Paris – Sidération. C’est probablement le premier sentiment qui nous étreint face au récit glaçant déroulé depuis plusieurs jours dans le cadre du procès dit de l’affaire Mazan. Un homme, Dominique Pélicot, a, pendant dix ans, administré à son insu à sa femme des anxiolytiques la laissant totalement inconsciente et a invité (via un site internet particulièrement orienté) des dizaines d’hommes à venir abuser d’elle.
La victime a découvert l’enfer que lui faisait subir son mari après que ce dernier a été interpellé pour avoir filmé sous les jupes de plusieurs femmes dans un supermarché, sans évidemment leur consentement. La saisie de son ordinateur a permis aux policiers de visionner plusieurs centaines de vidéos et de photographies, ne laissant aucun doute sur l’ignominie.
Mal ordinaire ou marginalité ?
De nombreuses questions juridiques et philosophiques sous-tendent ce procès. Ainsi, quelques avocats de la défense tentent-ils de plaider que leurs clients ignoraient l’absence de consentement de Gisèle Pélicot. Par ailleurs, au-delà du tribunal, le débat s’est concentré sur la question de la « banalité du mal », pour reprendre de façon grossière le résumé de la théorie d’Hannah Arendt.
Le nombre d’hommes sur le banc des accusés (51, tandis que plusieurs autres dizaines d’hommes présents sur les vidéos n’ont pas pu être identifiés) donne en effet le vertige, quant à la « facilité » apparente avec laquelle il paraît possible de « recruter » des candidats au viol, le viol d’une femme totalement inanimée.
Cependant, les circonstances particulières de ce « recrutement » permettent (de façon peut-être naïve ou pour se rassurer à bon compte) de tenir à distance cette idée du « mal ordinaire » en constatant le caractère éminemment marginal du site sur lequel ces hommes se connectaient ou encore le fait que plusieurs d’entre eux ont déjà écopé de condamnation pour des violences sexuelles.
Le fléau ignoré de la soumission chimique
Parce qu’ils doivent soigner tous les hommes et toutes les femmes, ces questions ont évidemment une résonnance majeure chez tous les professionnels de santé. Ces derniers peuvent ainsi se sentir interpellés à plus d’un titre par cette affaire. Il a tout d’abord beaucoup été dit (y compris sur le JIM) comment elle signalait la quasi totale ignorance de la soumission chimique par les praticiens.
Gisèle Pélicot a consulté pendant des années différents médecins évoquant ses pertes de conscience, ses migraines ou ses douleurs pelviennes, sans que l’hypothèse de la soumission chimique ne soit avancée par aucun des praticiens. Outre sa difficile détection, c’est la méconnaissance de ce phénomène, ou une connaissance biaisée (la soumission chimique est associée uniquement à des pratiques dans des milieux festifs spécifiques) qui a contribué à cette absence de suspicion.
Expérience grandeur nature
Cette cécité repose sur de multiples facteurs. L’absence de formation, bien sûr. Mais aussi, la difficulté d’imaginer le pire, l’incrédulité quant à l’existence de vrais monstres dans le monde commun, tout simplement le refus de voir. Tout se passe comme si les histoires que les professionnels de santé ont pourtant fréquemment entendues, y compris dans le cadre de leur exercice, demeuraient de l’ordre du cas d’école. On retrouve fréquemment ce mécanisme face aux suspicions d’inceste. Médecin aux urgences pédiatriques, le titulaire du compte « Toubib » assez actif sur X s’était révolté, il y a quelques mois, contre cette cécité collective, au lendemain des révélations concernant Gérard Depardieu quant à son comportement vis-à-vis d’une enfant sur un cheval.
« Vraiment, vous vous demandiez comment on peut avoir tant et tant de viols, de sévices sexuels, de gamins et de gamines qui sont victimes comme ça ? Vraiment, vous vous demandiez comment les violeurs, les pédocriminels et tous ces gens n’étaient jamais inquiétés ou si peu ? Comment si peu de coupables sont punis ? Vraiment, vous vouliez savoir comment ça fait de dire/faire des trucs dégueulasses à une gamine et que tout le monde détourne le regard ou excuse la chose sous couvert d’humour. Vraiment vous vouliez savoir pourquoi les gosses une fois devenues adultes sont si peu à parler ? Pourquoi finalement, y’a des montagnes de gamins victimes, d’agressions sexuelles et d’inceste qui ne disent jamais rien ? (…) Vous avez une personne qui s’exprime face caméra en parlant du clito d’une gosse de 10 ans (…). Et les réactions à ça ? – C’est un montage – C’est de l’humour – C’est un artiste – C’est hors contexte – C’est un alcoolique – C’est un rôle. Et ça fait des tribunes pour expliquer que c’est un grand homme, un monstre de cinéma. Et ça donne un Président qui dit sa fierté devant ce personnage (…) Et des tas de gens qui vous disent que c’est de la justice populaire (…). Et vous voulez savoir pourquoi je reçois des gamines qui se font violer le soir par le grand-père quand grand-mère est à l’étage ? Vous voulez savoir pourquoi je reçois un 24 décembre une gamine dont le voisin-ami bourré met sa main dans sa culotte (…). Vous voulez savoir pourquoi j’accueille une gamine qui se fait baiser par son frère depuis des années et qui l’avoue après tout ce temps (…) à sa mère parce qu’elle a peur qu’on ne la croie pas ? (…) Vous voulez savoir pourquoi des tas de gamins autour de vous se font violer sans broncher, sans rien dire, sans réagir, sans le rapporter ? Pour ça, pour tout ça, bon sang. Parce que vous refusez de voir le monstre à côté de vous. Et que vous salissez les victimes ».
Des autorités complices ?
Cette « cécité » collective est comme le suggère le cri du praticien favorisé par les réactions des autorités. Ainsi, beaucoup ont dit combien paraissaient parfois insuffisantes les protections pour les médecins qui choisissent de dénoncer un viol ou une violence. L’assassinat d’une jeune psychologue en 2020 qui s’apprêtait à signaler les agressions sexuelles commises dans un contexte familial par un homme de 75 ans en fut un exemple glaçant.
Et que dire quand c’est l’Ordre qui choisit de sanctionner un praticien ayant rapporté à la justice des violences perpétrées sur son enfant par un médecin, comme ce fut le cas pour le docteur Eugénie Izard à Toulouse (à laquelle le Conseil d’Etat a depuis donné raison). Le sacrifice et le combat de certains ne devraient pas être nécessaires pour que les autorités comprennent qu’elles doivent être le premier rempart pour faciliter ce long travail de révélation des violences et des comportements délictueux.
Quand la psychanalyse garde nos yeux scellés
Cette « cécité » peut par ailleurs être alimentée par différentes dérives interprétatives. De nombreux experts en France, encore fortement imprégnée de psychanalyse, continuent à vouloir plaquer des théories non scientifiques pour expliquer certains actes ou pour « analyser » le « rôle » potentiel des victimes. L’affaire Mazan ne fait malheureusement pas totalement exception. L’Express a rapporté il y a quelques jours comment, invité par le tribunal pour évoquer le traumatisme éprouvé par Gisèle Pélicot quand elle a découvert les agissements de son mari, le psychologue et psychanalyste Bruno Daunizeau avait raconté comment lors de son expertise, il avait demandé à Gisèle Pélicot de lui signer une page blanche.
« Je lui ai demandé de signer ce document vierge, ce qu’elle a fait", signe "d’une disposition à suivre les consignes sans remettre en question, par respect ou confiance », explicite l’expert, sollicité par L’Express. Il note que 98 % des personnes soumises à ce « test » agissent ainsi. Face à un tel chiffre (dont on ne sait d’ailleurs dans quelles conditions expérimentales il a été obtenu), difficile d’en tirer une quelconque conclusion « scientifique ».
« Cet exercice n’est pas suffisamment discriminant pour permettre une interprétation quelconque » résume dans l’Express Mickaël Morlet-Rivelli, psychologue et expert judiciaire près la cour d’appel de Reims, qui observe plus généralement : « Dès lors qu’un outil d’évaluation psychologique ne répond pas aux critères psychométriques établis depuis plusieurs décennies par la recherche, il ne peut être considéré comme valide ». Au-delà du cas anecdotique de Bruno Daunizeau (qui rappelle qu’il ne fonde jamais son expertise sur ce seul « test ») cet exemple rappelle combien l’expertise judiciaire échappe encore à la rigueur scientifique. « Une fois de plus psychanalyse et justice ne font pas bon ménage. Dans une affaire aussi grave, c’est bien triste que les tribunaux n’arrivent pas à trouver des compétences en psychologie clinique à la hauteur des besoins », se désole le chercher en neurosciences Franck Ramus.
De fait, malgré les alertes de nombreux spécialistes, dont plusieurs avaient signé une tribune sans nuance en 2019 dans le Nouvel Observateur quant à la nécessité d’exclure la psychanalyse des expertises judiciaires ou les interpellations d’élus (dont en 2018 celle d’un certain Olivier Véran), rien n’a changé ou presque. Tout au plus, depuis 2023, les candidats voulant s’inscrire sur la liste des experts auprès des tribunaux doivent-ils prouver avoir suivi une « formation à la procédure d’expertise ». Cette persistance d’une pseudo science aussi prégnante que la psychanalyse dans ce champ aussi important ne peut que contribuer à notre perception biaisée de certains crimes et des victimes… et les professionnels de santé encore une fois ne sont nullement épargnés.
Penser contre soi-même et réussir à entendre
Peut-on se défaire de sa cécité ? Probablement. D’abord, grâce au courage de certains témoignages comme celui de Gisèle Pélicot, ou l’action de praticiens, comme le docteur Izard. Mais il est également possible d’agir contre soi-même en adoptant quelques réflexes simples. Ainsi, à propos de l’impossible diagnostic de soumission chimique, le docteur Christian Lehman, auteur de chroniques dans Libération, remarque quelque chose qui n’a été que discrètement mentionné : le fait que Gisèle Pélicot était toujours accompagnée de son époux lors de ses rendez-vous médicaux.
« Avec le recul, à posteriori, c’est un indice, un redflag, qui probablement ne saute pas aux yeux des médecins si le mari joue à merveille, comme il l’a fait pendant des années (…) l’époux attentionné qui accompagne sa femme dans ses démarches. Et en profite pour prendre la parole à sa place, et même orienter les soignants sur une fausse piste justifiant « ses symptômes par un surmenage lié à la garde de leurs petits-enfants ». En médecine, ça me rappelle à quel point la présence de la famille ou d’un conjoint peut être parfois une aide et parfois un obstacle. Ici, quoi de plus banal, de plus quotidien, qu’un homme parlant pour une femme, à la place de SA femme, étouffant tout questionnement (tous les médecins ne sont pas Sherlock Holmes). Il faut savoir faire sortir du cabinet de consultation le conjoint, et ce n’est pas toujours facile. Je me souviens d’un homme avec des douleurs testiculaires récurrentes, que sa femme violentait – ceci est un fait, pas une tentative de présenter une équivalence – et de ces nombreuses femmes ou enfants ne parlant avec plus ou moins d’assurance que lorsque le médecin avait éloigné le ou la responsale des sévices. Je ne juge absolument pas les soignants dans cette affaire, je rappelle juste qu’il faut se mettre en condition de pouvoir entendre la parole de la personne qui se plaint, sans interférence extérieure ». Se mettre en condition de pouvoir entendre. Ce qui devrait être l’une des premières aptitudes du médecin et de l’humanité. Et l’une des plus difficiles. Ce que nous rappelle, de façon sidérante, le procès Mazan.
On pourra relire :
Toubib : https://x.com/NightHaunter
Franck Ramus : https://x.com/franckramus/status/1834311776130757041?s=51&t=D_KG_3zX5j6MIwmUpvHQDg
Christian Lehmann : https://x.com/LehmannDrC/status/1830558594489602210