
Avec les moyens dont nous disposons et en suivant les stratégies actuelles, contrôler réellement l’épidémie de sida est un objectif illusoire.
Le développement d’un vaccin préventif et celui de microbicides
vaginaux se heurtant à des difficultés majeures, les efforts visant
à limiter la propagation de l’épidémie reposent principalement
aujourd’hui sur l’éducation sanitaire de la population générale et
des groupes à risque (promotion du préservatif) et subsidiairement
sur les multithérapies ou HAART (Highly Active Anti Retroviral
Treatment) pour les sujets infectés en dessous du seuil
de
CD4 + défini par les recommandations pour débuter un traitement
(350 /mm3 le plus souvent). Dans ce schéma, le dépistage et le
traitement ont un objectif essentiellement individuel.
Cette stratégie aux ambitions épidémiologiques limitées n’est d’ailleurs pas encore appliquée, pour des raisons économiques et organisationnelles, dans la majorité des pays pauvres qui sont le plus touchés par l’épidémie.
Les chiffres actuels sont éloquents. A l’échelle de la planète, l’OMS estime que 3 millions de personnes recevaient un traitement anti-rétroviral efficace fin 2007 (ce qui est déjà un net progrès), mais que 6,7 millions de sujets infectés justifiant un traitement selon les recommandations actuelles n’en bénéficiaient pas et surtout que 2,7 millions de personnes ont été contaminés par le VIH en 2007. Il n’est pas besoin d’être un fin épidémiologiste ou un mathématicien distingué pour comprendre que si nous continuons ainsi, chaque patient contaminant plus d’un sujet au cours de sa vie, le nombre de sujets infectés par le VIH continuera à croître dans le monde.
Face à ce désastre sanitaire, une autre stratégie est peut-être possible. C’est du moins ce qu’estiment des experts travaillant pour l’OMS à Genève qui signent, dans le Lancet (1), un article qui fera date.
Le traitement, arme de prévention
Reuben Granich et coll. sont partis de l’hypothèse selon laquelle le traitement des sujets infectés peut être en soi un moyen de prévention efficace. Ceci a d’ailleurs été vérifié sur le terrain par la réduction drastique des cas de contaminations de nouveau-nés dans les pays où le dépistage du sida est systématiquement proposé aux femmes enceintes et où les mères infectées reçoivent un traitement anti-rétroviral. Ces auteurs se sont fait les avocats d’une nouvelle stratégie de prévention reposant, outre sur les mesures d’éducation sanitaire habituelles, sur un dépistage généralisé et répété avec traitement immédiat de tous les sujets infectés, quel que soit leur taux de CD4 +.
Grâce à divers modèles mathématiques complexes, Granich et coll. ont alors établi des prévisions pour l’épidémie de sida dans un pays de haute prévalence comme l’Afrique du Sud (environ 20 % de sujets VIH +).
Un effondrement du nombre de nouveaux cas en 10 ans…
Selon ces modèles, schématiquement, en Afrique du Sud, le nombre de
décès attendus d’ici 2050 :
- aurait été de 11 millions si aucune stratégie de traitement
n’avait été adoptée (ce qui était le cas avant que le gouvernement
sud-africain ait admis le rôle du VIH dans le sida) ;
- serait de 8,66 millions si la stratégie actuelle (dépistage
individuel et traitement en dessous de 350 CD4 + chez les sujets
diagnostiqués) est suivie à une large échelle ;
- de 3,72 millions si la stratégie recommandée par les auteurs
(dépistage systématique tous les ans chez les adolescents et les
adultes et mise sous HAART dès la découverte de la séropositivité)
était adoptée et mise en oeuvre.
De plus, grâce à cette utilisation du traitement comme arme de prévention, si le programme pouvait être complètement mis en œuvre en 2016, l’incidence annuelle des nouveaux cas pourrait descendre au dessous de 1/1 000 (soit un seuil « d’éradication » réaliste) en 10 ans et la prévalence de l’infection pourrait tomber au dessous de 1 % en 50 ans. Ce changement épidémiologique pourrait naturellement conduire à espacer les dépistages…
… pour un coût supportable
Contrairement à ce que l’on pourrait redouter, le coût d’un tel programme ne semble pas hors de portée. Dans un premier temps les dépenses seraient bien sûr fortement augmentées avec un pic en 2015 à 3,4 milliards de dollars par an (soit trois fois plus qu’aujourd’hui). Mais grâce à la baisse du nombre de nouveaux cas, les dépenses annuelles seraient progressivement diminuées après 2015, le « retour sur investissement » étant atteint dès 2032.
Programme utopique ou solution réaliste ?
Il ne s’agit là que d’une modélisation mathématique et il est sûr que la mise en œuvre d’une telle stratégie, si elle était décidée (et financée), se heurterait sur le terrain à de multiples obstacles :
- résistance de certains groupes à risque au dépistage annuel
;
- mauvaise observance au traitement de sujets totalement
asymptomatiques avec pour conséquence l’apparition de résistances
;
- effets secondaires médicamenteux parfois graves chez des sujets
en bonne santé apparente ;
- risque d’atteinte aux droits fondamentaux si, de systématiquement
proposé, le dépistage devient obligatoire dans certains pays
;
- possibilité d’inflation des comportements à risque…
Malgré ces difficultés, une telle approche révolutionnaire, qui pour la première fois mettrait l’accent dans la décision de traiter sur l’intérêt collectif plus que sur les avantages individuels, mérite d’être examiné par les décideurs internationaux et les bailleurs de fonds. Cette réflexion est d’ores et déjà en cours à l’OMS (2). L’enjeu en vaut la peine.
Dr Anastasia Roublev