail de nuit. Ce phénomène de non-recours, qui en rappelle d’autres, devrait amener à revoir profondément le dispositif, son périmètre, ses moyens et ses objectifs » ajoutent-ils.
Des questions en suspens et une médecine du travail exsangue
La loi du gouvernement ne fait pas totalement l’impasse sur ces enjeux, mais serait clairement insuffisante considèrent-ils eux aussi. « Quatre pistes sont aujourd’hui envisagées pour les métiers physiques ou répétitifs : la création d’un fonds d’investissement d’un milliard d’euros pour la prévention de l’usure professionnelle ; la mise en place d’un suivi médical renforcé auprès des salariés ayant un métier pénible ; la possibilité de financer un congé de reconversion ; l’élargissement du compte professionnel de prévention (C2P) à plus de salariés et avec plus de droits. (…) Comment appréhender les quatre mesures avancées sur ce sujet lors de cette présentation ? Tout d’abord, concernant la création d’un fonds d’investissement d’un milliard d’euros pour financer des actions de prévention, de sensibilisation, et de reconversion, mesure revendiquant explicitement la prévention comme objectif, plusieurs interrogations émergent. Sur quelles analyses repose ce montant d’un milliard d’euros sur cinq ans ? Quels objectifs concrets se donnera ce fonds d’investissement ? S’agit-il d’une extension du Fonds national de prévention de la Caisse des dépôts ou d’un fonds annexe ? Ces questions sont en suspens. (….) Enfin, le financement de congés de reconversion et la mise en place d’un suivi médical renforcé auprès des salariés ayant un métier pénible apparaissent comme des mesures de réparation plutôt que de réelle prévention », analysent les deux auteurs qui concluent : « Des mesures ambitieuses et incitatives pour protéger les salariés et éviter les atteintes à leur santé dès les prises des postes manquent donc encore dans le projet de réforme des retraites ».
Sans compter que l’application des dispositifs programmés par le gouvernement (telle une visite médicale obligatoire à 61 ans notamment pour les salariés concernés par le C2P) suppose une implication majeure des médecins du travail… médecins du travail qui sont déjà notoirement débordés et en nombre insuffisant, comme le rappelait récemment dans une tribune publiée dans nos colonnes le Dr Isabelle Méresse
Mauvais calcul
En tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu de la santé au travail, pourrait entraîner l’échec budgétaire de la réforme, comme le remarque Jean-Claude Delgènes, président fondateur du cabinet Technologia qui dans Marianne calcule : « Ces assouplissements du C2P, s’ils sont confirmés, s’inscriront dans le temps. (…) En clair, aujourd’hui, les personnes concernées bénéficiaires du C2P peuvent partir à 60 ans sans décote au lieu de 62 ans. Demain, si l’âge légal est porté à 64 ans, le départ s’établirait alors à 62 ans. Sur ce plan, il est délicat de soutenir que cette décision relève de la justice sociale. Un dispositif C2P modernisé devrait veiller à ce que ces cohortes d’êtres humains déjà fragilisés et touchés par diverses pathologies ne subissent pas le report de ces deux années. Au-delà des considérations humanistes et de prévention, il convient d’envisager d’autres considérations, financières. Le coût des personnes âgées dépendantes s’élève à 1,6 % du PIB soit, en 2020, environ 35 milliards d’euros, dont 70 % sont pris en charge par l’État et 30 % par les familles. Les dépenses liées à une perte d’autonomie sont en moyenne de 1 800 euros par mois avec maintien à domicile et de 2 300 euros avec une prise en charge dans un Ehpad. Parmi les seniors qui quittent leur emploi, environ 35 % le font pour une raison de santé. L’activité marginale, c’est-à-dire celle des dernières années de vie professionnelle, est la plus éprouvante. Si elle demeure trop pénible pour un organisme en partie déjà usé sur le plan physiologique, l’activité professionnelle peut générer une forte dépendance pour le reste de l’existence des personnes affaiblies. Sur ce plan, repousser l’âge légal de la retraite des personnes ayant eu un travail pénible peut s’avérer un mauvais calcul sur le plan financier pour la collectivité. Vivre quelques années après la retraite sera possible pour ces personnes en raison des progrès de la médecine, mais elles vivront en mauvaise santé. On assisterait alors à un transfert des charges financières pour la prise en charge de personnes à dépendance élevée », observe-t-il.
Ces différentes analyses suggèrent que si le recul de l’âge légal de départ à la retraite a cristallisé les colères et la contestation (parallèlement aux aspects démocratiques), le véritable enjeu de cette réforme est peut-être ailleurs et concerne la façon dont nous pourrions agir sur nos conditions de travail pour qu’elles puissent s’adapter à nos contraintes financières et à la réalité de notre espérance de vie prolongée (en grande partie grâce aux progrès de la médecine).
Une façon de soigner que le gouvernement ne semble pas
avoir parfaitement envisagée.
On pourra relire :
Michel Wieviorka : https://theconversation.com/apres-les-mobilisations-quel-sens-donner-au-travail-200295
Le Flohic : https://twitter.com/DrGomi/status/1638135896796020738
Elendir : https://twitter.com/BisCedric/status/1636701527296335877
Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor : https://theconversation.com/penibilite-usure-professionnelle-burn-out-quelles-avancees-dans-le-projet-de-reforme-des-retraites-197972
Jean-Yves Juban et le Dr Isabelle Salmon : https://theconversation.com/travailler-plus-longtemps-mais-dans-quel-etat-le-cas-des-eboueurs-198888
Dr Isabelle Méresse : https://www.jim.fr/medecin/jimplus/tribune/e-docs/retraite_anticipee_les_medecins_du_travail_au_centre_du_dispositif_a_leur_corps_defendant__196008/document_edito.phtml
*On rappellera ici que l’héroïque franchissement de la Bérézina prise dans les glaces par la Grande Armée en 1812, synonyme de débâcle dans le langage commun, a pu être considérée comme une victoire par les bonapartistes…
Aurélie Haroche