
Scientifiques, médecins, sociologues sont nombreux actuellement à s’interroger sur les failles de la communication scientifique. L’observation de nombreuses situations ne peut que les conduire à redouter qu’une expertise, fondée non plus seulement sur des preuves scientifiques mais également sur l’expérience humaine, l’extrapolation trop rapide de certains résultats, la peur et la défiance vis-à-vis des experts, l’emporte sur la mise en perspective raisonnable des bénéfices et des risques et des discours basés sur les preuves réelles. Comprendre ce basculement afin de l’éviter est l’objet d’un nombre croissant de conférences et de groupes de réflexions. Si une telle convergence apparaît, c’est sans doute parce qu’est de plus en plus fréquemment constatée, et dans des domaines divers, une forte perméabilité des pouvoirs publics à ces expertises parallèles.
Un état des lieux dépassionné
Le JIM tente de participer à ce mouvement à travers notamment la création il y a un an d’un groupe de travail s’intéressant à la présence à l’état de traces de substances potentiellement préoccupantes dans les produits du quotidien. Les premiers travaux de ce comité ont consisté à dresser un état des lieux. Ce dernier concerne notamment les données de la science et l’évaluation institutionnelle des risques. Des fiches sont ainsi en cours d’élaboration concernant dix substances ou familles de substances qui suscitent aujourd’hui l’intérêt des chercheurs et parfois l’inquiétude du public. Des mises au point concernant les sources diverses de contamination des produits et les différentes étapes de l’évaluation des risques ont également été élaborées (et seront disponibles dès la rentrée sur le JIM). Ces différents travaux permettent une appréciation dépassionnée de la situation. Parallèlement, deux enquêtes, dont les résultats ont déjà été longuement commentés dans ces colonnes ont permis de mesurer le haut niveau d’inquiétude du grand public mais également des professionnels de santé sur ce sujet.Un constat paradoxal
Ces premières étapes ont permis de confirmer l’existence d’un fossé entre d’une part une diminution de certains risques (la contamination par les pesticides et par certains polluants est en forte baisse), une maîtrise de l’évaluation des risques par les instances officielles, une part importante d’études notamment épidémiologiques peu convaincantes quant à l’existence d’un enjeu de santé publique, et d’autre part une peur très marquée et qui concerne jusqu’aux médecins. Dès lors, il semble essentiel d’interroger les raisons de cet écart en nous intéressant aux freins à la transmission d’une information scientifique raisonnée et adaptée.Sans laisser de traces…
La politologue Virginie Tournay a sur ce sujet proposé un
exposé éclairant et ouvrant la réflexion sur les problèmes posés
par la communication scientifique sur les substances préoccupantes
à l’état de traces. Cette chercheuse au Centre de recherches
politiques de science Po (CEVIPOF), dont les réflexions seront
prochainement l’objet d’une publication sur le JIM, a d’abord
rappelé combien communiquer « sur ce qui ne se voit pas »
représente un défi particulier. A cette difficulté, s’ajoute pour
la notion de traces, le fait qu’elle « ne renvoie pas à une
division objectivée de la matière, mais plutôt à un indice, à
quelque chose de suspect qui renseigne sur autre chose
».
Une étude d’abord sémantique de cette notion permet donc déjà
d’approcher les obstacles éventuels : la trace suggère
l’intentionnalité, ce qui a échappé à une tentative de
dissimulation. Dès lors, Virginie Tournay a insisté sur le fait que
« la conséquence (…) est que communiquer, vouloir transmettre
efficacement une information scientifique est nécessairement une
entreprise de communication politique », dans le « bon sens
du terme » a-t-elle pris soin d’ajouter.
Des mécanismes grippés
Dans ce cadre, il est nécessaire de comprendre les différents « obstacles à la construction de la confiance par l’information scientifique ». La politologue a développé ce point en rappelant que « des travaux en sociologie cognitive ont monté que la construction de la confiance de l’opinion publique passe par un ensemble de preuves sociales ». Ces différents « niveaux de certification » qui sont d’ordre biologique ou social peuvent tous être perturbés. Il existe de fait différents types « d’obstacles » à la communication, dont l’intensité est variable : ils vont de la vigilance normale, à la crise en passant par l’alerte, la controverse, le procès et la polémique. La compréhension des mécanismes, la détermination des niveaux de certification malmenés et l’élaboration d’une « normalisation » peuvent permettre de trouver une issue, face à des situations parfois bloquées. Néanmoins, dans un contexte d’hypermédiatisation et de « dérégulation du marché de l’information » liée à Internet, la tâche est de plus en plus ardue, a estimé la sociologue.Traces : des sujets trop grands pour notre cerveau ?
Elle l’est d’autant plus que parallèlement à ces mécanismes, à l’échelle individuelle, notre perception des risques est soumise à de nombreuses influences, comme l’a mis en évidence une interview réalisée avec le professeur de psychologie Rémi-Dongo Kouabenan (université de Grenoble). Différents facteurs interviennent ainsi dans l’évaluation subjective du risque. Outre ceux liés à la nature du risque et aux caractéristiques et croyances des individus, le traitement médiatique a une influence certaine, étant donné que l’évaluation du risque se construit à partir des informations les plus facilement disponibles (c'est-à-dire celles fournies par les médias). Cela s’observe particulièrement quand les risques en question sont abstraits ou peuvent potentiellement provoquer des dommages à long terme (soit des caractéristiques proches de celles en jeu concernant les substances préoccupantes à l’état de traces). Les psychologues et sociologues ont ainsi pu constater que la couverture médiatique produit un phénomène « d’amplification sociale du risque ». Par ailleurs, notre capacité cognitive de traitement de l’information est limitée. Aussi, notre esprit a tendance à sélectionner les informations, le plus souvent en vue de conforter une vision préétablie : les spécialistes parlent ici de biais de sélectivité et de biais de confirmation. De la même manière, pour éviter la mise en œuvre d’une démarche analytique complexe, notre esprit a recours à des « heuristiques ».Livre blanc
Permettant de mieux comprendre les mécanismes en œuvre, ces
analyses, ainsi qu’un décryptage de la façon dont l’information est
aujourd’hui construite et transmise, doivent nous aider à mettre en
place des solutions pour une communication plus raisonnée et
maîtrisée. L’enjeu est de taille. D’abord, différentes erreurs sont
à éviter.
Ainsi, la confrontation des individus avec les biais qui
peuvent déformer leur perception ne paraît pas nécessairement une
voie optimale : elle peut en effet s’avérer dangereuse si les
individus tolèrent mal d’être ainsi "jugés". A l’ère du fact
checking et des nouveaux outils de communication, la tentation
d’utiliser des dispositifs comme les applications renseignant sur
la composition peut également être grande. Cependant, ces
dernières, dépendantes entre autres des sources qu’elles utilisent,
ne sont pas toutes dénuées de biais d’interprétation. Enfin, si
l’une des clés réside dans une sensibilisation des communicants et
des journalistes à la nécessité d’une information réfléchie,
consciente des limites de certains travaux et des discours
militants, il existe ici aussi de nombreux obstacles. Le modèle
économique dans lequel s’inscrivent les médias, modèle hyper
concurrencé par la force des réseaux sociaux, peut en effet rendre
complexes un examen approfondi et une relativisation de certaines
peurs ; tandis que les experts qualifiés peuvent parfois être
difficiles à identifier. Ainsi, de multiples obstacles convergent,
obstacles qu’un livre blanc, fruit du travail de ce groupe, tentera
de discuter et de contourner, en s’intéressant notamment à la façon
dont certains youtubeurs qui œuvrent aujourd’hui pour une nouvelle
forme de diffusion de l’information sur les sujets médicaux et
scientifiques pourraient être sollicités.
Aurélie Haroche