Sous pseudo

Paris, le samedi 25 février 2017 – Il faut se méfier des icônes ou ne les regarder que pour ce qu’elles sont : des emblèmes que l’on agite, des belles images, mais pas nécessairement des porteuses de sens. Les icônes n’ont parfois pas de nom. Elle ne s’appelait pas Jane Roe. C’était un pseudonyme que ses avocates avaient utilisé pour éviter qu’elle ne soit la cible de toutes les passions. Ce qui ne l’empêcha pas de l’être. Surtout, quand ce nom d’emprunt devint le symbole de la lutte en faveur de l'autorisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) aux Etats-Unis.

La maison de correction comme meilleur refuge

Elle s’appelait en fait Norma Nelson. C’était une petite fille malheureuse dont toute la vie a été marquée par la violence, la manipulation et la confusion. Elle voit le jour en Louisiane, qu’elle quitte bientôt pour gagner le Texas à Houston. Son père les abandonne, elle, son frère et sa mère quand elle est âgée de 13 ans. L’adolescence se passe sous la coupe de sa mère, une femme violente et alcoolique. Norma est une jeune fille turbulente et délinquante : à l’âge de dix ans, elle dérobe la caisse dans une station service et tente de s’enfuir à Oklahoma City. Ce qu’elle fuit en premier c’est sa mère. Envoyée dans une maison de redressement, elle y passera, selon ses propres confessions la plus belle période de son enfance et n’hésitera pas à commettre de nouveaux larcins pour y être renvoyée. Cependant, à l’âge de 15 ans, elle doit définitivement retrouver le foyer familial. Sa mère vit avec un cousin, un homme qui abuse d’elle à plusieurs reprises.

Trois grossesses avant l’âge de 21 ans

Pour fuir cette ambiance mortifère, Norma épouse, à peine âgée de 16 ans, Woody Mc Corvey, de sept ans son aîné. La même violence se reproduit. La jeune fille est enceinte quand elle se réfugie chez sa mère. Quelques mois plus tard, elle donne naissance à une petite fille, prénommée Melissa. Norma a raconté dans plusieurs interviews et dans des ouvrages autobiographiques comment sa mère l’avait manipulée pour obtenir la garde exclusive de sa petite fille. Il faut dire que Norma est très instable, plongeant elle aussi dans l’alcoolisme. Un an après la naissance de Melissa, Norma est de nouveau enceinte. L’enfant sera immédiatement confié aux services sociaux pour être adopté. A 21 ans, même scénario, Norma est de nouveau enceinte.

Une victoire inattendue

En 1969, au Texas, les groupes féministes tentent difficilement d’imposer leurs voix pour demander un élargissement de la loi sur l’IVG, alors uniquement autorisée au sein de l’état dans le cas où la vie de la mère est en danger. Pourtant, des cas comme celui de Norma, des filles paumées et souvent abusées sont nombreux. Deux avocates engagées,  Linda Coffee et Sarah Weddington prennent la jeune femme sous leur aile et vont porter son affaire jusque devant la Cour Suprême. La procédure est longue et semée d’embuches. Plusieurs années avant son issue, Norma donne naissance à une petite fille, elle aussi placée à l’adoption. Mais en 1973, une victoire inattendue couronne ce parcours : dans l’affaire Roe contre Wade, la Cour suprême juge que le droit des femmes à l’avortement doit être considéré comme constitutionnel.

Reconnaissance et quiétude, au-delà des troubles

Dès lors, Norma, connue sous le nom de Jane Roe devient une icône pour les groupes défendant le droit à l’avortement. La fin des années soixante-dix est néanmoins marquée par une violente polémique : on apprend que Norma a dans les premiers temps de sa grossesse raconté avoir été violée, avant de se raviser. Si cet élément n’a pas été porté au dossier (et n’a donc pas pesé dans la décision), il sert d’arguments aux activistes pro-life pour dénoncer le mensonge "Jane Roe". Ces années sont cependant celles d’une quiétude inespérée pour Norma. Pendant une longue période, elle vit avec une femme, ayant découvert son homosexualité. Elle est également employée dans une clinique pratiquant des avortements.

Révélation

Tout bascule dans les années 90. Norma a mis en scène cet instant dans un ouvrage publié en 1998, intitulé Won by Love. Elle raconte avoir contemplé le poster d’un fœtus présent dans la clinique où elle travaillait. Et soudainement, la réalité lui est apparue très différemment. « Norma, me suis-je dit : ils ont raison. J’ai travaillé pendant des années auprès de femmes enceintes. J’ai moi-même été enceinte trois fois et ai accouché. J’aurais dû savoir. A cet instant, quelque chose dans ce poster m’a coupé la respiration. J’ai continué à regarder ce petit embryon de dix semaines et je me suis dit : c’est un bébé. C’est comme si mes yeux s’étaient décillés et que je comprenais soudainement la réalité – c’est un bébé ». Dès lors, Norma abandonne son poste, épouse la foi catholique et "renie" son homosexualité. Elle emploie les dernières années de sa vie à militer auprès d’activistes pro-life, comme au sein du groupe Operation Rescue. Elle mènera une violente campagne contre la candidature de Barack Obama l’accusant de « tuer des bébés ». Pour expliquer comment celle que l’on considérait comme l’icône de la lutte pour la libéralisation de l'IVG avait pu devenir cette défenseuse des groupes "pro vie", Norma affirmait avoir été le « pion » de ses avocates, sans que l’on n’ait jamais pu réellement prouver cette manipulation.

Alors que des menaces pèsent aujourd’hui sur la jurisprudence Roe contre Wade et que des milliers de femmes s’inquiètent aux Etats-Unis d’un possible retour en arrière, Norma Mc Corvey, ses contradictions et sa vie troublée, ont disparu le 18 février 2017.

Jamais elle n’aura rencontré la petite fille née quelques années avant l’une des décisions les plus commentée de la Cour suprême des Etats-Unis.

Aurélie Haroche

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