« On est loin du modèle qui nous avait été annoncé, celui d'une assistance au suicide mettant en avant l'autonomie et la liberté du patient »
Paris – Trois semaines après que le Président de la République a présenté son projet de loi autorisant le suicide assisté et l’euthanasie, le Dr Ségolène Perruchio, chef du service de soins palliatifs du centre hospitalier Rives de Seine et vice-présidente de la société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) critique le projet présidentiel, dont elle considère qu’il est à maints égards « déconnecté » de la réalité.
Jim : On entend régulièrement que l’offre de soins palliatifs serait insuffisante en France. Quel est l’état de cette offre actuellement ? Comment ont évolué ces dernières années les disparités territoriales ?
Dr Ségolène Perruchio : L'offre de soins palliatifs a été évaluée par la Cour des comptes assez récemment. Nous avons des chiffres actualisés qui disent que 50% des patients qui devraient relever d'une prise en charge palliative ne peuvent pas y avoir accès (ou y ont accès, cela dépend comment on regarde la situation !). Ce sont des chiffres globaux qui montrent qu’il y a une insuffisance.
L’absence d’unité de soins palliatifs n’est pas l’absence de soins palliatifs
Effectivement, il y a en plus des disparités territoriales qui sont importantes. Un chiffre qui est beaucoup cité, c'est les 20 départements sans unité de soins palliatifs. C'est important de bien comprendre que ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'unité de soins palliatifs, qu'il n'y a pas de prise en charge palliative. Les soins palliatifs ne se font pas que dans les unités de soins palliatifs. Ils peuvent être prodigués par des équipes spécialisées, notamment par des équipes mobiles de soins palliatifs, à l'hôpital ou à domicile. Ils peuvent aussi être mis en oeuvre par des structures non spécialisées en soins palliatifs, les médecins traitants, tous les libéraux, et les HAD qui prennent en charge beaucoup de patients en soins palliatifs. C'est important de ne pas laisser croire qu'il n'y a pas du tout d'offre de soins palliatifs ou de prise en charge palliative dans ces départements. Néanmoins, il y a effectivement des grandes disparités territoriales. Donc, il y a encore beaucoup à faire.
Jim : Le projet de loi sur la fin de vie devrait comporter un plan décennal sur les soins palliatifs. Ce que l’on sait de ce plan vous parait-il à la hauteur des besoins en la matière ?
Dr Perruchio : Dans le projet de loi en lui-même, il y a surtout la création de futures maisons de vie ou maisons d'accompagnement. Les autres mesures évoquées relèvent plutôt du rapport qui a été présenté il y a déjà quelques mois. Nous attendons que ce rapport soit transformé en une vraie stratégie. On ne sait pas du coup exactement ce qu'il y aura dans cette stratégie. Néanmoins pour ce qui a été évoqué, c'est contrasté : il y a des bonnes choses et d’autres bien moins bonnes.
Un projet déconnecté du contexte scientifique international
Les bonnes choses, c'est notamment cette question des maisons de vie ou maisons d'accompagnement. Elles permettront de prendre en charge les patients qui ne nécessitent pas d'hospitalisation en unité de soins palliatifs, qui nécessitent des structures moins médicalisées, et qui, pour autant, ne peuvent pas rester à domicile.
D’autres sont bien moins positives, voire inquiétantes, notamment la disparition du mot soins palliatifs du projet des soins d'accompagnement, témoignant de l'incompréhension totale du gouvernement sur ce que sont les soins palliatifs actuellement, et déconnectant totalement la France de l'international. L’expression « soins palliatifs » est un terme international, avec une définition internationale, des publications internationales. Et dans le domaine scientifique, c'est important d'être en phase avec les autres.
Enfin, le chiffre annoncé du budget alloué à cette stratégie générale, qui est de 1 milliard sur la période des 10 ans, soit une augmentation de seulement 6%, par rapport au budget actuel alloué, est tout à fait insuffisant.
Des réunions de travail à géométrie variable
Jim : Dans le communiqué de la SFAP en réaction à l’interview du Président de la République dans La Croix et Libération, votre société indique n’avoir été que peu consultée sur l’élaboration de ce projet de loi. Quel contact avez-vous eu avec l’exécutif ces douze derniers mois et quel message auriez-vous voulu faire passer ?
Dr Perruchio : Il y a eu des réunions de travail dont la dernière a eu lieu en septembre 2023 avec un certain nombre de soignants et d'organisations soignantes. Je dis « réunions de travail » parce que le groupe n'a jamais été constitué, on n'a jamais su exactement qui en faisait partie. Il y avait à la fois des représentants des organisations professionnelles et des sociétés savantes, mais aussi des personnes venant à titre personnel, la composition de ce groupe variant d'une réunion à l'autre. Par ailleurs, il n’y a jamais vraiment eu de dialogue. Nous n'avons jamais eu aucune réponse à nos questions, notamment sur comment le gouvernement voulait envisager le projet de loi. Il n'y a jamais eu de co-construction comme Mme Firmin le Bodo l’affirmait pourtant à l’époque. Et de septembre à la publication du projet de loi, il n'y a plus du tout eu de contact, malgré des demandes et des sollicitations de la part de la SFAP.
Jim : Toujours dans ce communiqué, vous décrivez le modèle proposé par le chef de l’Etat comme « ultra-permissif ». En quoi ce texte va-t-il trop loin selon vous ?
Dr Perruchio : Je ne sais pas s’il va trop loin, ce qui est sûr c'est qu'il est effectivement très permissif. C'est un texte qui autorise le suicide assisté et l'exception d'euthanasie. Dans tous les pays qui autorisent les deux, c'est l'euthanasie qui prend le pas sur le suicide assisté extrêmement vite. Je crois qu'en Belgique c'est plus de 90% des patients qui demandent à être euthanasiés.
Qu’est-ce que le « moyen terme » en médecine ?
Le président de la République ne l'avait pas spécifié initialement dans son interview, mais depuis que le projet de loi est paru, on sait aussi que l’aide à mourir sera ouverte aux cas de souffrances physiques mais également psychologiques.
Il y a ensuite cette notion du « moyen terme » qui, pour nous en médecine, reste très énigmatique. Je suis bien incapable de définir d'abord ce qu’est le moyen terme et, quand bien même je saurais le définir, de savoir le prédire, de savoir si un patient va vivre plus ou moins de six mois. On va au-devant de grandes difficultés.
Par ailleurs, nous nous interrogeons sur l'implication possible des proches qui pourraient administrer le produit létal, une disposition qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde et qui pose pas mal de questions. On est loin du modèle qui nous avait été annoncé, celui d'une assistance au suicide mettant en avant l'autonomie et la liberté du patient.
Jim : Pensez-vous que le gouvernement veuille autoriser le suicide assisté pour ne pas avoir à prendre en charge les plus vulnérables ?
Dr Perruchio : Je ne pense pas que ce soit l'objectif du gouvernement de ne pas prendre en charge les plus vulnérables. Mais il est sûr que tous les patients qui rentreront dans les critères définis par le projet de loi vont avoir à se poser la question de savoir si recourir au suicide assisté ou être euthanasié ne serait pas la meilleure solution pour eux. Donc cela va avoir un impact majeur sur les plus vulnérables et c'est là-dessus qu'on alerte.
La relation de soins doit être préservée de l’aide à mourir
Jim : D’autres organisations médicales se sont montrées plus « ouvertes » sur la question de la fin de vie : le CNOM dit oui au suicide assisté mais pas à l’euthanasie, tandis que les Académie de médecine et de chirurgie défendent le modèle de l’Oregon. Que pensez-vous de ces prises de position ?
Dr Perruchio : La SFAP est une organisation de soignants. C’est à ce titre qu'elle parle. Il y a une demande de la société concernant l’aide à mourir. Ce à quoi la SFAP s'oppose, et c'est dit de manière très claire par le CNOM et par les Académies de médecine et de chirurgie, c'est que s'il y a une réponse qui doit être faite à cette demande, elle doit être faite en dehors du soin, elle ne doit pas être faite par des soignants, pour préserver la relation de soins.
Nous sommes tous les jours confrontés à des patients qui à certains moments disent « j'en ai marre », « je voudrais que ça s'arrête », « faites quelque chose » et qui après disent le contraire. S’ils peuvent exprimer cela c’est aussi parce qu'ils savent qu'on ne va pas les tuer. Si demain, à chaque fois que quelqu'un dit « j'en ai assez, il faut que ça s'arrête », on enclenche un processus de mort provoquée, ça va devenir compliqué de continuer à bien prendre en charge nos patients, de les écouter et de les accompagner.
La SFAP dit haut et fort non à l'euthanasie. Mais le suicide assisté, c'est autre chose. Une forme de suicide assisté qui ne serait pas du tout médicalisé (ou qui n’impliquerait que des soignants volontaires), qui serait en dehors de la relation de soins et du système de soins, c'est autre chose à propos de laquelle nous n'avons pas de légitimité pour débattre. Nous ne sommes pas législateurs.
Jim : Dans votre pratique quotidienne, que répondez-vous à vos patients qui expriment le désir que soit mis fin à leurs souffrances ou qui souhaitent se rendre à l’étranger pour un suicide assisté ou une euthanasie ?
Dr Perruchio : Des patients qui souhaitent se rendre à l'étranger pour un suicide assisté ou une euthanasie, je n'en ai jamais rencontré. On en parle beaucoup mais il y en a en réalité très peu. Il s’agit de quelques dizaines de patients par an qui vont en Suisse ou en Belgique.
La mort provoquée n’est pas la bonne réponse à la demande de soulagement des souffrances
Pour les patients qui expriment le désir que soit mis fin à leur souffrance, je leur réponds en les prenant en charge et en apaisant leur souffrance, c'est toute la définition des soins palliatifs. Et c'est bien ça que nous voulons défendre : que les patients qui souffrent, qui ont peur de souffrir et on ne peut que les comprendre, n’aient pas comme seule réponse la mort provoquée qui n’est pas à mon sens, la bonne réponse. Parce que nous pouvons faire autrement et nous savons le faire au quotidien. C'est pour ça qu'on se permet d'intervenir dans le débat. O n peut prendre en charge les patients, on peut soulager leur douleur, on peut les accompagner.
Jim : Que dites-vous à ceux qui considèrent que la loi Claeys-Leonetti ne peut pas répondre à toutes les situations de fin de vie ?
Dr Perruchio : Le cadre législatif, qui s’est construit progressivement depuis 1999 jusqu’à la loi Claeys-Leonetti de 2016, est parfaitement adapté pour accompagner les patients dans toutes les situations. Certes ça ne répond pas à la situation des patients qui veulent mourir ou qui veulent choisir le moment de leur mort. Mais le cadre législatif permet de prendre en charge tous les patients, de les soulager, de les accompagner, même s’il peut, dans la fin de vie, y avoir des moments plus difficiles que d'autres, et des souffrances existentielles, des inquiétudes qui ne peuvent pas être soulagées à 100%. En fin de vie comme dans la vie….
Jim : Selon les sondages, une grande majorité des Français est favorable à la légalisation d’une aide active à mourir. Ne pensez-vous pas qu’il faille réponde à cette demande de la société ? Comment votre position s’articule-t-elle avec la nécessité de respecter l’autodétermination de chacun ?
Dr Perruchio : Je n'ai pas de légitimité pour répondre à cette demande. Nous pouvons juste apporter des témoignages de ce qui se passe au quotidien dans nos services. Mais la nécessité de respecter l'autodétermination de chacun n'est qu'un des enjeux. On parle beaucoup de la liberté de chacun, la liberté est évidemment une valeur qui est importante. Néanmoins, quand on fait intervenir un tiers, que ce tiers soit un soignant ou un proche ou tout autre personne, on n'est plus seulement dans une question de liberté individuelle.
La vraie fraternité est celle des soignants qui exercent leur métier dans conditions très difficiles
Jim : Le Président de la République a donc tort de parler d’une « loi de fraternité » ?
Dr Perruchio : Oui. Je pense que la fraternité c'est ce que font les équipes soignantes et les bénévoles au quotidien auprès des patients dans des situations parfois difficiles, on sait à quel point l'hôpital est en crise actuellement. Je pense aux soignants des Ehpad qui font un métier extrêmement difficile avec très peu de moyens La fraternité elle est là, il ne faut pas usurper les mots.
Le volontariat et la formation des personnes impliquées sont indispensables
Jim : Qu’attendez-vous des futurs débats au Parlement ? Quels « garde-fous » vous paraissent indispensables pour éviter que la loi sur l’aide active à mourir n’aille trop loin ? Espérez-vous une clause de conscience spécifique comme pour l’avortement ?
Dr Perruchio : La première chose que j’attends des futurs débats au Parlement c'est qu'ils soient le plus juste possible, qu'on ne soit pas dans des considérations ou des manœuvres politiciennes mais qu'on puisse essayer de toucher du doigt au Parlement les vrais enjeux de cette loi.
Si on part du projet de loi tel qu'il est actuellement, plusieurs points paraissent extrêmement problématiques. Pour moi, la question n'est pas d’avoir une clause de conscience. La question est plutôt celle du volontariat nécessaire des personnes impliquées dans le processus : du début à la fin. Il faut que les personnes qui interviendront dans les procédures d’aide au suicide soient formées, soient soutenues. Cela me paraît extrêmement important.
Délai de deux jours pour changer d’avis : totalement déconnecté de la réalité
Il y a aussi la question du délai de deux jours pour changer d'avis. On est totalement déconnecté de la réalité, des ambivalences des patients sur ce sujet. Nous sommes là pour en témoigner, en deux jours, on ne soulage pas quelqu'un, on n'est pas sûr que sa volonté soit pérenne.
En tout cas, la SFAP se tient à la disposition de tous les parlementaires et de tous ceux qui souhaitent échanger. De sa place très particulière aux côtés des patients en fin de vie, elle a des choses à apporter, des messages à faire passer.
Tout ça est assez incompatible avec le temps médiatique. Venir au contact d'une équipe de soins palliatifs, venir dans une unité de soins palliatifs, ça permettrait aux parlementaires de comprendre et de toucher du doigt les choses. Et quand on voit la méconnaissance et l'incompréhension de ce qu'est notre métier et notre quotidien dans l'accompagnement des personnes, on se dit que ce serait bien que tous les députés et tous les sénateurs puissent faire ça.
Un tiers des médecins pourraient faire jouer leur clause de conscience
Jim : Si, et c’est le cas le plus probable, l’aide active à mourir venait à être légalisée en France, comment adapterez-vous votre activité à cette nouvelle législation ?
Dr Perruchio : C'est une question qui est compliquée. La SFAP avait fait une première consultation sur le sujet dont les résultats avaient été présentés lors de notre congrès. Nous en avons réalisé une nouvelle dont les conclusions seront prochainement publiées. Les chiffres n'ont pas tellement bougé. Chez les médecins, entre 20 à 25 % se disent prêts à démissionner. Presque un tiers disent par ailleurs qu'ils feraient jouer leur clause de conscience. Un certain nombre affirment qu'ils l'intégreraient dans leurs pratiques, tout en refusant de pratiquer eux même tout geste létal. Et surtout beaucoup qui répondent qu’ils ne savent pas. Donc il y a beaucoup d'inquiétudes, beaucoup de questionnements. La volonté de la SFAP est, si le projet de loi est voté, de pouvoir continuer à accompagner nos patients et leurs proches, continuer à faire notre métier le mieux possible.
Propos recueillis par Quentin Haroche