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Les hommes blancs mieux pris en charge que les femmes noires aux urgences ? Se souvenir du syndrome de Yentl

Paris – Depuis désormais plusieurs années, voire décennies, l’ensemble des champs de la société est traversé par une prise de conscience réelle des réflexes sexistes et racistes qui ont longtemps présidé à nos prises de décision et à nos comportements. Un important travail est réalisé pour mettre à jour ces mécanismes afin de les corriger. Il s’agit, on le sait, d’un très long chemin et des enquêtes récentes ont pu montrer combien certains préjugés et attitudes sexistes, par exemple, demeuraient très ancrés au sein des jeunes générations. Cependant, cette introspection ne saurait être pertinente si elle oubliait la nuance et la complexité de certaines situations, en particulier en médecine. C’est ce que nous rappelle cette tribune du docteur Guy Dutau qui revient sur la récente publication d’un article concernant la possibilité de biais sexistes dans la prise en charge des patients aux urgences. 

L'European Journal of Emergency Medicine a publié le 17 janvier 2024 un article au titre retentissant : "Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain differently based upon apperarance in simulated patients ?". Cet article, dont l'auteur correspondant est Fabien Coisy, doctorant dans le service de médecine d'urgence de Nimes (Pr. Xavier Bobbia), est étayé par plusieurs urgentistes européens (Montpellier, Lausanne, Rouen, Toulouse). Au total, 1500 urgentistes ont été consultés. Ce texte est documenté par 36 références provenant d'auteurs appartenant à plusieurs pays. La consultation du net montre que de nombreuses réactions ont été publiées dans de nombreux médias, télévisés ou journaux quotidiens. À titre d'exemples, une liste non limitative comporte France Inter, RTL, BFMTV, Le Point, Egora (etc.). Le JIM a publié une analyse, sous la plume de Raphaël Litchen (journaliste médical) avec le titre : "Urgences : un homme blanc serait mieux pris en charge qu'une femme noire". En substance, selon ce texte, "un homme blanc est mieux pris en charge qu'une femme noire et, à symptômes identiques, les hommes sont davantage pris au sérieux que les femmes, et les blancs plus que les personnes racisées".

Rappel succinct du protocole

Raphaël Litchen résume bien ce que l'on doit savoir du protocole : "plusieurs profils ont été proposés aux sondés en s'appuyant sur une situation clinique dont les symptômes et la gravité sont identiques chez les hommes et chez les femmes : la douleur thoracique", illustrée par une photographie du patient se tenant debout, grimaçant, la main sur le thorax" (1,2).

— En substance, si 55% des cas cliniques ont été considérés comme des urgences vitales, ce pourcentage est plus élevé chez les hommes (62%) que chez les femmes (42%). Les urgentistes seraient donc sexistes !

De plus, ils seraient aussi racistes puisque les personnes considérées comme en situation d’urgence vitale sont présumées originaires du Maghreb (dans 61% des cas), pourcentages à comparer aux patients blancs (58%) asiatiques (55%), et noirs (47%). 

— Le cas présenté était jugé à 63% comme une urgence vitale pour un homme blanc, mais seulement à 42% pour une femme noire. 

Finalement, cet article fait plus que suggérer que les urgentistes seraient donc sexistes et racistes.

Le syndrome de Yentl

La démonstration des auteurs se base sur un cas clinique simple, la douleur thoracique qui, certes, peut être due à différentes causes (pleuro-pulmonaires, digestives, œsophagiennes, traumatiques, etc.) mais, qui dans le cas proposé — patient la main sur la poitrine — évoque prioritairement une ischémie myocardique ou, plus précisément un infarctus du myocarde.

La question se pose alors de savoir si ce cas clinique a été bien choisi ? Les auteurs justifient le choix 

de la douleur thoracique par le fait que c'est une "situation clinique dont les symptômes et la gravité sont identiques chez les hommes et chez les femmes". Cette affirmation est très discutable : est-il vrai que les symptômes, le mode de présentation, et la conception médicale de la douleur thoracique sont identiques chez les hommes et chez les femmes ?

À ce stade, il est important de se souvenir ce qu'est le syndrome de Yentl dont le rôle éventuel n'est pas discuté dans ce texte. 

Mais que faut-il entendre par syndrome de Yentl ? Dans une nouvelle d’Isaac Bashevis Singer, une fille prénommée Yentl est obligée de se déguiser en garçon pour pouvoir entrer dans une école talmudique. Bernardine Patricia Healy (1944-2011), cardiologue américaine, professeure à l'université Johns-Hopkins, première femme directrice du NIH (National Institut of Health), créatrice de l'Initiative pour la Santé des Femmes (Women's Health Initiative), présidente de la Croix-Rouge américaine (1999), a fort opportunément créé le terme de syndrome de Yentl, pour qualifier la différence de prise en charge et de suivi médical entre les hommes et les femmes, en particulier dans le domaine de la cardiologie, mais pas seulement. 

Healy note que les femmes sont moins souvent hospitalisées que les hommes en cas de syndrome coronarien aigu (3,4). Cependant, les femmes chez lesquelles des lésions coronariennes ont été mises en évidence connaissent les mêmes chances que les hommes de bénéficier d’une chirurgie de revascularisation. Ainsi, selon Healy, « devenir juste un petit homme est pour une femme le prix à payer pour obtenir l’égalité ». Martin du Pan (5), complète : « il faut que les femmes fassent la preuve qu’elles ont des lésions coronariennes semblables aux hommes pour qu’on les traite en égal ». 

Selon Martin du Pan, ce biais en défaveur des femmes existe aussi pour la prise en charge des pneumonies, de l’insuffisance cardiaque et des troubles du rythme cardiaque, de l’implantation de défibrillateurs, des investigations en cas d’AVC, des arthroplasties, et des greffes rénales. À la suite de Kühni et Senhauser (6), nous avons postulé que le syndrome de Yentl pouvait exister au cours de l'asthme de l'enfant où le ratio classique de sa prévalence est de deux pour un en faveur des garçons (7). Par la suite, a contrario, plusieurs articles publiés dans des revues dotées d’un comité de lecture, ou spontanément sur la toile, ne se posaient plus la question de savoir s’il existait véritablement une « médecine sexiste » mais ils l’affirmaient sans ambages… Ignorance de la littérature !

Les réflexions de Healy et de Martin du Pan, ou nos propres constatations tendent à rechercher les raisons médicales du syndrome de Yentl en médecine, sans vouloir considérer a priori la médecine comme sexiste. En tant que pédiatre, pneumologue et allergologue, nous n’avons pas la compétence pour apprécier s’il existe ou non une « cardiologie sexiste ». Toutefois, l'idée que nous avons de la médecine et les exemples que nous avons vécus nous font penser le contraire. Aussi, une opinion commune qui a la vie dure a été de considérer que les œstrogènes protégeaient les femmes vis-à-vis des coronaropathies et de l’infarctus, et que ce risque était différé d’environ 10 ans par rapport à celui des hommes. L’expérience professionnelle indique que le diagnostic de syndrome coronarien aigu est souvent méconnu chez les femmes, peut-être, et même probablement surtout par ignorance. En effet, les symptômes sont souvent différents chez la femme chez laquelle ils sont fréquemment digestifs ou pseudo-digestifs. De plus les femmes présentent plus souvent que les hommes un angor instable, un électrocardiogramme d’effort positif et des artères coronaires d’aspect normal à la coronarographie (4). Nous connaissons également de nombreux cas où, chez l’homme, le tableau d’infarctus myocardique affecte une symptomatologie digestive responsable d’un retard considérable du diagnostic et d'un geste salvateur de cardiologie interventionnelle. 

Lorsque l'on connait ces faits remarquables, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'il existe une différence non sexiste entre la gestion d'une douleur thoracique chez une femme par comparaison à celle appliquée à un homme. Pour nous, l'ensemble des médecins urgentistes n'est pas sexiste, et cet article leur fait une mauvaise querelle. 

Sont-ils racistes ? Nous n'entrerons pas dans cette discussion, même si nous pensons pouvoir produire plusieurs arguments pour le faire. À ce stade, nous conseillons vivement aux lecteurs/trices de consulter la page consacrée à "race/racisme" par Alain Rey dans son remarquable Dictionnaire historique de la langue française (8).


References

1. Coisy F, Olivier G, Ageron FX, Guillermou H, Roussel M, Balen F, Grau-Mercier L, Bobbia X. Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain differently based upon apperarance in simulated patients ? Eur J Emerg Med 2023; Doi. 10.1097/MEJ.0000000000001113.

2. Litchen R. Urgences : un homme blanc serait mieux pris en charge qu'une femme noire. JIM, publié le 18 janvier 2024.

3. Ayanian JZ, Epstein AM. Difference in the use of procedures between women and men hospitalized for coronary heart disease. New Eng J Med 1991 ; 325(4) : 221-5.

4. Milosavljević J, Ostojić M, Vujicić-Tesić B, Zdarovković M, Marinković J, Milić N. The Yentl syndrome in women with arterial hypertension and positive findings on the echocardiography dipyridamole stress test. Srp Arh Celok Lek 2001; 129(11-12): 285-90..

5. Martin du Pan RC. Syndrome de Yentl ou la médecine sexiste. Rev Méd Suisse 2009 ; 5(220) : 2005.

6. Kühni CE, Sennhauser FH. The Yentl syndrome in childhood asthma: risks factors for undertreatment in Swiss children. Pediatr Pulmonol 1995; 19(3):156–60.

7. Dutau G. Le syndrome de Yentl et l'asthme : médecine sexiste ou réalité épidémiologique ? Rev Fr Allergol 2017; 57(4): 289-291. 

8. Race : in "Dictionnaire Historique de la langue française, sous la directiond'Alain Rey, Le Robert, 2010, pp. 1835. 


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