Tri des enfants, dette immunitaire : quand la communication des ministres ulcère spécialistes et pédiatres

Paris, le lundi 14 novembre 2022 – Le long week-end qui vient de s’achever a encore été très éprouvant dans les services de pédiatrie de la France entière, confrontés à une intense épidémie de bronchiolite (le niveau d’hospitalisation n’a jamais été aussi haut depuis 10 ans) à laquelle il leur est très difficile de faire face compte tenu de moyens toujours plus faibles et de pénuries de personnels toujours plus criantes.

Tri en pédiatrie : une réalité niée par les pouvoirs publics


Occupés à prendre en charge leurs jeunes patients dans des conditions souvent très dégradées (transferts à plusieurs centaines de kilomètres de leur domicile, oxygénation réalisée dans les box des urgences, choix de l’oxygénothérapie à domicile pour des malades qui auraient été hospitalisés en des temps différents…), les pédiatres et les infirmiers ont vu s’accroître leur colère en percevant les échos des controverses médiatiques et ministérielles. Jeudi, jour de grève nationale dans les transports (ce qui ne peut qu’augmenter les difficultés des équipes) sur les ondes de RTL, Julie Starck, pédiatre réanimatrice à l’hôpital Trousseau à Paris se désespère.

« Actuellement, on soigne mal nos enfants. On ne peut pas tous les hospitaliser. On est obligés de trier nos enfants. On est contraint de prendre un surnombre dans le couloir » décrit-elle. Le médecin ne se faisait alors que le relais d’un constat répété non pas seulement depuis quelques semaines, mais depuis plusieurs années.

Le Collectif pédiatrie égrenait ainsi hier soir dans un nouveau communiqué une longue liste des alertes lancés par les pédiatres de France, qui débute le 13 novembre 2019 avec une tribune signée par de nombreux médecins dans le Parisien qui écrivaient : « Cette situation de crise est vécue désormais quotidiennement par les équipes comme une médecine de guerre : choisir quel enfant hospitaliser en priorité, différer des chirurgies indispensables à ces enfants (fractures, appendicite, traumatisme crânien voire parfois greffe d’organes ou chirurgie cardiaque), transférer des enfants instables dans des réanimations à plus de 200 Km de leur
domicile, garder des enfants dans des services non spécialisés et sous pression, faute de place dans un service adapté, avec une réelle perte de chance voire un risque vital pour le patient ».

Depuis comme une litanie, les descriptions de ce type se sont multipliées, sans parler de celles établies par les pédopsychiatres ou encore des témoignages quasi quotidiens sur les réseaux sociaux et dans la presse de médecins désespérés. Pourtant, les Drs Olivier Véran, porte-parole du gouvernement et François Braun ministre de la santé s’insurgent contre ce terme de « tri ».

Ce dernier dans le Parisien répondait samedi au docteur Julie Starck : « Je suis choqué par cette formule, c’est inadmissible. Je ne nie aucunement les difficultés que génère cet épisode exceptionnel par son ampleur de bronchiolite, mais je ne peux pas accepter de tels propos qui déforment la réalité. Je ne m’interdis d’ailleurs pas une enquête. Et si jamais de telles pratiques déviantes étaient avérées, des conclusions en seraient tirées » a-t-il menacé, poursuivant : « Je ne laisserai pas dire qu’on décide de qui on laisse vivre ou mourir à l’Hôpital et nos soignants sont admirables dans leur engagement ».

Cette réaction du ministre de la Santé n’a pu qu’ulcérer les pédiatres qui y voient une nouvelle façon de détourner l’attention du véritable abyme dans lequel se trouve la pédiatrie française, une nouvelle façon de se dédouaner de toute responsabilité si un drame, lié aux conditions actuelles de la pédiatrie française, survenait.

Quand les pays pauvres nous envient notre dette immunitaire


Une autre façon de mettre à distance la gravité de la crise est d’invoquer le caractère exceptionnel de l’épidémie, en utilisant la notion de « dette immunitaire ». Tel a ainsi été l’exposé ce week-end d’Olivier Véran : « On portait le masque pendant deux ans, on avait une protection, il y a eu une épidémie très faible et moins d’immunisation des petits ».

L’explication est très loin de satisfaire les pédiatres et les spécialistes. D’abord, nous l’avons déjà évoqué, comme en ont témoigné les alertes précédentes, il n’est pas besoin que la crise soit d’une gravité inédite pour déstabiliser les hôpitaux. Par ailleurs, si l’épidémie de 2020 a effectivement été très faible, celle de 2021 a été aussi importante que les années précédant la pandémie et avait même frappé par sa précocité.

Aussi, peut-on difficilement considérer que les enfants aujourd’hui âgés de plus d’un an n’ont été que peu nombreux avoir été exposés au VRS l’année dernière. D’une manière générale, beaucoup de scientifiques invitent à garder les plus grandes distances avec cette notion de « dette immunitaire ».

« Le concept de dette immunitaire est l’illustration de notre grande ignorance en matière d’immunologie. Au lieu de dire « Je ne sais pas pourquoi ce niveau de bronchiolites » certains scientifique, surtout des médecins, notamment des pédiatres, s’y engouffrent sans retenue. Nous avons considérablement assaini – sur le plan microbiologique – nos modes de vie depuis un siècle. Au lieu de payer notre « dette immunitaire » digestive, cutanée, génitale, respiratoire, nous avons vu fondre les maladies infectieuses et plus que doubler l’espérance de vie. Là où l’on paie encore comptant la charge infectieuse, en Afrique subsaharienne, dans certains pays d’Amérique Latine et d’Asie, la mortalité infantile y demeure un fléau et une profonde injustice. La « dette immunitaire » accumulée par les petits enfants riches y fait envie. C’est par paresse intellectuelle que l’on saute sur la première hypothèse » critique ainsi le Pr Antoine Flahaut sur Twitter. L’épidémiologiste Mahmoud Zureik lui fait écho : « Le concept de la dette immunitaire (…) ne repose sur aucun argument scientifique à ce stade. Ce concept adopté trop rapidement par certains scientifiques (minoritaires) et des politiques pourraient avoir des conséquences dangereuses en termes de santé publique et sur la vie des gens » prévient-il.

Par ailleurs, d’un point de vue de la communication beaucoup redoutent que cette mise en avant de la notion de « dette immunitaire » soit une autre façon de minimiser l’ampleur des problèmes de la pédiatrie hospitalière. Le malaise ne fait donc que se renforcer dans un grand nombre de service et au-delà même de la pédiatrie.

Aurélie Haroche

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