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Michel Barnier parviendra-t-il à réconcilier hospitaliers et libéraux ?

Paris – En choisissant de se rendre à l’hôpital Necker pour sa première sortie en tant que Premier ministre, Michel Barnier a sans doute voulu donner au secteur de la santé des gages de sa prise de conscience marquée des enjeux considérables qui le concernent. Cependant, habilement elliptiques, ses premiers mots n’ont guère permis de déterminer ses ambitions. Néanmoins, ses allusions quant à la nécessité d’une meilleure maîtrise budgétaire ont déjà fait tiquer. Sans nuance, le Syndicat national des personnels infirmiers (SNPI) a ainsi considéré que « Barnier veut achever l’hôpital ».

« Les soignants appellent à l’aide. Au lieu de les écouter, le nouveau Premier Ministre parle de réorganiser et d’économiser. (…) Nos hôpitaux traversent une crise sans précédent. Les soignants sont à bout de souffle, les services débordés. Pourtant, la réponse politique semble déconnectée de cette réalité. (…) Là où les soignants attendent des renforts, on leur parle de rationalisation. Le constat est pourtant clair : l’hôpital manque cruellement de bras, et chaque jour, des patients pâtissent de cette pénurie » s’indigne ainsi l’organisation. 

Mais où les effectifs baissent-ils le plus ? 

Le leitmotiv d’un hôpital en souffrance est largement partagé. Les messages de professionnels de santé allant dans ce sens abondent sur les réseaux sociaux, tandis que la Fédération hospitalière de France (FHF) lors de sa conférence de rentrée n’a pas dit autre chose, évoquant les difficultés rencontrées cet été ou encore les déficits qui s’accumulent. Pourtant certains plaident pour plus de nuance.

D’abord, du côté des libéraux, on invite (et notamment le Premier ministre) à méditer quelques chiffres. Ainsi, le président de la Confédération des syndicats médicaux français (CMSF), Franck Devulder, en réponse à la FHF a détaillé cette semaine : « le nombre des praticiens hospitaliers a progressé de 10,8% entre 2012 et 2022 (chiffre CNG) ; dans le même temps, le nombre de médecins libéraux en activité régulière a chuté entre 2010 et 2023 : - 31,3% en rhumatologie, - 21,4% en ORL, - 15,7% en ophtalmologie, - 16,9% en médecine générale (données du CNOM). La hausse des effectifs salariés du secteur public hospitalier est de 2,7% entre 2018 et 2021 (+0,6% pour les seuls infirmiers). Malgré cela, les difficultés de fonctionnement se sont accrues en raison de contraintes de recrutement sur certaines fonctions, de l'augmentation du taux d’absentéisme et de la réticence croissante des personnels à assurer des gardes de nuit ou de week-ends au regard des conséquences sur leur vie privée (Cour des Comptes) » assène l’organisation représentative. 

Contraste entre un hôpital olympique et un discours catastrophiste

Si bien sûr, ils ne reprendraient probablement nullement à leur compte ces chiffres contre-intuitifs (au regard des discours récurrents), les professeurs François Crémieux, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et Jean-Luc Jouve, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, regrettaient aussi dans une tribune publiée dans le Monde la semaine dernière le manque de nuance dans l’appréciation de la situation de l’hôpital public. Ils écrivaient ainsi : « Avant que les Jeux ne referment la trêve politique et que reprennent les débats d’avant, osons un premier bilan pour l’hôpital public. A Paris et à Marseille, où eurent lieu les épreuves de voile et de football, et dans toutes les villes d’accueil, les équipes des hôpitaux publics ne sont montées sur aucun podium. Elles méritent pourtant une très grande reconnaissance. Elles ont d’abord fait ce qui s’est vu de tous, accueillir tous les patients au cœur de l’été, touristes compris, dans les meilleures conditions. (…) Les équipes hospitalières ont aussi assuré une prise en charge exemplaire de la famille olympique, athlètes et membres des délégations venues du monde entier. Elles ont contribué à donner l’image d’un pays moderne, doté d’un système de santé efficace, doué d’une très grande expertise médicale et porteur des belles valeurs d’ouverture et d’accueil du service public « à la française ». (…) Mais après ces Jeux, nous sommes une fois encore saisis par le contraste entre l’excellence de nos hôpitaux publics, les louanges habituellement entendues des malades et cette fois des organisateurs des Jeux à Marseille et ces discours récurrents d’un hôpital public au bord du gouffre. S’il est exact que certains hôpitaux publics manquent par exemple de médecins pour assurer les gardes, la mécanique à la fois politique et médiatique transforme toute difficulté, majeure ou minime dans telle région ou dans telle autre, en une généralité qui emporte trop souvent l’hôpital public dans son ensemble. Ainsi naissent des avis sans discernement ni nuance sur l’hôpital public, pour aller jusqu’à théoriser la faillite de notre système de santé. (…) Si persiste depuis des années cette dramaturgie autour des difficultés de l’hôpital public, c’est aussi qu’elle fait converger les discours des défenseurs de l’hôpital public et de ses détracteurs. Les premiers en usent pour mobiliser l’opinion publique et avec un succès indéniable construire le rapport de force avec les décideurs politiques afin d’obtenir plus de moyens financiers pour l’hôpital. Les seconds surfent sur cette faillite supposée de notre service public hospitalier pour porter un modèle alternatif, éloigné des idées fondatrices de notre modèle social », remarquent les deux auteurs. 

Au Nord, c’était l’excellence… 

Au-delà de cette analyse sur la tentation facile de la dramatisation qui peut s’appliquer à de nombreux autres sujets, pas question néanmoins de nier les difficultés que rencontrent les hôpitaux publics et au-delà notre système de santé et les services publics. « Notre système hospitalier public reste pourtant fragile et mérite, comme les services publics de la sécurité, de l’éducation ou de la culture, des politiques publiques ambitieuses et protectrices », écrivent les deux praticiens.

Agir, certes, mais comment ? Michel Barnier constatera qu’il est régulièrement incité à s’inspirer des modèles nordiques. Ainsi, Franck Devulder observe : « Les danois ont su mener avec ambition et courage une politique de santé qui leur a permis d’améliorer l’accès aux soins ». Mais pour le professeur Guy Vallancien, c’est plutôt la Suède qu’il faudrait prendre en exemple. « « La Suède, autrement mieux organisée, ne met à la disposition de sa population que 2,1 lits d'hôpitaux pour 1 000 habitants quand la France en aligne 5,8 pour 1 000, quasi trois fois plus. Résultat ? L'espérance de vie en bonne santé des Suédois est de 72 ans, contre 65 chez les Gaulois réfractaires ! » a-t-il récemment cinglé dans une tribune publiée dans les Echos. 

Comment feraient les Français sans nous (et pas les autres) ? 

Mais au-delà de ces références classiques à l’excellence des pays du Nord (dont les modèles sont cependant difficiles à reproduire en France), c’est - même s’ils s’en défendent en prônant toujours in fine « une étroite collaboration entre public et privé » - à faire un choix entre la ville et l’hôpital que certains commentateurs semblent pousser le nouveau Premier ministre et son futur ministre de la santé. Ainsi, prolongeant une guerre déjà ancienne, en cette période d’incertitude tout se passe comme si pour aider le gouvernement à orienter sa politique, chacun voulait se montrer tout à la fois comme le plus méritant et le plus à défendre. Ainsi, François Crémieux et Jean-Luc Jouve constatent l’air de rien : « En toutes circonstances, les hôpitaux publics de notre pays restent le recours de nos concitoyens pour presque tout : les urgences, la pédiatrie, les maladies rares ou les cancers. Si chaque été la France ne se transforme pas en désert médical, c’est bien souvent que les équipes des hôpitaux assurent la permanence », taclent-ils implicitement, sans (pour une fois) citer la médecine libérale, que Jean-Luc Jouve n’aura néanmoins pas épargné en cette fin d’été.

Mais la petite musique de « comment feraient-ils sans nous » était également reprise ce 11 septembre par SOS Médecins Bordeaux, résumant ainsi son été : « Dans un contexte où de nombreux services d’urgence ont dû fermer sur la période de Juillet/Août en raison d’une pénurie de soignants, notre association de médecins libéraux a une fois de plus su faire face 24h/24 et 7j/7, même durant les week-end et jours fériés. Nous sommes fiers d’avoir su proposer à plus de 50 000 patients une réponse à leur demande de soins urgents non programmés. Cela témoigne de l’ancrage profond de notre structure dans les habitudes des Girondins (…). Une question demeure : comment ces 50 000 patients auraient-ils pu être pris en charge si nous n’avions pas été là ? ». 

Des attaques rituelles

Parallèlement à ces joutes à fleurets-mouchetés, les attaques, ont, on l’a dit, pu être plus frontales. Ainsi, Jean-Luc Jouve aura-t-il provoqué la réponse cinglante de l’Ordre des médecins après avoir affirmé que « le vrai fond du problème, c’est qu’il n’y a pas de participation de la médecine libérale et des cliniques privées à la permanence de soins ». Le président du Conseil national de l’Ordre des médecins, François Arnault, a dénoncé ces « propos inexacts » en se référant au dernier rapport de son institution sur la permanence de soins. « Ce rapport, fondé sur des données collectées en 2023, indique qu’aux horaires de PDSA, les territoires sont couverts à 97% durant les week-ends et jours fériés, à 96% en soirée, et à 27% en nuit profonde, des chiffres en progression par rapport à 2022 (…). Bien que des marges de progression existent, affirmer qu'il n'y a 'pas de participation de la médecine libérale et des cliniques privées à la permanence des soins' est une assertion inexacte, qui risque de renforcer la défiance à l’égard du corps médical dans son ensemble », écrit-il. Cette semaine, nouvelle joute provoquée par le Professeur Vallancien qui dans une de ses énièmes propositions pour sauver le système de santé a tancé : « La médecine libérale, telle que la défendent certains syndicats, agonise. La jeune génération de médecins préfère majoritairement le salariat ou la rémunération au forfait horaire et à la capitation plutôt qu'à l'acte », avant d’asséner : « La liberté d'installation doit disparaître comme c'est déjà le cas pour les pharmaciens et les infirmiers, permettant un maillage territorial adapté à l'importance de la population ».

L’Union française pour une médecine libre (UFMLa vivement réagi en affirmant qu’elle défendrait toujours les principes fondateurs de la médecine libérale : « la liberté d'exercice, de prescription et le paiement à l'acte des médecins sont les trois piliers d'une médecine libérale indépendante et préservant la stricte relation médecin-patient », insiste-t-elle avant d’ironiser : « M. le professeur Vallancien, né en 1946, qui a pu connaître des remplacements durant ses jeunes années d’internat des années 1970, doit avoir un vague souvenir de l’exercice libéral ». 

Sempiternel mépris

Habituelles, ces passes d’arme n’en révèlent pas moins les tensions qui demeurent entre hospitaliers et libéraux. Bien sûr, beaucoup assurent que sur le terrain, la collaboration quotidienne tranche avec l’image créé par ces conflits jetés sur la place publique. Pourtant, quelques témoignages suggèrent que le « mépris » n’est pas que de papier. Ainsi, sur le site d’Egora, racontant une expérience récente difficile où il est apparu que le régulateur des urgences attendait de lui une prise en charge à domicile, sans tenir compte de l’état de la patiente et de son diagnostic, le docteur Pierre Francès conclut : « Cet exemple nous montre (…) le mépris de certains hospitaliers qui ne connaissent pas, ou ne veulent pas comprendre, les difficultés rencontrées par les libéraux qui se lèvent très tôt, et se couchent très tard (la plupart œuvrent plus de 50 heures/ semaine) ».

Il déplore par ailleurs « le mythe du praticien libéral désinvolte » régulièrement alimenté par les médias. Ce terme de « mépris » est également celui utilisé par le praticien à l’origine du compte « Vie de carabin » qui réagissant aux sorties de Jean-Luc Jouve résume lapidaire (oubliant cependant que Jean-Luc Jouve n’est pas parisien mais marseillais) : « C’est assez classique. Les médecins parisiens méprisent les médecins des gros centres de province. Les médecins des gros centres de province méprisent les petits centres périphériques. Et globalement tout le monde méprise les libéraux ». 

Un diagnostic complexe tant certaines images sont parasites

Il est peu probable que Michel Barnier parvienne à mettre fin à ces ancestrales querelles. Cependant, l’équilibre entre ville et hôpital pourrait probablement constituer un axe pertinent pour amorcer une réforme plus efficace que toutes les précédentes. Ici, alors, la justesse du diagnostic sera essentielle, et on vient de le voir il sera ardu, tant les analyses se contredisent. Spécialiste de la radiographie des situations complexes, le radiologue pédiatrique Guillaume Gorincour tente de l’aider en insistant : « Monsieur le premier ministre, si vous souhaitez mettre la santé publique en enjeu prioritaire, confrontez les chiffres de la FHF, de l’ATIH, de la DREES et de la FHP et constatez que 60/65 % des patients sont pris en charge par les médecins libéraux et les cliniques privées et écoutez bien tout le monde, au risque sinon de ne pas avoir le bon diagnostic. Par exemple, le système privé participe bien sûr à la PDS, de manière variable bien sûr, selon les territoires. Les systèmes hospitaliers et privés sont complémentaires et doivent être traités de la même manière. Cela n’a pas toujours été le cas de vos prédécesseurs, ce qui explique sans doute particulièrement leur échec à faire la profonde réforme nécessaire ». De son côté, François Arnault considère : « Il est nécessaire de montrer aux patients que secteurs public et privé sont prêts à travailler ensemble et à mettre leurs moyens en commun pour assurer la permanence des soins sur le territoire. Rejeter la faute sur l'un de modes d'exercice ne favorise pas la coopération. » Face à la complexité des enjeux, Michel Barnier regrettera-t-il bientôt de ne pas avoir consacré sa première visite à un commissariat, comme son jeune prédécesseur l’avait fait avant lui. L’avenir le lui dira. 

On relira : 

Le communiqué du SNPI : https://www.syndicat-infirmier.com/D-autres-economies-alors-que-l-hopital-est-deja-asphyxie.html

Franck Devulder : https://www.csmf.org/lettre/la-lettre-de-la-conf-du-9-septembre/

François Crémieux et Jean-Luc Jouve : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/05/les-hopitaux-publics-ont-accueilli-tous-les-patients-au-c-ur-de-l-ete-touristes-compris-dans-les-meilleures-conditions_6304632_3232.html

Guy Vallancien : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/en-finir-avec-limmobilisme-du-systeme-de-sante-2117249

SOS Médecins Bordeaux : https://x.com/SOSBordeaux/status/1833959118857798049

François Arnault : https://x.com/ordre_medecins/status/1833046522889478229

L’UFML : https://www.ufml-syndicat.org/reponse-aux-propos-du-professeur-guy-vallancien-communique-de-presse-du-10-septembre-2024/

Pierre Francès : https://www.egora.fr/debats/courriers-des-lecteurs/urgences-saturees-la-riposte-dun-medecin-generaliste-face-au-mepris

Vie de Carabin : https://x.com/viedecarabin

Guillaume Gorincour : https://x.com/gorincour/status/1832796899520233533https://x.com/ChartierJeanPhi/status/1833840481635045628

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