
Tri en pédiatrie : une réalité niée par les pouvoirs publics
Occupés à prendre en charge leurs jeunes patients dans des
conditions souvent très dégradées (transferts à plusieurs centaines
de kilomètres de leur domicile, oxygénation réalisée dans les box
des urgences, choix de l’oxygénothérapie à domicile pour des
malades qui auraient été hospitalisés en des temps différents…),
les pédiatres et les infirmiers ont vu s’accroître leur colère en
percevant les échos des controverses médiatiques et ministérielles.
Jeudi, jour de grève nationale dans les transports (ce qui ne peut
qu’augmenter les difficultés des équipes) sur les ondes de RTL,
Julie Starck, pédiatre réanimatrice à l’hôpital Trousseau à Paris
se désespère.
« Actuellement, on soigne mal nos enfants. On ne peut pas
tous les hospitaliser. On est obligés de trier nos enfants. On est
contraint de prendre un surnombre dans le couloir »
décrit-elle. Le médecin ne se faisait alors que le relais d’un
constat répété non pas seulement depuis quelques semaines, mais
depuis plusieurs années.
Le Collectif pédiatrie égrenait ainsi hier soir dans un
nouveau communiqué une longue liste des alertes lancés par les
pédiatres de France, qui débute le 13 novembre 2019 avec une
tribune signée par de nombreux médecins dans le Parisien qui
écrivaient : « Cette situation de crise est vécue désormais
quotidiennement par les équipes comme une médecine de guerre :
choisir quel enfant hospitaliser en priorité, différer des
chirurgies indispensables à ces enfants (fractures, appendicite,
traumatisme crânien voire parfois greffe d’organes ou chirurgie
cardiaque), transférer des enfants instables dans des réanimations
à plus de 200 Km de leur
domicile, garder des enfants dans des services non
spécialisés et sous pression, faute de place dans un service
adapté, avec une réelle perte de chance voire un risque vital pour
le patient ».
Depuis comme une litanie, les descriptions de ce type se sont
multipliées, sans parler de celles établies par les pédopsychiatres
ou encore des témoignages quasi quotidiens sur les réseaux sociaux
et dans la presse de médecins désespérés. Pourtant, les Drs Olivier
Véran, porte-parole du gouvernement et François Braun ministre de
la santé s’insurgent contre ce terme de « tri ».
Ce dernier dans le Parisien répondait samedi au docteur Julie
Starck : « Je suis choqué par cette formule, c’est inadmissible.
Je ne nie aucunement les difficultés que génère cet épisode
exceptionnel par son ampleur de bronchiolite, mais je ne peux pas
accepter de tels propos qui déforment la réalité. Je ne m’interdis
d’ailleurs pas une enquête. Et si jamais de telles pratiques
déviantes étaient avérées, des conclusions en seraient tirées »
a-t-il menacé, poursuivant : « Je ne laisserai pas dire qu’on
décide de qui on laisse vivre ou mourir à l’Hôpital et nos
soignants sont admirables dans leur engagement ».
Cette réaction du ministre de la Santé n’a pu qu’ulcérer les
pédiatres qui y voient une nouvelle façon de détourner l’attention
du véritable abyme dans lequel se trouve la pédiatrie française,
une nouvelle façon de se dédouaner de toute responsabilité si un
drame, lié aux conditions actuelles de la pédiatrie française,
survenait.
Quand les pays pauvres nous envient notre dette immunitaire
Une autre façon de mettre à distance la gravité de la crise
est d’invoquer le caractère exceptionnel de l’épidémie, en
utilisant la notion de « dette immunitaire ». Tel a ainsi été
l’exposé ce week-end d’Olivier Véran : « On portait le masque
pendant deux ans, on avait une protection, il y a eu une épidémie
très faible et moins d’immunisation des petits ».
L’explication est très loin de satisfaire les pédiatres et les
spécialistes. D’abord, nous l’avons déjà évoqué, comme en ont
témoigné les alertes précédentes, il n’est pas besoin que la crise
soit d’une gravité inédite pour déstabiliser les hôpitaux. Par
ailleurs, si l’épidémie de 2020 a effectivement été très faible,
celle de 2021 a été aussi importante que les années précédant la
pandémie et avait même frappé par sa précocité.
Aussi, peut-on difficilement considérer que les enfants
aujourd’hui âgés de plus d’un an n’ont été que peu nombreux avoir
été exposés au VRS l’année dernière. D’une manière générale,
beaucoup de scientifiques invitent à garder les plus grandes
distances avec cette notion de « dette immunitaire ».
« Le concept de dette immunitaire est l’illustration de
notre grande ignorance en matière d’immunologie. Au lieu de dire «
Je ne sais pas pourquoi ce niveau de bronchiolites » certains
scientifique, surtout des médecins, notamment des pédiatres, s’y
engouffrent sans retenue. Nous avons considérablement assaini – sur
le plan microbiologique – nos modes de vie depuis un siècle. Au
lieu de payer notre « dette immunitaire » digestive, cutanée,
génitale, respiratoire, nous avons vu fondre les maladies
infectieuses et plus que doubler l’espérance de vie. Là où l’on
paie encore comptant la charge infectieuse, en Afrique
subsaharienne, dans certains pays d’Amérique Latine et d’Asie, la
mortalité infantile y demeure un fléau et une profonde injustice.
La « dette immunitaire » accumulée par les petits enfants riches y
fait envie. C’est par paresse intellectuelle que l’on saute sur la
première hypothèse » critique ainsi le Pr Antoine Flahaut sur
Twitter. L’épidémiologiste Mahmoud Zureik lui fait écho : « Le
concept de la dette immunitaire (…) ne repose sur aucun argument
scientifique à ce stade. Ce concept adopté trop rapidement par
certains scientifiques (minoritaires) et des politiques pourraient
avoir des conséquences dangereuses en termes de santé publique et
sur la vie des gens » prévient-il.
Par ailleurs, d’un point de vue de la communication beaucoup
redoutent que cette mise en avant de la notion de « dette
immunitaire » soit une autre façon de minimiser l’ampleur des
problèmes de la pédiatrie hospitalière. Le malaise ne fait donc que
se renforcer dans un grand nombre de service et au-delà même de la
pédiatrie.
Aurélie Haroche