Vous vous souvenez de la façon dont les lettres suspectées d’être contaminées par l’anthrax au lendemain des attentats du 11 septembre avaient été l’objet aux Etats-Unis de procédures « d’irradiation » ? En s’attelant à une telle « purification » de la correspondance, les autorités sanitaires américaines ne faisaient que reproduire une pratique vieille de plusieurs centaines d’années. Longtemps, en effet, la désinfection du courrier a été une préoccupation majeure des lazarets et autres autorités chargés de veiller à l’innocuité des marchandises et missives qui transitaient par la mer. Quelles méthodes étaient utilisées, quelles traces en trouvons-nous aujourd’hui ? L’été n’ayant jamais été rien d’autre que la saison des profondeurs, où notre esprit enfin peut prendre son temps pour ce qui est le plus futile et le plus essentiel, la curiosité, nous vous proposons de découvrir ou de redécouvrir la passionnante histoire de la désinfection du courrier ou la prophylaxie postale des épidémies, grâce au Docteur Guy Dutau, propriétaire d’une importante collection de lettres désinfectées.
Par le Docteur Guy Dutau
De tout temps, le papier a été considéré comme « susceptible » c'est-à-dire « capable de transmettre la peste » ou d’autres « maladies pestilentielles » (choléra, fièvre jaune, infections fébriles). Le caractère « susceptible » du papier et des livres s’imposa au fil du temps : le papier est fabriqué avec des étoffes considérées comme très susceptibles (laine, fourrures, fils). Ainsi, le papier étant produit avec des morceaux d’étoffe, les lettres (1) étaient considérées autrefois comme capables de transmettre ces maladies.
Bardés de nos connaissances, il faut nous garder d'ironiser sur les pratiques des temps anciens, car les temps dits « modernes » nous ont montré récemment qu’il était facile de transmettre des infections très graves et même mortelles en plaçant dans des enveloppes des spores d’anthrax (Bacillus anthracis). Cet exemple majeur de terrorisme biologique est apparu une semaine après l’attentat contre les Tours jumelles du World Trade Center (11 septembre 2001).
Á cette occasion, les lettres suspectes, principalement adressées aux organismes officiels, furent stérilisées par irradiation. C’est ce qui explique le retard de la distribution de ces correspondances qui furent traitées dans deux centres des États-Unis, puis frappées de griffes d’explication telles que « MAIL SANITIZED » ou « IRRADIATED ».
Il fallait espérer que la surveillance et la désinfection des lettres soit uniquement un chapitre curieux de l’Histoire, mais, au moment de la Covid-19, les autorités chinoises ont réhabilité la désinfection des objets postaux entrants, et probablement celle de diverses marchandises.
Bien avant ces récentes expériences, la désinfection du courrier a commencé au XVIème siècle et peut-être avant la fin du XVème siècle à Venise. Les responsables des grands ports méditerranéens (Gênes, Livourne, Malte, Venise, Marseille) pensaient que la peste, endémique au Levant et en "Barbarie" (Afrique du Nord, Libye), pouvait se transmettre via les cargaisons et les équipages des navires (tissus, laines, fourrures) qui effectuaient un commerce actif avec ces régions. Très vite, le lazaret et les intendants sanitaires de Marseille eurent un leadership en matière de préconisations sanitaires, suivis par les autres ports de la Méditerranée. Les lettres étaient considérées comme pouvant recéler les miasmes de la peste, le risque de contamination étant considéré comme majeur si le courrier contenait des échantillons de tissu.
Au début du XIXe siècle, la peste cessa d’être la seule maladie pouvant justifier la désinfection du courrier. Plusieurs épidémies de fièvre jaune survinrent en Espagne entre 1800 et 1821 à Cadix (1800-1801, puis 1803-1805) et dans plusieurs villes d’Andalousie dont Barcelone (circa 1805) et surtout encore à Barcelone (1821). Ces épidémies de fièvre jaune étaient dues à l’importation de la maladie par les moustiques infectés situés dans la cale de navires venant d’Amérique centrale, en particulier de La Havane...
Mais à l’époque, les mécanismes des maladies infectieuses étaient inconnus : la théorie officielle était celle des « miasmes (2)». Les germes responsables de ces diverses maladies ne furent découverts que beaucoup plus tard (3). Avec la fièvre jaune, le choléra motiva également la désinfection des lettres au cours des sept pandémies qui s’échelonnèrent entre 1817 et 1961, en particulier au cours de la deuxième pandémie (1826-1841).
Les lettres purifiées constituent un chapitre intéressant, non seulement de l’histoire postale mais aussi de l’histoire en général. A son apogée, au XIXesiècle, la désinfection des lettres pouvait rassurer leurs destinataires. Mais quelles méthodes étaient utilisées ?
Du vinaigre aux chambres à parfum
Initialement, les lettres furent uniquement trempées dans le vinaigre mais, après une terrible épidémie de peste survenue en Afrique du Nord (1784-1785), il fut décidé de les inciser pour mieux faire pénétrer le vinaigre. Des bacs remplis de vinaigre étaient disponibles en divers endroits de l'espace sanitaire marseillais, à l'île de Pomègues, au lazaret (4), et au Bureau de Santé du port.
Le vinaigre donnait lieu à des taches disséminées à bords irréguliers, de tonalité allant du jaune au marron avec tous les dégradés possibles.
L’immersion dans le vinaigre blanc altérait l'écriture, aussi bien l'adresse que le contenu, les rendant parfois quasiment illisibles. D'où le courroux des négociants de la ville auxquels ces lettres étaient majoritairement destinées.
Vers 1820-1825, l’adoption du chlore ou parfum Guytonien, du nom de son promoteur Louis -Bernard Guyton de Morveau (1737-1816) devait pallier cet inconvénient, ne laissant pas de traces. Il fut utilisé dans de nombreux lazarets, en particulier ceux de Marseille et de Bordeaux pour la France.
Avec le chlore (introduit autour de 1820) d’autres moyens de désinfection ont été utilisées comme le formol, la chaleur, l’exposition combinée à la chaleur et à des plantes aromatiques dans des dispositifs particulier, dits « chambres à parfums ». Dans certains lazarets des anciens États italiens (Naples, Livourne, Gênes, Cagliari) ou ailleurs (Trieste, Tunisie) les lettres furent exposées directement à la flamme, tenues par des pinces (tongs) qui laissaient souvent leur empreinte en négatif sur les lettres ainsi tenues.
Ces opérations modifiaient nécessairement la couleur du papier. Les fumigations pour leur part confèrent au papier une coloration allant de l’ocre jaune au marron, en fonction du type de végétaux utilisés (romarin, thym, genièvre, etc.) et selon l'emploi combiné ou non de la flamme.
Les signes de désinfection étaient tributaires des techniques utilisées qui ont varié selon les lazarets et, dans un même lazaret avec le temps. ,Il est important de ne pas confondre ces signes avec ceux de l’humidité, en particulier dans des archives soumises à de mauvaises conditions de conservation : cette distinction est le plus souvent facile.
Aspect des entailles de purification
Les règlements sanitaires sont assez peu explicites sur le détail des techniques à utiliser pour entailler les lettres. On sait que des instruments tranchants comme des lames ou des ciseaux ont été utilisés pour réaliser ces entailles (angl.: slits). Certaines lettres montrent l’empreinte d’un support ovalaire, probablement en bois, sur lequel les lames étaient fixées. L’extrémité des entailles est alors le plus souvent bifide (Image 7), ce qui permet de les distinguer des entailles réalisées a posteriori sur des lettres afin de leur donner un « supplément factice d’authenticité » (5). Toutefois une longue entaille d'extrémité non bifide (de 5 à 10 cm de long), réalisée avec une lame coupante est connue au lazaret de Trompeloup (Pauillac, Estuaire de la Gironde), associée au cachet « Purifié au Lazaret /de Trompeloup ». Les lettres purifiées à Saint-Jean-de-Luz, Saint-Malo, Cherbourg, Brest ont aussi une entaille rectiligne.
La présence d’entailles multiples fait supposer que l’opérateur a voulu rechercher des objets susceptibles à l’intérieur des lettres comme des échantillons de tissus, des liens, des rubans : ces lettres étaient alors ouvertes et subissaient des désinfections plus poussées et, si des matières susceptibles étaient trouvées, celles-ci étaient soumises à une désinfection supplémentaire.
Alors que cette pratique était fréquente dans plusieurs lazarets autrichiens (6), Marseille utilisa pendant très peu de temps un objet appelé "rastel" (étymologiquement : râteau) (7) capable d’effectuer des multiples trous dans les lettres (angl. : punch holes). On pensait que ces trous faciliteraient la pénétration du parfum ou du chlore, alors que les missives étaient insérées dans un dispositif dénommé « chambre à parfum ». Mis à part Marseille ou deux rastels furent utilisés entre octobre 1831 et mars 1833, en France, seule La Ciotat a employé un rastel : une seule lettre est connue, associée au cachet "PURIFIÉE / A LACIOTAT".
Cachets de désinfection
À partir du début du XIXe siècle, des cachets officiels de désinfection furent mis en service comme des cursives — "Purifié à Marseille", Purifié à Toulon", "purifiée à Livourne", "Purifié à Gènes"… — ou en lettres capitales ("PURIFIÉ / FRIOUL") (Image 4).
Utilisée dans plusieurs lazarets italiens, la griffe « Netta Fuori e Dentro » (littéralement : « propre à l’intérieur et à l’extérieur ») était évidemment plus rassurante pour les destinataires que « Netta Fuori / Sporca Dentro » (littéralement : « propre à l’extérieur et sale à l’intérieur »).
En effet, une technique utilisée dans plusieurs lazarets italiens, en particulier à Livourne, consistait à désinfecter les lettres à l’extérieur et à l’intérieur. Les plis étaient délicatement ouverts en faisant une incision de part et d’autre du cachet central ou de l’hostie de fermeture que l’opérateur faisait ensuite sauter à l’aide d’une spatule. Dans l’exemple de Livourne, la lettre était ensuite purifiée le plus souvent à la flamme, intérieurement et extérieurement, puis recachetée à l’aide d’un cachet de cire administratif portant les mots "LAZZERETTO DI SAN ROCCO" ou "LAZZERETTO DI SAN LEOPOLDO".
Ces lettres sont spectaculaires comme celle de l’image 8 de Corfou (Îles Ioniennes) pour Venise, désinfectée au lazaret maritime de Trieste où a été apposée la mention "Netto di fuora /Netto di dentro" inscrite dans un rectangle et frappée en rouge.
Pour en revenir aux cachets, lorsque les agents sanitaires avaient égaré le tampon, ou pour diverses autres raisons, des mentions manuscrites de désinfection ont été écrites à la main, à l'encre. Elles sont très peu communes.
Malgré ces cachets censés rassurer les destinataires, il est possible, en particulier pendant les grandes épidémies, que des lettres, même désinfectées aient pu être jetées ou détruites par leurs destinataires qui craignaient d’être contaminés… Plus près de nous, ce fut aussi le cas pour de nombreuses lettres suspectées d’être contaminées par l’anthrax : leurs destinataires appliquèrent souvent le fameux « principe de précaution », mais celui-ci nous aurait privé de documents historiques si cette réaction avait été systématique ! Elle fut heureusement assez rare et nous connaissons plusieurs exemples de ces « lettres de l’anthrax » (revoir l’image 1).
Les lettres à la lettre
La lecture du texte d’une lettre désinfectée est indispensable à son interprétation. En fonction de la date et de la provenance de la lettre, il est le plus souvent facile de savoir si la ville, la région ou le pays d’origine sont en proie à une épidémie. D’ailleurs, dans le texte, l’expéditeur parle souvent du « mal contagieux » qui frappe la région d’où il écrit (Image 9).
Je vous écris de France…
En France, les plus anciennes lettres désinfectées que nous connaissons, datent du 20 mai 1607 (Alep-Marseille), d’octobre 1630 (Le Caire-Marseille), du 14 août 1677 (Saida-Marseille).
En substance, tous les ports de la Méditerranée et de l'Atlantique ainsi que ceux de Corse, ont pu, en cas de nécessité, désinfecter des lettres, le plus souvent de façon occasionnelle (8).
Concernant la désinfection postale en France, on notera un fait amusant : au moment de l’épidémie de fièvre jaune de Barcelone dite « peste de Barcelone » (1821) ou lors de la deuxième pandémie cholérique (1826-1841) il fut demandé à l’administration des postes de désinfecter les lettres ! Mais ces préconisations ne nous semblent pas avoir été suivies d'effets : les employés des postes n'étaient pas des agents sanitaires !
L’étude et la collection des lettres purifiées sont passionnantes et riches d’enseignements. La prochaine étape de cette étude sur la « veille sanitaire » pourrait concerner les billets et patentes de santé ou, également, les cartes postales. Les "passeports" que nous eûmes à remplir au début du Covid en sont les descendants. Ce qui montre que l'histoire bégaie très souvent.
À l’attention des lecteurs. Toutes les remarques et compléments d’information sont les bienvenus. Email : [email protected]
Pour en savoir plus :
— Proust, Adrien. La défense de l’Europe contre la peste et la conférence de Vienne de 1897. Paris : Masson et Cie, 1897.
— Carnévalé-Mauzan, Marino. La purification des lettres en France et à Malte. Gap: Louis, 1960, 75 pages.
— Meyer, Karl F. Disinfected Mail. Holton, Kansas, USA: The Gossip Printery, 1962, 341 pages.
— Dutau, Guy. La désinfection du courrier en France et dans les pays occupés. Histoire, réglementation, lazarets, pratiques. Noubelle édition, revue et augmentée. Édition à compte d'auteur.. Copymédia, 2021 (1 volume relié, A4, 825 pages.
(1) Ainsi que les paquets et les livres.
(2) « Émanations de substances organiques et qui, en se répandant, peuvent s’attacher à certains corps et exercer une influence pernicieuse » et « effluves qui proviennent de certaines maladies contagieuses » (Littré).
(3) Dates des principales découvertes : Yersinia pestis (A. Yersin, 1894), bacille de Koch ou Mycobacterium tuberculosis (R. Koch, 1882), Vibrio choleræ (R. Koch, 1883), Rickettsia prowazekii (E. da Rocha Lima, 1916), virus amaril (Adrian Stokes, 1927). Parallèlement, les mécanismes de ces affections furent découverts : puce et rats pour la peste, moustiques (Aedes Spp.) pour la fièvre jaune, contaminations fécales et « maladie des mains sales » pour le choléra, etc.
(4) Plusieurs lazarets se sont succédé à Marseille d'abord à l'intérieur de la ville (rue Radeau, en 1467), puis au quartier Saint-Lambert (Vieilles Infirmeries), puis à l'écart de la ville (à l'époque) à Saint-Martin d'Arenc (Nouvelles Infirmeries), avant de se situer au Frioul, à l'extrémité de l'île de Ratonneau (1828) à l'instigation du Dr. Blâche (1804-1880). https://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_blache_jean_antoine.htm.
(5) Expression utilisée pour qualifier l'opération d'un faussaire !
(6) Par exemple à Rothenturn, à Semlin ou à Trieste.
(7) Appelé gaufrier par certains auteurs en raison de sa forme.
(8) Tous les ports ont eu un conseil de santé organisé autour du maire et quelques édiles, parfois un médecin.