Paris - La France vit les dernières heures d’un été singulier. Où la ferveur née des Jeux Olympiques prolongée par les Jeux Paralympiques, comme un chant du cygne, n’a rendu que plus incongru et déstabilisant le vide politique. Presque surpris eux-mêmes par la joie ressentie lors des Jeux Olympiques, beaucoup de Français ont cherché dans les Jeux paralympiques le parfum de leurs premières émotions.
Prolonger un peu la parenthèse. Les performances des para-athlètes en général et des Français en particulier ne les auront probablement pas déçus. Mais comme au lendemain de fêtes où la fièvre aidant on se prend à rêver de lendemains différents, la désillusion guette-t-elle. Les Jeux Paralympiques ont été une célébration sans précédent du handisport, et après ?
Est-ce qu’il va enfin y avoir du sport ?
Au moins, un événement tel que les Jeux Paralympiques de Paris, qui ont battu tous les records (nombre de para-athlètes en lice, diffusion en direct des compétitions, spectateurs dans les stades) devrait-il avoir pour conséquence une amélioration de l’accès aux activités sportives des personnes handicapées, dont on sait qu’il reste difficile en France, les sportifs qui concourent depuis une semaine constituant une exception, presque trompeuse. C’est ce qu’espère dans une tribune publiée par le Monde cette semaine un collectif de personnes impliquées conduit par Stéphane Decubber, fondateur d’une section handisport et sport adapté au sein d’une association omnisports.
« Les problèmes quotidiens des personnes handicapées (scolarisation en milieu dit « ordinaire », manque de places en établissements médico-sociaux, discrimination à l’embauche, accessibilité imparfaite des transports publics…) ne vont pas disparaître magiquement le 9 septembre, au lendemain de la clôture des Jeux paralympiques. Il y a pourtant un domaine sur lequel ces jeux peuvent avoir un impact fort : celui de l’accès au sport. Pour que les champions que nous allons admirer puissent éclore, mais aussi pour que toutes les personnes handicapées puissent bénéficier des bienfaits du sport, encore faut-il qu’ils puissent commencer à pratiquer ! Or, cet accès reste difficile, voire impossible pour le plus grand nombre, faute de structures pouvant les accueillir et prêtes à le faire. (...) Pour les personnes avec un handicap compatible avec la pratique dans un club tous publics, la réalité est qu’elles trouvent souvent porte close quand elles s’adressent au club d’à côté. Les raisons le plus souvent avancées sont, pêle-mêle, le risque de blessure, l’absence de matériel adapté, l’absence de formation, le problème du niveau, la croyance que l’accueil des sportifs handicapés relève des seules structures spécialisées… Sans minimiser le défi de bien accueillir une personne handicapée dans une activité de groupe, ces motifs révèlent un défaut de culture de l’inclusion et une peur de l’accueil de la différence. Pourtant, les textes sont clairs et ne permettent pas les discriminations fondées sur le handicap dans l’accès aux loisirs… même si leurs auteurs n’en ont ni l’intention ni même parfois conscience. (...) Certains clubs se sont déjà engagés dans une démarche inclusive, et c’est heureux, mais cela reste insuffisant pour permettre l’accès au sport de tous. Une prise de conscience des responsables de clubs est nécessaire : non, l’accueil des personnes en situation de handicap ne relève pas des seules structures spécialisées ; au contraire, ils ont un rôle essentiel à jouer dans cet accueil. (...) Si les Jeux paralympiques permettent de faire passer ce message essentiel pour l’inclusion, sportive, mais aussi sociale, alors un grand pas aura été franchi » écrivent-ils. Le gouvernement s’est inscrit dans cette dynamique en portant en amont des Jeux Paralympiques un plan pour améliorer l’accessibilité du sport. Cependant, les précédents offrent un bilan décevant. Ainsi, à Londres, si la proportion de personnes handicapées pratiquant une activité sportive a atteint un pic au moment des Jeux Paralympiques (19 %), elle est depuis de nouveau redescendue autour de 16 %.
Un discours ronflant
Cette absence d’effet durable à long terme s’observe également en ce qui concerne les Jeux Olympiques ou tout autre grande manifestation sportive. Sans doute, l’enthousiasme des amateurs s’essouffle-t-il quand ils constatent que n’est pas Léon Marchand ou Ugo Didier qui veut. Cependant, beaucoup continuent à attribuer à ces évènements et plus encore aux Jeux Paralympiques un pouvoir de faire évoluer les choses, qui relève parfois d’une forme de pensée magique. L’agacement en a d’ailleurs saisi plus d’un face à la multiplication des incantations, voulant croire que les Jeux Paralympiques allaient permettre de “changer le regard” et autres formules creuses de bon ton.
L’avocate Elise Rojas qui se présente sur X comme “Militante handicap” a ainsi commenté en marge de la cérémonie d’ouverture : « Autant c'est super de voir des artistes handicapés danser, chanter, se produire, autant il faut arrêter avec le discours ronflant et prétentieux à base de "cette cérémonie historique va tout changer et faire pousser des ascenseurs dans le métro” ». Dans la capitale occidentale où le métro est l’un des moins accessibles du monde (moins de 3 % des lignes le sont, contre 20 % à Londres et 98 % à Tokyo pour citer les villes olympiques), le bilan des Jeux Paralympiques n’est cependant pas complètement nul. Conseiller national accessibilité de l’Association des paralysés de France, Nicolas Mérille constate dans Ouest France : « On ne peut pas dire que ça ait créé un électrochoc avant les Jeux ».
Néanmoins, il salue l’effort notable d’île de France Mobilités et estime notamment que l’accessibilité presque atteinte des 290 gares de RER et de Transiliens doit beaucoup aux Jeux de Paris. « On peut penser que s’il n’y avait pas eu les Jeux olympiques et paralympiques, il y aurait eu beaucoup plus de retard ». En outre, l’annonce de Valérie Pécresse, présidente de la région Ile de France de vouloir faire de l’accessibilité du métro le grand chantier de la décennie à venir pourrait conduire à un nouvel élan.
Changer le regard : un mantra dédouanant la responsabilité politique
Si vraiment les jeux Paralympiques étaient le point de départ de transports en commun parisiens (et non pas seulement franciliens) plus accessibles, le pari serait réussi et bien plus concret que le fameux (fumeux) “changement de regard” régulièrement évoqué. Cette expression ne cesse de hérisser certains commentateurs. Il y a déjà plusieurs années, Elisa Rojas écrivait : « Cette expression part d’une hypothèse simple que certaines personnes concernées ont pu relever : « le regard » en cause, bien que ce ne soit pas précisé, est évidemment celui des personnes dites valides, celui que les personnes valides portent sur les personnes handicapées. Il est supposément négatif, empli de préjugés sur ces dernières. Il faut donc le « changer », le modifier, sous-entendu le débarrasser de ces préjugés pour que tout s’arrange et que l’on puisse enfin vivre tous ensemble, sans discriminations (...) « Le regard » dont on nous parle se présente en fait comme une somme de regards individuels de personnes valides avant tout naïves, ignorantes, mal éduquées ou mal informées. Ainsi, (...) cette expression dépolitise le sujet du handicap (...). Elle en fait une question purement individuelle et déresponsabilise les personnes valides, en premier lieu celles qui ont le pouvoir, en suggérant que l’exclusion des personnes handicapées n’est pas consciente ou volontaire. (...). Il m’apparait que cette expression confond de surcroît les causes et les conséquences de l’exclusion et des discriminations que subissent les personnes handicapées. Les préjugés s’ils existent (et ils existent) ne sont pas la cause mais plutôt la conséquence, et souvent même la justification après-coup, d’une organisation excluante. Ce n’est donc pas le regard qu’il faut changer mais préalablement l’organisation sociale, qui pour le moment est pensée par des personnes valides pour des personnes valides sans tenir compte de notre existence. Si ce changement d’organisation nous permettait de devenir vos voisins de palier ou de bus, vos camarades de classes, vos collègues, vos potes, vos partenaires de karaoké ou de yoga, vos partenaires tout court, vos conjoints etc. il y a des chances que vous finissiez par nous « regarder » ou nous appréhender différemment. Il y a des chances que vous vous aperceviez que nous vous ressemblons plus que vous ne l’imaginiez, que vous compreniez un peu mieux nos difficultés, que vous réalisiez que ce vous pensiez savoir sur le handicap n’est pas vrai et que vous changiez certains de vos réflexes ou de vos habitudes à notre égard. Du moins, c’est l’espoir délirant que certains d’entre nous nourrissent, tout en ayant conscience que ce sera long, ni magique, ni automatique ».
Une représentation partielle du handicap
Outre le fait que cette expression permet en partie aux responsables politiques de se dédouaner de leur responsabilité dans le manque d’inclusion des personnes handicapées, concernant plus spécifiquement les Jeux Paralympiques, elle apparaît inadaptée parce que la représentation du handicap offerte par cette manifestation, aussi belle soit-elle, est partielle et partiale.
Ainsi, comme beaucoup l’ont fait remarquer, les personnes souffrant de handicap mental sont encore largement exclues des Jeux Paralympiques. Si la tricherie de l’équipe espagnole de basket a laissé des traces, qui a conduit à l’exclusion de ces athlètes puis à leur retour de façon limitée et encadrée, s’ajoute également désormais le fait que les délégations sont restreintes (pour des questions de coût) et que d’aucuns ont des réticences à offrir des places à de nouveaux types de concurrents.
Cette représentation partielle du handicap lors des Jeux Paralympiques a été remarquée dans Le Monde par Jean-Pierre Garel, chercheur associé au Laboratoire cultures, éducation, sociétés (université de Bordeaux) et ex-formateur au Centre national d’études et de formation pour l’enfance inadaptée. « Al’image dérangeante du handicap mental s’oppose celle de parasportifs valorisés par les médias, souvent avec une déficience motrice, en fauteuil roulant ou appareillés. Lors de l’émission « Le Dessous des images », diffusée sur Arte le 26 août, consacrée à la campagne de communication en vue des Jeux paralympiques, Julie Matikhine [directrice de la marque Paris 2024], qui en est à l’origine, évoque l’objectif du clip réalisé dans ce cadre : « On a voulu mettre en scène des athlètes avec un handicap visible. Si on ne voit pas que l’athlète est en situation de handicap, alors le message n’a plus aucun sens. Il faut faire connaître le handicap aux Français. » Mais, dans un temps contraint, les images ne témoignent pas de tous les aspects du handicap. Sont exclues du clip les nombreuses personnes au handicap invisible, ou d’autres qui, atteintes de paralysie cérébrale ou de myopathie, pratiquent le foot fauteuil électrique, absent des Jeux bien que pratiqué au niveau international. Guère de visibilité est donnée aux postures déformées et aux mouvements parasites. Place, majoritairement, aux corps bien contrôlés, efficaces et esthétisés”. Les athlètes exposés sont souvent présentés comme résilients et inspirants, héroïsés par leurs performances et le récit de leur parcours de vie, dont l’Arcom a montré qu’il occupait dans les médias une place bien plus grande que pour les valides, mais qui exclut notamment celles et ceux dont l’expression orale passe mal. Les Jeux paralympiques ont le mérite de révéler les capacités de personnes trop fréquemment discriminées et stigmatisées, mais pas la diversité des personnes vivant des situations de handicap ».
Nous ne sommes pas des héros
A cette partialité de la représentation de la diversité des handicaps, s’ajoute l’orientation du regard qui suscite parfois le malaise, évoquée dans le commentaire de Jean-Pierre Garel. Même mues par la bonne conscience et la meilleure volonté, l’héroïsation des athlètes (qui n’est pas toujours appréciée par ces derniers), la glorification de leur dépassement peuvent encore accentuer un peu plus l’isolement des personnes handicapées qui ne sautent pas à la perche et ne courent pas le cent mètre, instaurant une séparation culpabilisante entre ceux qui “sont allés au-delà de leur handicap” et les autres.
« Aux Paralympiques, la glorification de la performance, du courage, du dépassement de soi – autant de valeurs individuelles – peut contribuer à une dépolitisation du handicap », insiste sur France TV Info Anne Marcellini, professeur de sociologie du sport et de l'activité physique adaptée à l'université de Lausanne, en Suisse. ”Nous devrions être prudents en célébrant sans réserve les Jeux paralympiques, d'autant plus si l'amélioration des mentalités donne bonne conscience aux valides, sans contribuer aux changements plus vastes qui doivent survenir », avait également concluSpirit of 2012, structure chargée de prolonger l'héritage des Jeux de Londres.
La pitié dangereuse
Dans une vision légèrement décalée, mais qui rejoint cependant l’idée que les para-athlètes devraient d’abord être vus comme des athlètes, l’historien Nicolas Kirkitadze et blogueur, lui-même atteint de handicap écrit sur son blog hébergé par Mediapart : « L'esprit originel de ces Jeux était (...) de célébrer le dépassement de soi, encore plus exigeant physiquement pour un sportif handicapé que pour un athlète valide. Or, depuis peu, cette vision nietzschéenne a été peu à peu remplacée par une vision victimaire, commisérative (la vague woke que traverse notre société n'y est sans doute pas étrangère). Ce n'est plus le dépassement que l'on valorise, mais la vulnérabilité, voir un caractère revendicatif. Ce qui se reflète in fine sur l'esprit même de l'évènement et sa perception. En effet, pour le commun, ces Jeux servent davantage à faire preuve d'inclusivité bienveillante qu'à montrer qu'un handicapé peut être un sportif de haut niveau. L'esprit qui préside à ces Jeux dans l'opinion générale pourrait être résumé par une seule phrase ; il ne s'agit plus de dire "Regardez ce qu'ils peuvent faire malgré leur infirmité", mais plutôt : "Qu'ils fassent aussi leurs jeux afin de ne pas se sentir exclus". On compatit plus qu'on n'admire. (...) Plus que la commisération, l'injonction morale pose un problème de conscience plus important encore. La société occidentale moderne, aiguillonnée par un sentiment constant de culpabilité, pense pouvoir se racheter en prônant l'exact inverse de ce qu'elle a fait durant des siècles. Ainsi, si la société passée était fondée sur une vision exclusive (par le genre, l'ethnie, la classe sociale, etc.), la société moderne fait de l'inclusion son nouveau graal, quitte à tomber dans la caricature. Dès lors que des catégories baptisées du nom générique de "minorités" sont représentées, il émerge une forme d'injonction morale chez les faiseurs d'opinion (médias, associations, société civile) pour pousser les gens du commun à s'y intéresser, voire à considérer le désintérêt comme du rejet (ce qui, dans une société fondée sur l'inclusion, constitue une sorte de blasphème laïc) ».
Si la critique ne manque pas de piquant, Paris peut-être se différencie-t-il des Jeux Paralympiques précédents. En effet, l’une des raisons du succès de ces Jeux Paralympiques est le désir de beaucoup de prolonger la ferveur et la communion inattendues des Jeux Olympiques. Ici, il n’est plus question d’inclusion ou de changement de regard, de bonne conscience à pas cher, mais juste de continuer à être un peu “ensemble”, d’applaudir des concurrents portant un drapeau français. Voilà qui fait des para-athlètes des sportifs comme les autres, des prétextes pour des réunions festives et gentiment patriotiques. Une belle leçon d’inclusion ? Chacun jugera.
Collectif : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/08/27/les-jeux-paralympiques-doivent-faire-passer-un-message-essentiel-pour-l-inclusion-sportive-et-sociale_6296899_3232.html
Elisa Rojas : https://x.com/elisarojasm
https://auxmarchesdupalais.wordpress.com/2019/10/13/changer-le-regard-another-old-bullshit/
Jean-Pierre Garel : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/05/jeux-paralympiques-a-l-image-derangeante-du-handicap-mental-s-oppose-celle-de-parasportifs-avec-une-deficience-motrice-valorisee-par-les-medias_6304720_3232.html
Nicolas Kirkitadze: https://blogs.mediapart.fr/nicolas-kirkitadze/blog/280824/handicape-je-ne-regarderai-pas-les-jeux-paralympiques